Concordia University Institute for Canadian Jewish Studies

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Table of Contents

Key Words & Abstract

Memoir



Alexandre Citrome

50 ans de ma vie

Avant de commencer l'histoire de ma vie, j'aimerais faire conna�tre la famille dont je suis issu. N�anmoins, mes donn�es sont assez fragmentaires, car je ne puis que faire r�f�rence � ma m�moire, � mes souvenirs les plus anciens. Ainsi, par exemple, les conversations que j'avais eues dans le temps avec mes grands parents et surtout avec ma m�re, avec qui nos sujets favoris �taient la famille, particuli�rement dans les derni�res ann�es de sa vie.

Mon grand-p�re paternel �tait n� vers 1840, quelque part en Transylvanie, probablement dans le d�partement de Bihar en Autriche-Hongrie. D'apr�s son nom de famille CZITROM, pr�nom Ignac, ses anc�tres devaient �tre arriv�s depuis assez longtemps en terre hongroise. Lui m�me �tait une de ces rares personnes juives qui, � son �poque, parlait, lisait et �crivait le Hongrois correctement. Il avait pratiqu� des m�tiers bien divers, mais c'�tait la boulangerie, qu'il avait exerc� depuis longtemps, pour assurer sa subsistance. �tant donn� qu'� cette �poque la boulangerie ne n�cessitait pas de hautes connaissances, il �tait relativement facile de r�ussir dans la profession. Je n'ai pas eu la chance de conna�tre ma grand-m�re, car elle �tait d�c�d�e peu apr�s ma naissance. De leur mariage naquirent huit enfants, cinq gar�ons et trois filles, mon p�re �tant le cinqui�me. Il �tait n� le 28 janvier 1882 � Erdengekg, d�partement de Bihar. Aux environs de 1892, toute la famille avait �lu domicile � Debrecen, en plein cœur de la plaine hongroise.

En ce qui concerne l'�mancipation des Juifs sous la monarchie austro-hongroise en 1867, la situation socio-politique devenait assez favorable pour que quelqu'un de tenace puisse r�ussir dans n'importe quelle branche. Ainsi mon p�re, qui avait �t� durant toute sa vie un homme extr�mement laborieux et infatigable, avait r�ussi relativement en un tr�s court laps de temps � devenir son propre ma�tre, et � l'�ge de 18 ans (premi�re ann�e du XXe si�cle) il poss�dait d�j� sa boulangerie. Comme on a coutume de le dire : il avait devant lui un bel avenir.

Du c�t� maternel, je n'ai pas eu non plus la chance de conna�tre mon grand-p�re, �tant d�c�d� peu avant ma naissance, assez jeune � peine la cinquantaine. Il �tait n� autour de 1860-1862 � Vyirbrodasz, � 40 km de Debrecen. D'apr�s son nom de famille PAVEL, pr�nom Peter, ses anc�tres devaient �tre originaires de Russie, vers la fronti�re polonaise, d'o� � l'occasion de quelque pogrome tsariste, ils ont pu se r�fugier en Hongrie. C'�tait un petit propri�taire terrien, peu de terre, beaucoup de mis�re, qui pour joindre les deux bouts, s'occupait occasionnellement de la vente et de l'achat de b�tail.

Par contre, ma grand-m�re (ma grand-m�re maternelle) je l'ai bien connue, car une fois veuve elle demeura chez mes parents, la plupart du temps en tant qu'invit�e tr�s appr�ci�e. Mes grands-parents maternels avaient eu sept enfants, quatre filles et trois gar�ons, ma m�re �tant la deuxi�me enfant. Elle �tait n�e le 7 janvier 1888 � Vyirbrodasz. Je dois maintenant relater un �pisode tr�s important de la vie de ma m�re, une histoire qui aura une importance primordiale aussi bien dans sa vie propre que dans la vie extraordinaire de la future famille Czitrom.

Elle avait � peine dix ans, quand le hasard et sa destin�e l'am�neront jusqu'aux �tats-Unis. C'est une histoire assez compliqu�e qu'au fil des ann�es se roman�ait, �paississait, mais je vais essayer de m'approcher le plus possible de la r�alit� :

Dans le village de ma m�re vivait une famille juive, probablement une parent� lointaine, dont une des nombreuses filles avait �pous�e un jeune homme, qui faute de trouver un travail � sa mesure dans le pays, �migra aux �tats-Unis seul. Quand il a voulu faire venir sa femme, elle a eu besoin de quelqu'un pour l'accompagner sur le bateau. Apr�s conciliabule avec mes grands-parents, ils ont estim� que ma m�re �tait la personne la plus qualifi�e pour cette t�che. Malgr� son jeune �ge (10 ans), elle �tait une jeune fille tr�s s�rieuse, bien d�velopp�e, aussi bien physiquement que moralement, n'ayant encore aucune attache, trop jeune pour le mariage, mais tr�s raisonnable pour chaperonner, accompagner, surveiller et m�me prot�ger. Certainement, cette jeune femme ne devait pas �tre tr�s d�gourdie. De toutes fa�ons, ma m�re d�barquait � New York en 1898 en tant que chaperonne. L�, l'histoire tombe dans une obscurit� totale. Pour quelle raison ma m�re a-t-elle d� rester � New York? Pourquoi n'est-elle pas retourn�e et sans d�lai en Hongrie? Je n'ai jamais r�ussi � r�soudre cette �nigme. Il para�t qu'une famille new-yorkaise a eu un coup de foudre pour cette s�rieuse, jolie et intelligente petite hongroise, et l'avait adopt�e. Probablement aussi cette jeune fille avait d� �tre �blouie par le Nouveau Monde et finalement elle y est rest�e pendant six ann�es. En ce temps-l�, on prenait le temps de vivre et rien n'�tait bouscul�. Naturellement, les parents adoptifs ont pris en main son �ducation � tel point qu'elle avait presque totalement oubli� sa langue maternelle.

Vers 1904 mon grand-p�re tomba malade et le retour de ma m�re devenait imp�ratif. Ainsi par un beau jour d'�t� 1904, une ravissante jeune fille de 17 ans, avec de bonnes mani�res, tr�s distingu�e, arriva comme en visite � Vyirbrodasz, laquelle visite dura jusqu'au mois de f�vrier 1940, en passant pas Debrecen et finalement Paris.

Debrecen � peine 40 km de distance, une rencontre par hasard � un mariage, coup de foudre, fian�ailles tr�s courtes, noces. Miss Paula et M. Adolf Czitrom, ma�tre boulanger, se mari�rent le 6 juin 1905. De ce mariage naquirent six enfants : dans l'ordre, Lenhe 1906, Baudi 1908, Ibolya 1910, Magda 1913, Sandoz 1915 et Emma 1918. Ainsi je suis n� le cinqui�me enfant, le 30 novembre 1915 � Debrecen, 39 rue Mester, pour le plus grand bonheur de la famille, et les caprices du destin. Depuis plus d'un an d�j�, la guerre faisait ses ravages partout dans le monde. Malgr� des difficult�s occasionnelles, je ne manquais de rien. �tant donn� que la boulangerie nous procurait du pain, avec le troc on pouvait obtenir pas mal de choses.

Concernant ma prime jeunesse, je n'ai pas beaucoup de souvenirs, except� ceux que j'ai entendus au fil des ann�es racont� dans la famille. Selon ces bavardages, je devais �tre un enfant assez turbulent, aimant grimper sur les toits, me cacher dans les greniers �tait mon jeu favori. � l'occasion d'un tel jeu, j'avais failli y laisser ma peau. - J'avais � peu pr�s quatre ou cinq ans, quand par un bel apr�s-midi d'un �t� particuli�rement chaud, un vendredi (je me souviens parfaitement de cette date fatidique) j'envisageais d'approfondir l'art de grimper sur un arbre. Ne poss�dant pas d'arbre dans notre cour, j'essayais la technique dans l'�table sur un poteau bien rabot�, faisant partie d'un r�servoir. Je m'�tais ramass� dans des conditions lamentables, mais n'osant rien dire � personne de peur d'�tre r�primand�, je m'�tais r�fugi� dans la salle � manger o� sur le divan, je me tint accroupi dans le silence et la souffrance. Entre temps, ma m�re qui avait pr�par� le bain habituel du vendredi, me cherchait partout dans la cour, dans la rue, finalement elle me retrouva, toujours accroupi dans un �tat lamentable. En quelques mots je racontai mon histoire et ma m�re, avec une pr�sence d'esprit exceptionnelle me trempa dans l'eau, devenue froide, de la baignoire. Gr�ce � ce r�flexe extraordinaire, l'h�morragie interne stoppa net. J'�tais rest� malade pendant plusieurs semaines, avec une d�chirure de l'estomac et une inflammation du p�ritoine. Mais un enfant �tant plus fort qu'un bœuf, je m'�tais r�tabli tout en gardant certaines s�quelles de cette aventure, j'ai toujours eu un p�ritoine tr�s sensible. Apr�s cet accident, j'�tais devenu beaucoup plus calme, plut�t timide, renferm� et tel sera mon caract�re pendant bien des ann�es.

J'avais termin� mes premi�res ann�es scolaires avec une assez bonne moyenne, sans �tre ni le premier, ni le dernier de la classe. Mon p�re ne s'occupait gu�re de notre �ducation, c'�tait ma m�re, qui ayant v�cu dans le nouveau monde , ne voyait l'avenir de ses enfants qu'avec une �ducation et instruction appropri�es. Ainsi selon le vif d�sir de ma m�re, aussi de ma sœur a�n�e Lenhe, on m'avait fait inscrire en premi�re ann�e du Lyc�e juif de Debrecen, qui n'existait seulement que depuis quatre ans.

Les r�sultats de mes premi�res ann�es furent assez faibles, quoique je n'ai pas eu � redoubler de classe. Il fallait bien de la constance pour tenir dans une �cole, comme celle que je fr�quentais. C'�tait pourtant un bon �tablissement, mais la direction et sa ligne de pens�e �taient sujet � caution. Nous �tions vers les ann�es 25-30, la situation politico-sociale dans une Hongrie fra�chement sortie ind�pendante d'une monarchie d�test�e, exigeait un bouc �missaire et elle venait de la trouver dans sa minorit� juive. L'antis�mitisme battait son plein, donc pour l'�cole, la direction � prendre exigeait de la part de ses dirigeants beaucoup de doigt�. Pour m�nager la ch�vre et le chou, ils adopt�rent le slogan � citoyen hongrois de religion juive �. Ils avaient tout simplement supprim� l'identit� d'un peuple, le ravalant � une simple religion. Dans le m�me temps, nos �ducateurs juifs nous enseignaient comment devenir de bons Hongrois plus patriotes que les patriotes, plus papistes que le pape.

Nous verrons plus tard dans les ann�es 30 et 40 combien ce syst�me d'�ducation aggravera les malheurs et les souffrances de ces centaines de milliers de Juifs hongrois, d�port�s, assassin�s, br�l�s, pendant les ann�es hitl�riennes, toute la conscience de l'identit� juive. Mais je laisse � d'autres plus qualifi�s que moi le soin de faire ce proc�s, d'autant que mon ambition est simplement de raconter ma vie. Je continue donc mon r�cit personnel.

� la fin de la quatri�me ann�e de mes �tudes au Lyc�e, ann�e qui �tait une esp�ce de carrefour dans le cycle de notre scolarit�, je m’�tais mis s�rieusement au travail, afin de sortir de cette m�diocrit� o� je m'�tais enfonc�. Pour en sortir, il m'a fallu travailler comme un forcen�, car une autre caract�ristique de cette fameuse �cole �tait la discrimination sociale dans la communaut� juive. Je m'explique : tout en bas de l'�chelle sociale se trouvaient les ouvriers, y compris les artisans, ensuite venaient les commer�ants, puis au sommet les professions lib�rales.

�tant le fils d'un simple boulanger, j'�tais un peu consid�r� comme un intrus, il m'a donc fallu doubler et m�me tripler mes efforts pour surmonter ce handicap. Finalement � la fin de ma cinqui�me ann�e j'ai r�ussi � am�liorer mon classement de fa�on consid�rable et finir parmi les quinze premiers (nous �tions 52 en classe). J'ai pu maintenir ce classement jusqu'au baccalaur�at, que j'obtins � l'�ge de 17 ans et demie, avec la mention bien en option sciences. Ce fut une v�ritable promesse de ma part, dont j'ai �t�, et suis encore, tr�s fier. J'�tais le deuxi�me bachelier de toute la famille Czitrom-Pavel!

Quand je me replonge dans mon pass�, je me revois jeune adolescent d'� peine 14 ans, par une merveilleuse journ�e de juin, mon calot d'�tudiant � la main dans la boutique de Mr. Kulcsar (sp�cialiste de v�tements d'uniforme), marchander le prix d'un changement �ventuel du galon argent de mon calot, contre galon dor�, qui concr�tisait mon appartenance au grade sup�rieur, ou plut�t aux grades sup�rieurs de l'�cole. J'avais termin� la quatri�me ann�e avec succ�s, j'avais donc eu droit au galon dor� sur mon calot, forme de distinction � l'�chelle de la vie estudiantine. Quoique mes notes de cette 4e ann�e n'aient pas �t� des meilleures (j'�tais pass� tout juste), je m'�tais fait la promesse formelle de bien travailler dans les ann�es � venir et de surprendre tout le monde par un r�sultat hors pair, bien s�r il m'avait fallu travailler, redoubler mon ardeur et mes efforts, mais j'avais tenu parole.

J'avais aussi � cette m�me �poque choisi ma future profession : j'allais devenir m�decin, mais pas n'importe lequel! J'irai sur les traces du Dr Schweitzer! Je me voyais d�j� quelque part dans les brousses africaines, gu�rissant tous les malades et toutes les maladies du Tiers-Monde.

Nous �tions en 1929, peu apr�s la grande trag�die qui avait frapp� notre famille : la mort de ma sœur a�n�e Lenhe, 22 ans, emport�e par le T.B.C. apr�s deux ann�es de souffrances. Cette maladie � cette �poque causait beaucoup de ravages parmi les adolescents de la guerre 14-18. Cela s'�tait pass� le 28 ao�t 1928 un samedi au cr�puscule. Nous habitions au 39 rue Csapo, une grande et tr�s belle demeure, qui �tait de loin la plus belle de toutes celles o� j'ai jamais v�cu en Hongrie. Mes parents l'avaient achet�e en 1926 aux h�ritiers d'une famille de la haute bourgeoisie militaire. Mon p�re avec beaucoup de talent avait r�ussi � l'am�nager et la transformer en une maison industrielle.

Je vois encore la longue cour d'une trentaine de m�tres, d'un c�t� la fabrication, tout au fond la boulangerie et vis � vis plein de parterres de fleurs, toutes plus belle les unes que les autres, de magnifiques buissons - en somme un vrai petit paradis. Du beau milieu de la cour une esp�ce de tonnelle d'environ 3 m�tres de diam�tre. En son milieu une table octogonale et au centre de cette table un arbre - je crois que c'�tait un tilleul - distillait son ombre rafra�chissante durant les longues journ�es suffocantes des �t�s hongrois. C'�tait l'�poque o� la fortune de mon p�re se trouvait � son z�nith - on le disait riche. La boulangerie fonctionnait sans arr�t sur trois fours, avec une dizaine d'ouvriers et �tait devenu subitement une affaire de premier ordre, au point que mon p�re avait compt� quelque temps (une dur�e assez courte) parmi les plus importants contribuables, et il avait donc �t� automatiquement d�sign� pour devenir conseiller municipal.

Pour ma part, j'�tais tr�s content de mon sort, et je me pr�parais � passer de tr�s bonnes vacances. En ce qui concerne mon caract�re � cet �ge l�, j'avais conserv� une nature plut�t renferm�e, r�veuse; j'�tais surtout un grand enfant qui aimait se retrouver dans le monde merveilleux des contes de Grimm et Andersen. J'avais pourtant bien quelques amis parmi mes camarades de classe, surtout un. � l'�ge de dix ans, en premi�re ann�e de Lyc�e, nous nous �tions jur� une amiti� �ternelle, pour la bonne raison que nous �tions n� exactement le m�me jour, dans la m�me ann�e, dans la m�me ville. Nous �tions m�me venus en ce bas monde avec l'aide de la m�me sage-femme, � deux heures de diff�rence. Pour nous c'�tait une marque du destin, et cette amiti� malgr� toutes les p�rip�ties de la guerre 39-45, ainsi que notre juda�sme v�cu, tint toujours plus fort que jamais, malgr� les milliers de milles qui nous s�parent, lui en Australie, moi au Canada.

En dehors des quelques amis de classe, je me sentais tr�s bien dans la compagnie des apprentis boulangers de mon p�re. La plupart avait mon �ge, on se comprenait tr�s bien, avions les m�mes probl�mes vis � vis des adultes et vis � vis l'autorit� de leur patron - mon p�re. Naturellement, je ne manquais pas de recevoir plus souvent qu'� mon tour les reproches plut�t s�v�res de la Sainte Famille y compris mon fr�re Baudi, � cause de mes opinions ultra socialistes.

L'�t� 1929 avait �t� tr�s mouvement�, beaucoup d'animation dans la maison. Ma sœur Ibolya pr�parait son 2e bac. Elle avait obtenu l'an pass� un baccalaur�at commercial, mais voulant pr�parer une licence en lettres et devenir professeure de la langue fran�aise et hongroise, elle devait aussi obtenir un baccalaur�at en sciences. Elle le r�ussit d'ailleurs au mois de septembre et par la suite elle s'inscrivit � l'Universit� de Debrecen m�me.

Ce m�me �t�, d�but juin, nous avion re�u la visite de mon oncle Jen�, le plus jeune fr�re de mon p�re. Avec sa jeunesse aventureuse, son grand style, son �ternel sourire, ses tractations pas toujours tr�s catholiques, c'�tait un �tre tr�s color�. D'ailleurs, ce dit oncle, depuis sa prime jeunesse jusqu'� la fin de ses jours, avait continuellement jou� un r�le pr�pond�rant, je pourrais m�me dire � vital � dans la destin�e de notre famille. Sa vie de jeune homme reste un peu obscure dans mes souvenirs, mais j'avais souvent entendu raconter dans la famille qu'il avait �t� un sujet tr�s difficile. Son caract�re nonchalant, sa n�gligence l�gendaire et aussi son grand cœur lui avaient au fil de sa vie, jou� pas mal de vilain tours. Il s'�tait mari� encore assez jeune et comme pr�vu, ce mariage s'�tait r�v�l� un fiasco total, car il manquait de maturit�. Il continuait donc de prodiguer ses m�mes sourires, habitant chez l'un ou l'autre de la parent�, sans avoir un v�ritable chez soi. Finalement vers le milieu de l'ann�e 1927, il r�ussissait un second mariage, et gr�ce � ce tour de force nous le retrouvions � Kisvarda, o� il avait ouvert sa propre boulangerie. Parmi les mille m�tiers qu'il avait exerc�, c'est encore dans celui-l� qu'il pouvait le mieux se d�brouiller. Toujours fid�le � son style, il voguait dans sa petite entreprise, une v�ritable usine, et par d�sir de r�aliser son r�ve, il nous avait honor� de sa visite. Nous les enfants, nous f�mes tr�s heureux de sa visite, car il nous aimait bien - lui-m�me n'avait jamais eu d'enfants et nous n'avons jamais su pourquoi. Il arrivait toujours avec une bonne quantit� de bonbons et diverses g�teries dans sa petite valise. Nous �tions tr�s tr�s contents, et , avec son sourire d�sarmant on ne pouvait pas ne pas l'aimer. En fin de compte, mon p�re lui laissa un de ses commis, tandis que moi-m�me, � sa demande expresse, me voil� parti avec eux en guise de vacances (j'�tais toujours pr�t, d�j� � cette �poque pour l'aventure).

Au bout de trois semaines je m'empressais de r�int�grer le bercail, car je m'�tais ennuy� � mourir, et surtout : les mouches �taient bien trop nombreuses. Apr�s cette aventure de mouches, j'�tais pendant un bon bout de temps rest� la cible des plaisanteries dans la famille, surtout ma sœur Magda, qui n'avait jamais rat� l'occasion de me taquiner. L'�t� s'achevais tout doucement, les �tudes avaient repris, et moi tout fier de mon calot � galon dor� je m'�tais plong� dans les �tudes jusqu'au cou, tenant non sans difficult�s ma promesse. J'avais donc obtenu quelques bonnes notes, m�ritant ainsi une certaine estime de mes professeurs. L'hiver se passa. Au printemps, peu avant les f�tes de P�ques, un midi revenant de l'�cole, qui vis-je? Mon oncle Jen�, cette fois-ci avec sa femme, et d'innombrables caisses et malles, enfin ils �taient l� avec armes et bagages! J'ai r�ussi � comprendre d'apr�s les conversations entre adultes, que mon oncle, pour la Xi�me fois avait r�ussi � faire faillite et dans sa fuite, il avait emport� avec lui tout ce qu'il avait pu, y compris sa femme. D'un seul coup la famille d�j� assez nombreuse s'�tait agrandie de deux membres, deux adultes, et la vie chez les Czitrom continuait.

Mon oncle d�s le lendemain travailla dans la boulangerie de mon p�re, car l�-bas il y avait toujours de quoi faire. Mais cet emploi ne dura pas tr�s longtemps. Mon p�re et lui avaient deux caract�res totalement oppos�s, les heurts �taient in�vitables. La crise �conomique commen�ait � se faire sentir, la Bourse s'en ressentait et mon p�re �galement �tait concern�. Le climat n'�tait donc gu�re � l'harmonie dans la famille. N'�tant pas au courant des affaires des adultes, je serais rest� compl�tement ignorant, si je n'avais pas, un beau jour au d�but de l'�t�, vu mon oncle faisant ses adieux et entendu dissimul� par des branchages qu'il �tait parti pour Paris, o� le fr�re de sa femme vivotait. La crise �conomique se faisait de plus en plus sentir. La boulangerie commen�ait � d�cliner et les premiers signes de la grande d�gringolade � se manifester. D�gringolade qui n'�pargnerait pas non plus notre famille, et je crois que c'est cette ann�e 1930 que s'est jou�e notre destin�e, qui nous a amen� en 1937 � quitter d�finitivement le pays.

Le s�jour de mon oncle � Paris ne me pr�occupait gu�re, absorb� comme je l'�tais par mes �tudes et par mes r�ves. Quelques mois apr�s son d�part, ma tante aussi faisait ses bagages et j'apprit � ce moment que mon oncle avait d�finitivement opt� pour la France, c'est-�-dire Paris, pour son avenir, car l� une nouvelle vie l'attendait, avec d'�normes possibilit�s d'exercer ses talents de commer�ant. Comment s'�tait-il d�brouill�? Myst�re. Quoi qu'il en soit, en un cours laps de temps il avait acquis sa propre boulangerie dans la rue Basfroi (11e arrondissement). Sa femme tenait le magasin - sans la moindre connaissance de la langue de Moli�re - mais parlant par contre parfaitement le Yiddish, langue pr�pond�rante dans ce quartier.

Entre temps ma sœur Ibolya aussi avait mis le cap sur Paris en tant qu'�tudiante. En effet, � l'Universit� de Debrecen elle ne pouvait plus supporter les harc�lements constants dont �taient victimes les �tudiants Juifs, et d�cida d'abandonner la litt�rature hongroise et de continuer � �tudier en France la langue et la litt�rature fran�aise. Entre parenth�ses, je crois qu'elle avait eu aussi des peines de cœur. Comme mon oncle habitait Paris, mes parents ne mirent pas d'obstacles � son d�part et elle s'inscrivit � l'Universit� de Toulouse.

Malheureusement son s�jour fut de tr�s courte dur�e. Des difficult�s p�cuniaires et aussi familiales (en rapport avec ma tante) l'oblig�rent apr�s quelques mois de mis�res � rentrer au bercail.

Le suivant sur la route de Paris fut mon fr�re Baudi, qui soudain propuls� par le virus de l'aventure, sous le pr�texte d'un voyage d'�tudes, prenait le train, arm� de diff�rentes lettres de recommandations obtenues aupr�s de la Chambre de Commerce, de l'Association des boulangers, etc. Apr�s une ann�e compl�te � Bouloc (Haute-Garonne) o� il travailla comme commis-boulanger, il regagna ses p�nates en 1931, sur l'invitation pressante de mon p�re. Le r�sultat tangible de son labeur d'une ann�e avait �t� : un magnifique complet gris, qui lui valu l'admiration incontestable de tous ses amis et amies et �galement des autres jeunes hommes � la synagogue.

La crise �conomique s'amplifiait de plus en plus � un point tel que mes parents furent oblig�s de vendre notre belle grande maison, afin de sauver ce qui pouvait encore l'�tre. En �gard aux circonstances, ils eurent relativement de la chance. Ils r�ussirent � sauver suffisamment d'argent pour acqu�rir une autre maison, beaucoup plus petite mais bien situ�e, mais tout de m�me convenable dans la rue Aravy-Janos No 28. Il fallu de nouveau recommencer � b�tir une boulangerie, ce qui demandait beaucoup d'argent - qu'il fallait emprunter - et l'argent en 1930-1931 �tait une denr�e bien rare et surtout ch�re. La solution vint du moulin � Istvan G�smalom � grosse compagnie de farine, avec laquelle mon p�re �tait en relations dMaffaires depuis plusieurs ann�es. Mais cette solution fut conclue � des conditions si dures, qu'elles furent cause trois ans plus tard de notre faillite compl�te.

En attendant, la boulangerie se b�tissait et elle recommen�a bient�t � fonctionner avec un personnel r�duit. Pour compenser la perte de l'excellent emplacement commercial qu'on poss�dait en plein centre ville, on avait ouvert quatre succursales, petites boutiques, situ�es en divers endroits de la ville, ce qui promettait de maintenir une certaine production. Malgr� tous les efforts, le travail surhumain accompli, rien n'y faisait. Moi-m�me j'�tais pris par mes �tudes et n'�tais qu'un spectateur inconscient. Parfois, suite � un impr�vu, absence d'un livreur, escapade d'un apprenti, j'�tais oblig� de fournir une aide active, remplacer le matin d�s 6 heures, avant d'aller � l'�cole, distribuer les petits pains chez les �piciers. Ce dernier travail me faisait litt�ralement mourir de honte vis � vis mes camarades de classe, car � cette �poque cela pouvait para�tre comme une v�ritable d�ch�ance. Heureusement que les mœurs ont bien chang� depuis.

Mes �tudes marchaient fort bien, j'avais d'excellentes notes et le 9 juin 1933 je r�ussit � d�crocher mon baccalaur�at en sciences avec mention bien, apte aux �tudes universitaires. C'est � ce moment-l� que je commen�ais � me r�veiller. Autant le sommeil avait �t� profond, autant le r�veil fut lent. Avec tout l'optimisme de mon �ge (j'avais 17 ans et demie), je me suis jet� dans la r�alit� de mes r�ves. Dans ma na�vet� je croyais qu'il suffisait de se mettre au travail avec encore plus d'ardeur et je ne voyais aucun obstacle � la poursuite de mes �tudes, malgr� le contexte antis�mite qui s�vissait dans notre soci�t�. Apr�s plusieurs tentatives seulement, que je me suis rendu compte, qu'en tout �tat de cause, je n'�tais pas celui que mon lyc�e voulait pr�parer. Je n'�tais pas un citoyen hongrois de religion juive, mais j'�tais et je serais rest� un pauvre petit Juif en Hongrie, qui n'avait pas eu le droit de s'�panouir, ni m�me de vivre ! Comme n'importe quel �tranger, et �a voulait dire beaucoup car le v�ritable �tranger n'existait pour ainsi dire pas en Hongrie, sauf le Juif.

La solution passait par l'�tranger. Tous les jeunes Juifs et Juives de mon �ge, s'ils voulaient continuer leurs �tudes, sp�cialement m�dicales, �taient oblig�s de s'expatrier dans les pays voisins, Italie, Autriche, France. Cela exigeait une aide importante des parents, ce qui n'�tait pas possible pour moi. Les affaires marchaient tr�s mal, mes parents joignaient � peine les deux bouts.

Pour ne pas me laisser quand m�me inactif, mon p�re m'avait enr�l� dans la boulangerie, o� mon fr�re Baudi travaillait d�j�. Il venait d'avoir ses 25 ans et �tait m�r pour le mariage. Il fr�quentait assid�ment une charmante jeune fille de la ville et dans la famille tout le monde se demandait quand et comment allait se passer ce grand �v�nement. Les projets et les pourparlers �taient d�j� tr�s avanc�s, quand tout d'un coup (je crois � cause de la dot) tout cassa. Tous ces �v�nements s'�taient pass�s pendant l'�t� 1933 et apparut soudain, pour la premi�re fois l'id�e de l'Am�rique en la personne de monsieur Weitzner, marchand de farine.

�tant donn� les temps difficiles, les relations commerciales avec ce monsieur Weitzner devenaient de plus en plus intimes et m�me amicales, de telle sorte qu'il �tait venu un beau jour avec une proposition, qui donna une orientation nouvelle � la destin�e de la famille, la conduisant directement sur le chemin des �tats-Unis.

Sa proposition �tait la suivante : mariage entre Bandi et une cousine de sa femme, qui vivait aux Etats-Unis. La chose paraissait tr�s int�ressante et ma m�re, qui n'avait jamais cess� d'avoir la nostalgie de son Am�rique perdue, eut l'id�e fantastique de vouloir prendre le bateau, d'essayer de retrouver ses anciens parents adoptifs (projet un peu hasardeux apr�s tant d'ann�es �coul�es), ainsi que la parent�. Une fois sur place, elle jetterait un s�rieux coup d'œil sur l'�ventuelle fianc�e et sa famille, et d�ciderait elle-m�me de la suite � donner.

Pour la mise en route de ce projet on avait besoin d'un affidavit de la famille de la (future ?) fianc�e. L'id�e �tait bonne, les �changes de correspondance commenc�rent, ainsi qu'entre les int�ress�s eux-m�mes, qui s'envoy�rent leurs photos. R�sultat, au printemps de 1934, en toute connaissance de cause, ma m�re arriva � New York. Elle reste loin de chez nous une ann�e enti�re et cette ann�e nous parut une �ternit�. Elle nous manquait �norm�ment, c'�tait toujours elle qui menait vraiment la barque, qui �tait le v�ritable capitaine du bateau, c'�tait elle qui nous guidait en toutes circonstances. Nous �tions compl�tement perdus sans elle. Mais pour elle aussi cette ann�e fut une �ternit�, et seulement au fil des ann�es, par bribes que nous avons r�ussi � savoir tous les soucis, les difficult�s, les souffrances qu'elle avait eu � subir pour r�cup�rer quelque argent et venir en aide � notre foyer croulant.

De mon c�t�, les ann�es pass�es � la boulangerie ne me plaisaient gu�re et continuellement je cherchait la possibilit� de trouver un emploi quelconque qui m'aiderait pour le moins � nourrir mes vieux r�ves d'avenir. Un de mes anciens professeurs �tait un tr�s proche voisin et je bavardais souvent avec lui. Il avait tr�s bien compris mon d�sespoir et r�ussit � me d�nicher un job temporaire. Il me fallait aller dans un assez lointain petit village pour deux mois, pr�parer un jeune gar�on de 12 ans aux examens de la troisi�me ann�e de Lyc�e.

J'ai naturellement saut� sur l'occasion et me voil� parti pour CSENGER. Je me suis trouv� chez des gens excessivement aimables, qui m'ont re�u avec beaucoup d'�gards, comme pour un v�ritable pr�cepteur. Je me sentais vraiment bien. J'�tais tout � fait dans mon �l�ment. J'avais des copains, des copines, la compagnie de quelques jeunes femmes d�sœuvr�es, qui m'ont m�me appris � jouer au bridge.

L'enfant a tr�s bien r�ussi ses examens, et moi j'ai �t� tr�s fier du r�sultat. En plus d'avoir �t� nourri, log� et blanchi, j'ai re�u comme gage 30 Peng�, ce qui pour moi �tait une fortune, � peu pr�s 30$, mais on ne pouvait pas partir � l'�tranger avec 30 dollars en poche, �a ne couvrait m�me pas le prix du voyage pour Vienne.

Entre temps la correspondance avec l'Am�rique battait son plein. Mon fr�re Bandi faisait connaissance avec sa future. Ma m�re paraissait trouver le parti convenable et, vers la fin de l'automne nous v�mes arriver la fianc�e. La surprise �tait totale. Tessie, c'�tait son nom, habill�e selon la mode � l'am�ricaine, me parut tr�s dr�le. Toutefois je n'�tais pas concern�, aussi en peu de temps nous �tions devenus de bons amis. Elle �tait sympathique et charmante. Comment Bandi prenait-il les choses, lui seul le savait. En tous cas, il me semblait r�sign�. Il a s�rement d� voir dans ce mariage l'unique possibilit� de changer compl�tement son avenir et apercevoir au bout du tunnel la grande lumi�re de la seule et incomparable Am�rique.

Les fian�ailles ne furent pas de longue dur�e, et le 5 janvier 1935 dans l'intimit� ils furent unis par les liens sacr�s du mariage. Nous �tions tr�s pein�s, que tout se soit pass� sans la pr�sence de ma m�re, qui �tait le v�ritable ordonnateur de cette grande aventure. Trois mois plus tard les jeunes �poux �taient partis et fin mai ils d�barquaient � New York. Acte 1er de la grande pi�ce de th��tre, sur la grande sc�ne de la vie.

Peu apr�s leur arriv�e � New York, nous avons eu l'immense joie de revoir notre m�re, qui �tait revenue avec toute une strat�gie bien �tablie, pour la famille enti�re. Elle avait r�ussi � ramasser quelques centaines de dollars, qui n'eurent pas d'autre effet, que de surseoir quelque peu � l'agonie dans laquelle se d�battait d�sesp�r�ment notre situation p�cuniaire.

Et une fois encore vint l'�t�. Le fameux �t� 1935, o� notre affaire moribonde re�ut le coup de gr�ce. Un de nos commis avait attrap� la poliomy�lite et les autorit�s mirent en quarantaine la maison y compris la boulangerie. Cette catastrophe aurait pu nous achever imm�diatement, si nous n'avions pas eu ces quatre succursales qui purent s'alimenter par l'ext�rieur, par d'autres boulangers, et la faillite n'arriva qu'un an plus tard, l'�t� 1936.

Revenons � l'�t� 1935. Apr�s le d�part de Bandi pour l'Am�rique, j'�tais devenu pour ainsi dire irrempla�able dans la boulangerie. J'avais � m'occuper aussi bien de l'int�rieur que de l'ext�rieur tout en laissant quand m�me diriger l'affaire par mon p�re. Mais tout cela m'affermissait davantage dans le d�sir de tout abandonner et de quitter le plus vite possible ce milieu, car j'avais une peur bleue de m'enfoncer d�finitivement dans la m�diocrit� et de perdre m�me l'envie de m'en sortir. Comme nous le verrons plus tard, c'est ce qui est arriv�.

Le temps passait, d�j� deux ann�es s'�taient �coul�es depuis mon baccalaur�at, et j'�tais toujours dans l'attente de commencer mes �tudes. Mon �nergie s'�puisait, mon ambition diminuait, l'�chec me mena�ait. Il n'y avait pas grand chose � faire, on avait besoin de moi et il me fallait attendre.

Les projets de ma m�re �taient clairs et nets et surtout pr�cis. Elle ne voyait l'avenir de la famille qu'exclusivement en Am�rique, et d�s son retour, elle avait commenc� � mettre ses projets � ex�cution. Tout d'abord, ma sœur Ibolya avait embarqu� en juillet comme touriste, mais comme nous le verrons plus tard, elle non plus n'avait pas trouv� le paradis. Il fallait vivre, donc travailler et n'�tant pas une immigrante re�ue, il lui fallait travailler en cachette, ce qui voulait dire pour peu d'argent. Elle r�ussit � trouver un emploi dans la confection. Malgr� toutes ses �tudes, tout de m�me deux fois bacheli�re parlant tr�s bien le Fran�ais, elle n'avait pas eu la chance de trouver mieux. Aussi bien Bandi, que Ibolya, tous deux avant leur d�part m'avaient solennellement promis de venir � mon aide, afin que je puisse partir en Italie poursuivre mes �tudes. Leur promesse me procurait une certaine force morale et la volont� de ne pas abandonner. C'est dans cet �tat d'esprit que je me trouvais fin octobre 1935 en recevant 50 Peng� (50 dollars)la premi�re et derni�re aide de ma sœur Ibolya.

Aussit�t re�u, aussit�t d�cid�. Quoique mes parents n'�taient pas tout � fait d'accord, ils comprirent tout de m�me qu'il n'y avait pas d'autre solution. Le 25 novembre, avec 150 lires et le prix du voyage en poche, je pris le train pour Budapest et le 30 novembre pour l'anniversaire de mes 20 ans, j'arrivai � Bologne avec beaucoup d'espoir, mais aussi une certaine appr�hension.

Finalement j'�tais parvenu � mon but, vivre la vie tant d�sir�e d'�tudiant. Comme pour toutes les nouvelles situations, il fallait s'habituer, s'organiser, r�fl�chir, organiser un budget bien maigre. Au d�but �a allait, j'avais suffisamment d'argent; pour le loyer je partageais une chambre avec un de mes anciens camarades de classe, que j'avais retrouv� � Bologne avec quelques autres camarades de classe. Une fois par jour je prenais mon d�jeuner dans un restaurant bon march�, la plupart du temps diverses sortes de � pastas � avec beaucoup de pain (le pain �tait � discr�tion ). Enfin, je mangeais presque toujours � ma faim. Le matin et le soir un simple caf�, servi par ma logeuse, avec beaucoup de gentillesse, avec du � tejes mal�es � (une sorte de p�tisserie hongroise), que j'avais emmen�e avec moi de Debrecen, en assez grande quantit�, sur les conseils judicieux de ma m�re. Sit�t arriv� � Bologne, j'avais �crit � Bandi et Ibolya pour leur apprendre mon arriv�e tout en sollicitant humblement leur aide commune.

Je ne pouvais pas m'inscrire � l'universit�, faute d'argent, mais je m'�tais arrang� en attendant, � participer aux cours, comme auditeur libre. La langue italienne s'est enregistr�e tr�s vite dans mon cerveau encore tr�s ouvert, et gr�ce � mes huit ann�es de latin, au bout de trois-quatre semaines j'ai pu suivre les cours sans grande difficult�. Malheureusement, la simple connaissance plus ou moins satisfaisante de la langue italienne ne suffisait pas pour s'inscrire. L'aide des �tats-Unis tardait � venir, ma survie commen�ait � �tre en grave danger. � la sixi�me semaine, j'avais �puis� toute ma maigre fortune et si ce n'avait �t� les quelques lires emprunt�s � des amis, j'aurais pu rester sur ma faim.

Et l'aide esp�r�e n'arriva jamais. � la place une lettre, m'expliquant leur impossibilit� de venir � mon aide �tant donn� leur situation mat�rielle avoisinant la mis�re. Sur le coup j'en ai voulu au monde entier, je me sentais malheureux, abandonn�, d�rout� et compl�tement an�anti. Je venais de me r�veiller d'un autre r�ve, mais le r�veil �tait tr�s tr�s brutal. Ne voyant aucune solution imm�diate, j'essayais de prendre contact avec un cousin lointain de Belgique, avec qui nous �tions devenus presque amis pendant ses vacances � Debrecen, l'�t� dernier chez mes parents. Ma lettre resta sans r�ponse. En Italie m�me c'�tait la guerre avec les Abyssins. La mis�re �tait indescriptible pour un �tudiant �tranger, qui n'avait pas d'aide de sa propre famille. Les possibilit�s de travail �taient litt�ralement impensables. Enfin, je me trouvais dans un tel �tat d'esprit, que je ne pouvais pas m�me r�fl�chir. Comment n'ai-je pas pens� � mon oncle Jen�, qui se trouvait toujours � Paris? Je ne sais pas.

J'aurais pu compter sur lui, il m'aurait s�rement aid� et j'aurais pu travailler et �tudier comme tant d'autres qui ont r�ussi � terminer leurs �tudes. Mais va questionner le destin! Curieuse ironie de sa part! J'avais tout de m�me pass� plus de deux longs mois � Bologne, en v�g�tant et en esp�rant une quelconque solution, peut-�tre un miracle qui h�las! N'arrivait pas. D�but f�vrier j'ai re�u une lettre de mes parents, qui faute de pouvoir m'aider me rappelaient. J'en fus presque content. C'�tait la premi�re fois de ma vie que j'avais fait connaissance de la faim et de l'ins�curit� et j'avais tr�s bien compris et v�cu cette exp�rience.

Je me d�p�chais de reprendre le train. Je n'oublierai jamais mon arriv�e. C'�tait � l'aube d'une journ�e bien froide de f�vrier. Tout le monde dormait encore, sauf mon p�re qui �tait d�j� en plein travail avec ses deux ouvriers dans la boulangerie familiale. Apr�s les premi�res embrassades, il ne put s'emp�cher de me dire que tout cet argent dilapid� aurait pu �tre mieux utilis� pour le bonheur de nous tous. Bien s�r il avait enti�rement raison, mais pour ma part je restais persuad� que si je n'avais jamais couru cette aventure, j'aurais �t� handicap� et j'aurais toute ma vie eu le regret de ne pas avoir eu le courage d'essayer. Mon esprit �tait ainsi tranquillis� pour un certain temps, mais je n'avais pas pour autant renonc� � mes projets, au contraire, et je consid�rais mon retour comme une tr�ve et me tenais pr�t � recommencer � la prochaine occasion favorable.

La situation �conomique de la famille se d�gradait de plus en plus. La crise s'installait d�finitivement en Hongrie. Les petites et moyennes entreprises �taient les plus atteintes. Notre maison, faute de paiement des int�r�ts sur l'hypoth�que, �tait devenue la propri�t� du grand moulin � Istvan-G�zmelon �. Il nous avait fallu quitter d'abord notre logement et deux mois plus tard la boulangerie.

Que nous ayons r�ussi � sauver deux succursales avait �t� le r�sultat d'une association, que j'avais pu mener � bien. Nous nous �tions associ�s avec un tr�s ancien coll�gue de mon p�re, qui poss�dait une boulangerie dans la rue voisine. Personnellement j'�tais en tr�s bons termes avec lui, un de ses fils �tait un de mes tr�s bons amis. Ne voyant pas d'autre issue, mon p�re finalement accepta l'association. En face de la boulangerie nous avions lou� un logement � peu pr�s convenable. Comme solution temporaire, c'�tait tout � fait valable. Je dis bien temporaire, car la d�cision �tait bien prise : immigrer le plus vite possible, quitter Debrecen.

D�j� en juillet 1935, au moment o� ma m�re avait accompagn� Ibolya � Budapest, � l'occasion de son d�part pour les �tats-Unis, elle avait fait inscrire toute la famille sur le registre d'immigration au consulat des �tats-Unis. N�anmoins, c'�tait un projet bien al�atoire, �tant donn� qu'� cette �poque l'attente pour obtenir le visa �tait de 10, 15 et m�me 20 ans. Mais les miracles ont toujours exist� et ils existeront toujours. Ce fut Magda la miracul�e. Pourquoi et comment, nous ne le savions pas et ne le saurons jamais. De toute fa�on, ma m�re avait d� tenir une grande place dans ce miracle. Elle avait racont� au consul am�ricain tout ce qui se passait dans la famille, son enfance v�cue aux Etats-Unis. Certainement avec son bon Anglais, elle avait d� toucher le cœur du consul et vers la fin du mois d'octobre 1936, Magda re�u son visa d'immigration.

Dans cette m�me ann�e mourut mon grand-p�re paternel, � l'�ge de 86 ans. Avec sa mort, tous les liens importants qui attachaient mon p�re � la Hongrie se trouv�rent bris�s. Mon p�re �tait d�sormais pr�t � quitter Debrecen, � la premi�re occasion.

C'est ici que pour la Xi�me fois apparut � nouveau mon brave oncle Jen�, qui depuis cinq ans d�j� exer�ait ses talents commerciaux avec relativement grand succ�s � Paris.

Avec la mort de mon grand-p�re, la correspondance �tait r�tablie et devenue de plus en plus fr�quente avec la France, o� justement on �tait en pleine pr�paration pour l'Exposition Universelle de 1937, laquelle facilitait �norm�ment l'obtention d'un visa pour le pays. Il fallait tout simplement un passeport valide. Pour un peu d'argent mon p�re r�ussit � obtenir ce passeport. La raison sociale de la boulangerie �tait inscrite sous le nom de � Adlof Czitrom � (� cause de la consonance moins juive) c'�tait donc Adolf qui devait de l'argent. Et mon p�re obtint le plus facilement son passeport avec son v�ritable pr�nom � Abraham �, qui �tait inscrit sur son acte de naissance.

En ce qui concerne l'association, l'union �tait assez harmonieuse, mon p�re mettait �galement de l'eau dans son vin, de toutes fa�ons il n'�tait pr�sent que physiquement pour son travail, car ses pens�es �taient enti�rement � son fr�re cadet avec lequel il �chafaudait des projets d'avenir. Il y avait encore trois ans � attendre le temps que Bandi devienne citoyen am�ricain. � ce moment-l�, il pourrait faire venir ses parents en dehors du quota. Ainsi se r�aliseraient pour ma m�re ses 40 ann�es de r�ves incessants et, quant � mon p�re, il pourrait changer de vie et oublier sa honte (c'�tait son opinion) d'avoir �t� un commer�ant en faillite.

Voyant que l'association marchait sans aucun accroc, que je pouvais �tre remplac� facilement par ma sœur Emma, pour les travaux administratifs, et aussi par l'associ� et sa fille, l'envie de m'en aller me reprenait. L'odeur de la farine m'incommodait. J'avais peur de rester ma vie durant dans cette profession et j'�tais d�cid� de l'�viter � tout prix.

L'occasion se pr�senta de nouveau, avec un emploi de percepteur. D�cid�ment c'�tait devenu pour moi une vraie profession. Cette fois, me voil� parti pour VASAROBNAM�NY, petit patelin � peine plus grand que Csenger, lieu de ma premi�re exp�rience. C'�tait dans une famille de gros bourgeois, l'�l�ve �tait un petit gar�on de 10 ans, quelque peu demeur�. Je connaissais bien le travail qu'on attendais de moi, et l'avais accept� comme un d�fi. Je n'avais pas encore renonc� � mon r�ve de devenir un jour m�decin et d'essayer bien s�r d'aider les malades mentaux. Il a suffit de trois mois, pour que je renonce, au moins provisoirement, � la psychiatrie. J'ai pass� trois bien tristes mois avec cet enfant. J'ai tout essay�, mais en vain, le cas �tait plus compliqu� que j'aurais pu imaginer, et, pour �viter le pire je donnai ma d�mission. Je rentrais fin janvier 1937 � Debrecen, juste � temps pour pr�parer la dissolution de la soci�t�, mon p�re abandonnait et je reprenais sa place, jusqu'� la s�paration d�finitive. Le voyage pour Paris de la part de mon p�re �tait pr�t et d�cid� pour le mois de mai. Mon p�re devait accompagner Magda jusqu'au bateau � Cherbourg. Pour tout le monde c'�tait un voyage de courte dur�e, sauf pour mon p�re qui disait un adieu d�finitif � Debrecen et � sa Hongrie natale. Magda partit ainsi aux Etats-Unis.

Mon p�re resta donc � Paris et l�, son fr�re et lui commenc�rent � �tudier et envisager de nombreux projets, toujours dans le domaine de la boulangerie. C'�tait pour mon oncle, l'occasion r�v�e, dans le domaine du business, de donner libre cours � son imagination embrouill�e. Peu apr�s le d�part de Magda, mon p�re nous donna l'ordre de tout liquider, l'appartement, le commerce et de le rejoindre � Paris. Il y avait peu � r�fl�chir et peu � perdre et avec ma m�re et Emma nous commen��mes � tout vendre. Je devais, pour ma part, m'occuper de la liquidation de l'association. Sans aucun probl�me, nous arriv�mes � une solution tr�s �quitable pour les deux partis. Cette personne �tait un vrai gentleman, comprenant fort bien la situation et ne voulant pour rien au monde profiter des circonstances. N�anmoins, il �tait devenu propri�taire unique d'une petite affaire bien rod�e.

Ainsi � la mi-ao�t 1937, ma m�re et ma sœur Emma partaient pour Paris, tandis que moi, je devais rester pour accomplir mes obligations militaires envers cette fameuse patrie, qui voulait bien de mon corps, mais qui avait r�ussi � tuer mon �me. Je devais commencer mon service le premier octobre et n'avais donc pu obtenir un passeport. Mais le destin en d�cida autrement. La situation politique devenait de plus en plus troubl�e, et les autorit�s retard�rent l'incorporation d'une ann�e. C'est comme cela que je r�ussis � obtenir une ann�e de permission d'�tudes et aussi le droit � un passeport d'un an pour la France. Et pour mon vingt-deuxi�me anniversaire de naissance, je fis mon entr�e triomphale � Paris.

Revivre et d�crire la premi�re de mes quinze ann�es v�cues � Paris est un bien difficile travail, surtout que j'ai v�cu l'une des �poques les plus critiques de mon existence, la plupart du temps tr�s difficilement, parfois m�me tragiquement, mais finalement d�bordant de bonheur. Paris, l'esprit fran�ais, la culture fran�aise, malgr� toutes les souffrances endur�es, laissent en moi jusqu'� aujourd'hui une sensation extraordinaire, un sentiment de bien-�tre merveilleux et ind�finissable.

Il y a justement trente ans que j'ai quitt� Paris, mais comme on le dit si bien � Tu peux quitter Paris, mais Paris ne te quittera jamais �.

J'�tais arriv� � Paris avec des sentiments bien confus. Bien s�r je br�lais d'envie de conna�tre Paris, mes r�ves ainsi que mes espoirs reprenaient vie, dans mes oreilles raisonnaient avec force les paroles d'Ady Endre le po�te, � Je m'arr�te essouffl�, Paris, Paris, for�t humaine, brousse gigantesque... �, mais en m�me temps une frayeur immense me saisissait. De nouveau la grande incertitude, comparable � mon aventure italienne, d'o� �galement ma propre panique de l'inconnu, qui m'avait fait r�int�grer le bercail. Mon caract�re n'�tait encore qu'en formation, mais les �preuves subies, ainsi que les jeux hasardeux de la destin�e m'avaient m�ri bien avant l'�ge.

Mes pressentiments ne m'avaient pas tromp�. Peu apr�s mon arriv�e, apr�s la courte joie des retrouvailles, je ne voyais devant moi que la triste r�alit� et je me suis rendu compte bien vite que la route vers les Etats-Unis serait tr�s longue et tr�s p�nible. Pendant notre s�paration de deux mois, dans aucun de leurs nombreux courriers, ni mes parents, ni ma sœur Emma n'avaient jamais d�crit dans quelles conditions ils vivaient. Leur adresse � H�tel Charonne � 79 rue de Charonne, pour moi c'�tait un h�tel avec tout ce que cela comporte. Quoique je m'�tais souvent demand�, comment il se faisait que mes parents aient pu demeurer dans un h�tel pendant une si longue p�riode. Mais dans ma na�vet� je n'allais pas chercher plus loin, je n'avais d'ailleurs jamais vu aucune sorte d'h�tel, ni de dehors, encore moins de l'int�rieur, je n'�tais m�me pas tr�s conscient de la signification du mot � h�tel �. Aussi ma surprise fut-elle � son comble, surprise bien am�re, quand traversant la porte d'entr�e de ce fameux � H�tel Charonne � je me trouvais directement devant la porte de notre � h�me �. Une chambre moyenne, avec deux grands lits de fer, une table ronde et branlante, quatre chaises de style et taille diff�rents. Dans une coin, sur une petite tablette, un vieux r�chaud � gaz et enfin l'in�vitable armoire � glace (typique � tous les h�tels ou meubl�s de Paris). � la vue de ce d�cor, j'ai eu envie de pleurer. Notre dernier logement � Debrecen, comparer � cette mis�rable chambre me semblait comme un ch�teau perdu dans le pass�. Mais tous ces sentiments ne durent que trois ou quatre jours, et au bout d'une semaine, j'�tais litt�ralement plong� jusqu'au cou dans la mis�re et tout ce qui l'accompagne. C'est bien la nomenclature de la jeunesse. La consolation venait du grand magicien qu'�tait � Paris � et les horizons nouveaux qui s'ouvraient � mes yeux. Bien s�r le quartier m�me, Roquette-Bastille, n'�tait pas tr�s s�duisant, c'�tait un quartier ouvrier, avec de vieilles maisons, des h�tels borgnes, avec la place de la Bastille et tout son monde multicolore. Les premiers jours que j'ai parcouru le quartier, ne connaissant ni la langue, ni toutes ces rues tortueuses, je n'osais pas m'aventurer trop loin de l'� h�tel �. Ma m�re et Emma travaillaient, mon p�re vaquait � ses occupations domestiques (car c'�tait lui qui s'occupait en principe du m�nage) moi j'�tais terriblement seul dans cette ville immense. Nos moyens d'existence �taient bien difficiles, malgr� un peu d'aide des Etats-Unis, les femmes �taient oblig�es de travailler. �tant donn� qu'on ne pouvait travailler qu'en cachette, c'�tait surtout les femmes qui trouvaient du travail dans la couture. Elles �taient, en effet, nombreuses ces petites maisons de couture clandestines, o� l'on acceptait volontiers ces esclaves, mal pay�s, � la satisfaction des deux partis. C'�tait du pain noir, mais c'�tait du pain quand m�me, il fallait bien vivre. Mon p�re faisait les commissions et la cuisine, avec les recommandations de ma m�re. Je trouvais tr�s curieux ce genre de vie, mais constatant que nous n'�tions pas les seuls � vivre de cette fa�on, je me suis tr�s vite fait � ces nouvelles habitudes. Toutefois, ceux qui, comme nous, vivotaient de cette mani�re, �taient plut�t des anciens immigrants et poss�daient au moins une esp�ce de logement. Malheureusement les logements bon march� �taient tr�s difficiles � trouver.

Dans les premiers jours de mon arriv�e, j'ai appris l'histoire de l'�chec commercial de mon p�re et de mon oncle Jen�. Comme je l'ai d�j� mentionn� dans mon r�cit, � l'arriv�e de mon p�re � Paris, mon oncle poss�dait une petite boulangerie d'une personne, dans une cave dans la rue Basfroi (11e arrondissement). J'ai dit une personne, car il n'y avait de place que pour une seule personne, tout y �tait tr�s exigu. Malgr� cela, ce petit local permettait de mener une vie d�cente � une petite famille. J'ignore quel pourcentage poss�dait mon oncle dans cette boulangerie, mais ce qui est s�r, c'est qu'il en devait plus de la moiti� de sa valeur. De toutes fa�on il �tait le � boss � et il agissait en cons�quence avec toutes ses qualit�s de fouineur. L'apparition inattendue de mon p�re sur la sc�ne, avait apport� un nouvel �lan � la f�condit� d'imagination de mon oncle. En un rien de temps il venait de trouver le moyen de r�aliser son grand r�ve : devenir le grand � boss � d'une grande boulangerie.

Comment a-t-il su? Qui lui a-t-il appris l'existence d'une boulangerie d�saffect�e, dans un grand immeuble de la proche banlieue parisienne? Lui seul le savait, et de toutes fa�ons il avait r�ussi � la localiser. Ce magasin �tait ferm� depuis d�j� plusieurs ann�es et , la ville qui en �tait le propri�taire, avait �t� tr�s heureuse de la louer au premier candidat venu. C'�tait une tr�s bonne affaire, tr�s bien r�ussie, commercialement parlant, car en principe un fonds de commerce, un bail commercial, un contrat de location �taient n�gociables. Or, cette boutique n'ayant pas eu de locataire pr�c�dent, il n'y avait pas � verser de droit au bail et c'�tait une belle �conomie. Mais coup dur impr�vu et difficile � surmonter, l'acqu�reur devait �tre citoyen fran�ais. Naturellement cela n'a pas emp�ch� mon oncle de mener cette affaire � bien. Sur la recommandation d'un fournisseur, il entre en rapport avec un Juif polonais, mais naturalis� fran�ais, qui tout comme mon oncle, avait des mani�res bien tortueuses de mener ses affaires. Ils convinrent d'une association et il pr�terait son nom pour obtenir le bail. Le malin, il avait d�j� tout pr�vu, et son plan �tait pr�t.

Sit�t le bail sign�, mon oncle mis son affaire en vente. Mon pauvre p�re allait t�t le matin, jour apr�s jour, jusque tard le soir, pour nettoyer, gratter, mettre en marche tout l'outillage, et ce n'�tait pas une mince affaire. En tout cas, il avait travaill� au moins deux bons mois et durement. Enfin s'annon�ait le jour de l'ouverture, quand une beau matin, apparition stup�fiante, se pr�senta un Fran�ais tout fier, avec un bail �tabli � son nom , en bonne et due forme, achet� � telle personne, pour un tel montant, l'avis de la dite transaction �tant paru au Journal Officiel � telle date. Inutile de d�crire la surprise et aussi l'amertume profonde qui avait envahie surtout mon p�re, qui pendant des semaines avait travaill� comme un forcen�. D'un seul coup, tous ses espoirs s'�croulaient. Il �tait au bord de la d�pression, quand fort heureusement peu apr�s ces �v�nements, arrivaient � Paris ma m�re et Emma, avec le grand espoir de l'Am�rique qui lui remontait le moral (Naturellement mon p�re dans ses correspondances n'avait jamais mentionn� l'affaire en pr�paration, c'�tait une surprise agr�able qu'il voulait r�server pour tout le monde, y compris ceux des Etats-Unis).

Pendant ce temps, mon oncle toujours �gal � lui m�me avec son caract�re nonchalant (je le vois encore !) agitait sa main, disait � �a va s'arranger �. Mais �a se trouvait que �a ne s'arrangerait plus jamais. L'affaire �tait pourtant tr�s simple. Ce type qui avait pr�t� son nom se trouvait �tre plus filou que mon oncle et il avait vendu le bail pour une bonne somme d'argent et il s'�tait empress� de dispara�tre. Entre temps la petite boulangerie de mon oncle avait �t� vendue et il se trouvait maintenant par terre entre deux chaises; dans une chambre d'h�tel gu�re mieux que la n�tre, mais eux n'�taient que deux.

Pour moi qui commen�ais ma vie parisienne, dans de telles conditions, tout cela n'annon�ait rien de bon. Les premi�res semaines s'�coul�rent dans la confusion totale de mes sentiments. J'�tais tomb� dans une esp�ce d'abrutissement, 24 heures me paraissaient 24 jours. � mon r�veil, le matin, dans le grand lit de fer o� je dormais t�te-b�che avec mon p�re, je ne r�alisais pas o� je me trouvais. Que faisais-je dans cette triste chambre? Comment sortir de cette mis�re noire? Tout en moi �tait tr�s confus. J'avais devant moi Paris, la ville tant d�cor�e, avec toute sa magnificence, sa somptuosit�. Mais malheureusement, l'ignorance de la langue fran�aise m'emp�chait de jouir de tout ce faste, d'avoir le contact tant souhait� aussi bien avec les gens qu'avec les objets si admirables qui m'entouraient. Mon �me �tait si boulevers�e que, tr�s vite, j'ai eu une intense nostalgie de mes anciens amis et une grande tristesse pour mon pr�sent g�ch�. Mais je n'avais personne � qui me confier et tout se passait en moi-m�me. J'�tais tr�s tr�s malheureux, dans mon tr�s grand bonheur de vivre � Paris.

Au d�but de son s�jour � Paris, mon p�re avait reprit contact avec un de ses tr�s vieux amis qui, avec sa famille, vivait depuis d�j� quelques ann�es � Paris cette vie d'immigr�s, plus ou moins habitu�s � toutes les vexations, permissions de s�jour, travail clandestin, le menu quotidien en somme de la plupart des immigrants non d�sir�s. Le temps ne lui faisant pas d�faut, mon p�re r�ussit �galement � retrouver des parents assez �loign�s, mais bien proches de nous dans la mis�re, la famille Stern, dont une des filles Yvonne, va jouer un r�le d�terminant, les mois suivants dans ma vie parisienne. Ces relations, ces nouveaux amis, ne suffisaient pas � r�tablir mon �quilibre mental. Ils me firent conna�tre Paris, Paris le pauvre, Paris le mis�reux, les caf�s bon march�, mais malheureusement nous en �tions rest�s l�.

Le temps passait quand m�me, et il fallait que je trouve moi aussi une occupation, un travail. Ce n'�tait gu�re facile, car il n'y avait pas d'autre moyen de travailler, qu'en cachette, et m�me comme �a, les occasions �taient tr�s rares. Gr�ce � la gentillesse d'une vieille dame hongroise, j'ai r�ussi � apprendre la confection des boutons m�talliques recouverts de tissu. Travail m�canique et ennuyeux, mais avec mes 120 francs en 60 heures par semaine, c'�tait un assez bon revenu, d'autant que j'�tais nourris, log� et blanchi chez mes parents. En versant une pension de 80 francs par semaine, je participais largement au budget familial. Je n'avais pas de frais de transport, mon lieu de travail se trouvait rue de Turenne, � 15 minutes de chez nous. Avec les 40 francs qui me restaient, j'aurais pu vivre la grande vie, mais malheureusement j'�tais par la force des choses �cart� des amusements, m�me les plus simples, comme le cin�ma, par exemple, faute de conna�tre la langue. Je me suis donc mis � l'�tude assid�ment. Mais malgr� les faibles connaissances acquises pendant quatre ans au lyc�e, les progr�s �taient bien peu rapides. Encore une fois ma sacr�e timidit� me retenait de rechercher la soci�t� des francophones, et je me contentais tout b�tement de la compagnie des soi-disant amis hongrois. Il me fallait bien, tout de m�me, retirer un minimum de cette sacr�e vie.

Avec la Hongrie, non plus, je n'avais eu aucune consolation, car mon dernier grand amour (j'en avais eu un certain nombre car j'�tais perp�tuellement amoureux) avait laiss� sans r�ponse mes lettres pleines de passions. Ainsi, les premiers mois de ma vingt-deuxi�me ann�e je me trouvais dans une assez triste situation du point de vue moral. Heureusement que j'avais ce travail de boutons, je vivais, je r�vais de boutons. En l'espace de quelques jours, j'�tais devenu un champion dans la fabrication de boutons. N'emp�che que mes journ�es �taient bien remplies et je n'avais pas beaucoup de temps pour m�diter sur mon sort. J'ai fait ce travail pendant quatre mois. Entre temps, je ne sais pas quel concours de circonstances nous avons r�ussi � d�nicher une esp�ce de logement de deux pi�ces et cuisinette. C'�tait auparavant un atelier de maroquinerie. Inutile de d�crire dans quel �tat lamentable se trouvait se soi-disant logement. Il a fallu le nettoyer, le purifier, puis enfin poser du papier pour le rendre logeable. Pour la pose du papier, sous la haute direction de mon oncle Jen� (il connaissait tous les m�tier, �tait adroit en tout avec ses mains aux paumes immenses) nous avons fait un tr�s bon travail, et pourtant, de ma vie je n'avais jamais vu un papier peint. Ne poss�dant dans ce logement ni gaz, ni �lectricit�, moins encore l'eau courante, mon p�re, pour la cuisine et le chauffage en m�me temps, avait d�nich� une bonne, mais tr�s vieille cuisini�re, qui faute d'un bon tirage, enfumait continuellement la maison. Pour �clairer, nous avions une bonne et belle lampe � p�trole. Toutes ces affaires avaient �t� acquises chez le brocanteur d'en face, ainsi que tout le restant de notre installation. Un grand lit pour mes parents, l'in�vitable armoire � glace pour le peu de linge que nous poss�dions, une esp�ce de divan pour Emma et un grabat quelconque pour moi, car je n'�tais qu'un passant (il fallait que je sois en Hongrie le premier octobre 1938 pour mon service militaire), il me fallait donc qu'un g�te provisoire. Mes parents avaient tenu compte que leur s�jour ne serait que temporaire en France et ne s'�taient donc procur� que des objets indispensables. Dans l'entr�e, qui faisait en m�me temps l'office de chambre, la grande chambre, se trouvait une esp�ce de table, autrefois table de billard, recouverte d'une nappe en toile cir�e, de couleur brune (je la vois tr�s bien encore) qui lui donnait l'apparence d'une v�ritable table � manger. Autour de cette table, six chaises, toutes pareilles, m�me style et en tr�s bon �tat. Quelques mois plus tard, cet ameublement �tait compl�t� par un vieux piano achet� chez le m�me brocanteur d'en face. Notre nouvelle adresse �tait donc : 43 rue de la Roquette, situ� entre la place de la Bastille � droite, et � gauche le fameux cimeti�re du P�re Lachaise, o� durant mes fr�quentes visites j'avais enterr� la plupart de mes grands r�ves.

Nous �tions maintenant � la mi-mars 1938. Cela faisait d�j� quatre mois que je vivais � Paris. Petit � petit je commen�ais � prendre conscience de ma situation, � m'habituer � son �tranget� et j'avais paradoxalement fini par aimer d'un grand amour toute cette aventure parisienne. Je percevais la diff�rence indescriptible entre la noirceur extr�me des pays situ�s � l'Est de l'Europe et le brillant et s�duisant Ouest. L'air m�me y �tait plus l�ger, on pouvait pratiquement voir, saisir la libert�, dans la multitude color�e de la foule. Toutes ces situations m'avaient touch� jusqu'au tr�fonds de mon �me. J'avais aussi r�ussi � me lier avec quelques personnes int�ressantes, naturellement des Hongrois, mais sans pouvoir me faire un v�ritable ami.

Les nouvelles des Etats-Unis n'�taient gu�re encourageantes. Mon fr�re Bandi �tait tr�s malmen� par le destin. Il essayait de gagner sa vie et celle de sa famille en travaillant pour deux jobs en 24 heures (dans le m�tier qu'il exer�ait, la boulangerie, ce n'�tait pas une t�che mince). Ce n'est que bien plus tard, apr�s bien des ann�es, apr�s la guerre, que j'ai su les d�tails de la lutte qu'il avait men�es ses premi�res ann�es aux Etats-Unis, pour sa survie. Comme il le dirait plaisamment : � Pour moi, l'Am�rique, �a n'a pas �t� un cadeau �. J'ai alors compris les raisons de son impossibilit� � m'aider mat�riellement, pendant mon s�jour en Italie. Pendant cette p�riode, ma sœur Ibolya, qui s�journait comme touriste, avait elle aussi sa part d'ennuis, aussi bien pour son permis de s�jour, que pour tout son travail au noir. Pour pouvoir r�sider d�finitivement aux Etats-Unis, il lui fallait absolument se marier avec un citoyen am�ricain. �tant une jeune personne tr�s jolie, cultiv�e, intelligente, il n'aurait pas d� �tre bien difficile de trouver un mari convenable, si sa chance avait �t� en rapport avec ses vertus. Mais le � hasard d�cide �. Je n'�tais pas pr�sent, et certains faits sont rest�s bien enfouis dans les secrets de famille, et je n'ai jamais su les circonstances qui l'avaient r�unie � un monsieur de 15 ans son a�n�. Probablement la situation financi�re, la personnalit� de cet Am�ricain, d'origine hongroise, l'urgence du probl�me l'aurait pouss�e � ce mariage, mais certainement pas son m�tier : il �tait gar�on de table. Ils se mari�rent donc et quelques semaines plus tard, ma sœur quitta les Etats-Unis pour le Canada, pour quelques jours et revenait ensuite comme immigrante re�ue en tant qu'�pouse de citoyen am�ricain, sous le nom d'Ibolya Dancuiger. C'est bien plus tard, apr�s sa mort tragique, que j'ai eu connaissance de sa vie pleine d'affection, d'amertume, de chagrin. Il faudrait tout un livre pour ne d�crire que sa courte vie, ses qualit�s, ses talents, dont pour preuve les quelques peintures et tableaux conserv�s religieusement dans la famille. Elle est morte � 37 ans, apr�s 7 ans de maladie et souffrance - cancer du foie.Peu apr�s le mariage de ma sœur Ibolya, nous avons re�u la bonne nouvelle d'un autre mariage.

Cette fois-ci il s'agissait de ma sœur Magda. Le mariage �tait pr�vu pour le mois d'avril 1938. Nous avons pens�, mes parents et moi, que c'�tait une occasion unique pour moi, d'essayer de quitter l'Europe, avec un visa de touriste et une fois aux USA, me d�brouiller pour rester sur place, comme l'avait si bien fait ma sœur Ibolya. L'affaire paraissait toute simple, mais � l'usage tout se compliquait. C'�tait une question de passeport. Il n'�tait pas valable en effet, que pour l'Europe. Je devais donc m'adresser au consulat de Hongrie � Paris, afin de le faire valider pour les Etats-Unis. Maladroitement, je n'avais pas aper�u une clause, figurant en derni�re page de mon passeport, et stipulant que ce passeport ne pouvait �tre valid� pour d'autres pays sans l'autorisation pr�alable des autorit�s militaires de Debrecen. Naturellement, le consulat accepta ma demande, mais retint mon passeport jusqu'� l'arriv�e de la r�ponse. Je me suis aussit�t rendu compte de l'�norme gaffe que je venais de faire, mais plus moyen de reculer. Peu de temps apr�s, je recevais la r�ponse, bien s�r n�gative, accompagn�e d'un avis m'enjoignant de me pr�senter, le premier octobre 1938 � Debrecen, pour effectuer mon service militaire. Au fond, je n'�tais pas vraiment m�content de retourner en Hongrie. Je croyais que tout serait comme avant mon d�part, que je retrouverais mon insouciante jeunesse, mes amis... Je ne me rendais pas compte des r�alit�s, en fait je manquais toujours de maturit�, malgr� mes d�ceptions ant�rieures, malgr� mes 22 ans bien sonn�s. Mais au fil du temps, la vie parisienne, apr�s les semaines et les mois qui passaient, commen�ait � me fa�onner.

Voyant la dure vie de tous ces immigrants autour de moi, leur p�nible lutte quotidienne pour leur survie, moi m�me de nouveau sans emploi et sans argent, je commen�ais � r�fl�chir. Le cercle des � amis � s'�largissait, entre autres j'ai fait la connaissance de quelqu'un qui devait devenir l'un de mes mailleurs amis (et qui, durant des ann�es plus tard, mon beau-fr�re, le second mari de ma sœur Emma). Il �tait arriv� � peu pr�s en m�me temps que moi en France, apr�s un s�jour de quatre ans en Palestine. Nous nous �tions rencontr�s, par hasard, chez des amis communs et avions sympathis� aussit�t. Tous deux nous recherchions l'�me sœur � qui confier tout ce que nous avions sur le cœur. Perdus dans ce monde nouveau, avec tous deux les m�mes probl�mes, nous avions bien besoin l'un de l'autre. En peu de temps nous �tions devenus ins�parables. Que de fois avons-nous fait le trajet � pied de la Bastille jusqu'� la place de la R�publique, discutant de la situation pr�sente, de politique, de la mis�re, de livres, de judaisme. Ce n'�tait pas le temps qui nous manquait. Moi j'�tais ch�meur, le fa�onnage de boutons ne marchait plus, c'�tait la morte saison. Quant � Tibi (son nom propre Tibor Roth), il �tait un genre de colporteur. Avec une petite valise, contenant quelques chemises, chaussettes, mouchoirs, slips, il rendait visite p�riodiquement � des familles hongroises, proposant ses marchandises. Ce n'�tait pas une mine d'or, au contraire, mais il vivait quand m�me. D'ailleurs, beaucoup de jeunes �migr�s, faute de permis de travail, menaient ce genre de vie, heureux, malgr� tout d'�tre en France, de vivre � Paris.

Mon �ventuel retour en Hongrie commen�ait � me peser, et me donnait �norm�ment de soucis, � tel point que j'�tais incapable de faire aucun projet d'avenir. Aussi, je v�g�tais, vivant au jour le jour, avec le grand avantage sur les autres de poss�der un foyer, o� j'�tais nourri et blanchi. Finalement, un beau jour, moi qui depuis l'�ge de quinze ans souffrais d'une maladie devenue chronique, la maladie d'amour, oubliant totalement mon dernier chagrin d'amour, je me suis mis en qu�te le plus s�rieusement du monde, d'une nouvelle aventure amoureuse, m�me � titre provisoire. Je me suis ainsi, embarqu� dans une histoire de grand amour, qu'au d�but n'�tait qu'une simple aventure, aventure qui au bout de quelques mois avait fini par devenir une v�ritable passion, et je peux le dire, le premier v�ritable grand amour de ma vie.

Au commencement de mon r�cit, j'avais d�j� parl� de la famille Stern, vaguement apparent�e � la mienne, ainsi que leur fille Yvonne. La famille Stern, donc, r�sidait � Paris depuis la fin des ann�es vingt. Malgr� cette longue p�riode et l'exp�rience de toutes les vexations et tous les d�boires dus � l'immigration, elle se battait toujours journallement, d'une fa�on continue, pour sa subsistance. Bien s�r avec quatre enfants de 10 � 18 ans, ce n'�tais gu�re rose. Malgr� les faibles ressources, les Stern habitaient dans un appartement de cinq pi�ces, dans la rue Notre-Dame-de-Lorette, tr�s belle demeure, mais bien pauvrement meubl�e. Il n'y avait que le strict n�cessaire et la plus grande des chambres (la salle � manger) servait d'atelier de couture, avec ses deux machines � coudre et une grande table. Les Sterns, eux au moins, avaient l'autorisation de travailler l�galement. La m�re confectionnait de la lingerie, tandis que le p�re confectionnait des corsets de femme. Dr�le de m�tier pour un homme, surtout religieux, avec une barbe de bouc. Mais, comme je l'ai appris par la suite, il �tait tr�s sensible aux charmes des femmes ainsi qu'� tous les contours du corps f�minin. Si on l'avait laiss� faire, il aurait volontiers pr�t� la main, si j'ose dire, � tous les essayages. Les enfants fr�quentaient l'�cole fran�aise, avec tout ce que cela comporte et, entre eux, ne parlaient que le Fran�ais et leur Hongrois �tait plut�t pauvre, car � cette �poque les enfants et les parents ne communiquaient que tr�s peu entre eux.

Yvonne �tait la seconde des quatre enfants et peu de jour apr�s mon arriv�e, j'avais fait sa connaissance lors d'un visite que ses parents et elle, nous avaient faite en l'honneur du nouveau venu : moi. Bien plus tard elle m'apprenait que mon arriv�e �tait ardemment souhait�e par elle-m�me, car mes parents avaient �norm�ment parl� de moi et de mes projets (je pensais toujours pr�parer ma m�decine). Dans son imagination et sa sensibilit� romantique de jeune fille de 17 ans, elle s'�tait sentie toute troubl�e, et s'�tait forg� tout un roman d'amour. Mais les �v�nements furent loin de confirmer ses r�ves. D�s notre premi�re rencontre, je lui avait fait part de mes �tats d'�me, de ma d�ception pour l'existence que je menais; je lui avais aussi r�v�l� � mon grand amour � que j'avais d� laisser � Debrecen. Ainsi Yvonne avait �t� totalement d��ue de cette premi�re rencontre. Que devenaient ses r�ves, tout ce roman tiss� par son imagination ? Le charme �tait bien rompu, mais pas pour tr�s longtemps.

Le hasard lui avait fait conna�tre une personne, bien diff�rente de moi, qui l'engagea sans une aventure passionn�e o� elle se jeta aveugl�ment. Ce fut pour elle une liaison triste et sans issue, bien qu'inoubliable, dont elle sortit quelques semaines plus tard profond�ment bless�e, humili�e, avec des cons�quences psychologiques, qui pes�rent lourdement sur son comportement sur sa vie, si tristement courte. L'existence tr�s difficile de ses parents, leur lutte quotidienne pour le lendemain, le grand appartement avec ses lourdes charges les avaient oblig�s � sous-louer une des cinq chambres, comme bureau d'affaires � un homme de bonne apparence, �g� d'environ 45 ans, beau parleur. Yvonne, � cause du Fran�ais, avait �t� le porte-parole de la famille, et comme on dit, avait tap� dans l'œil de cet individu qui, avec son exp�rience de s�duction, avait tout de suite vu en cette jeune fille une proie facile. Il accepta imm�diatement le prix exig� et de plus offrit une situation de secr�taire � Yvonne. Na�vement, personne n'avait rien remarqu�. C'�tait une chance quasi divine d'avoir fait affaire. Pas question de se renseigner sur ce Monsieur, ce Fran�ais, qui le jour m�me emm�nagea. Il cherchait, soi-disant, depuis tr�s longtemps d�j�, l'emplacement id�al pour son bureau et n'avait perdu que trop de temps. Pour rattraper tout le temps perdu il �tait m�me rest� toute la nuit dans ce bureau. Le lendemain, il �tait revenu avec deux valises, et afin qu'il puisse travailler tard, s'il le voulait, on lui pr�ta un divan lit et lui, tout bonnement, s'installa purement et simplement dans son bureau et y logea. Yvonne secr�taire d�vou�e, l'aidait dans son installation et le classement de tous ses papiers. Au bout de 48 heures - coup de foudre ou curiosit� - elle-m�me n'avait pu se l'expliquer - elle se trouvait dans le lit de son patron et d�pucel�e. Pour Yvonne, c'�tait la grande aventure, la joie de vivre l'Amour tant souhait�.

Pendant quelques jours, ce fut l'extase totale pour l'un et l'autre. Mais au bout de quinze jours � trois semaines, il commen�a � sortir t�t le matin et rentrer tard le soir. Personne ne savait ce qu'il faisait et surtout pas Yvonne, qui se contentait des explications plus ou moins plausibles de son amant. Heureusement pour elle, toute cette aventure ne dura pas longtemps. En quatre semaines, tout �tait fini. La visite tout � fait inattendue d'un inspecteur de la police apprenait l'arrestation de cet individu pour divers d�lits et fraudes. Il n'avait pas d'ailleurs pas vers� encore un centime aux Sterns, il attendait (comme il disait) de grosses rentr�es d'argent. Il �tait mari�, p�re de trois enfants, et n'ayant plus de domicile fixe, il s'�tait fix� chez les Sterns o� en plus de g�te, il avait pu obtenir une vraie jeune fille. Naturellement cette triste aventure avait eu des r�pressions. La pauvre Yvonne, en plus de son �tat physique assez pr�caire, elle �tait fragile des poumons, tomba dans une profonde d�pression, et sa famille avait d� r�agir promptement. La seule et unique solution �tait de quitter Paris, d'aller � la montagne, pour oublier et gu�rir, et son corps et son �me. C'est dans cette ambiance bien sombre, qu'en ce mois de mai 1938, je fis mon entr�e dans la famille Stern.

Depuis d�j� trois longs mois je vivais � Paris avec toutes mes mis�res, mes r�ves inachev�s, mes rancoeurs, mais �galement avec un intense bonheur, en somme dans une confusion totale. Apr�s ma courte p�riode de confectionneur de boutons, j'avais r�ussi � trouver un emploi, bien peu r�mun�rateur, dans l'art de la fabrication des sacs � provision en toile cir�e. Un ancien ami d'enfance de mon fr�re Bandi, qui se trouvait en m�me temps le beau-fr�re de l'ami retrouv� de mon p�re, par son nom Auspitz Imre, vivait de ce noble m�tier. C'�tait un personnage vraiment exceptionnel, bon, noble, toujours pr�t � rendre service. � cette �poque, il avait �t� pour moi d'un grand secours. Non seulement parce qu'il m'avait aid� et r�confort� dans mon d�sarroi, mais il avait aussi essay� de me lib�rer de ces �ternels probl�mes d'argent. Le peu que j'ai r�ussi � savoir de sa vie personnelle est si tragique � tous les points de vue, vaut la peine d'�tre cit� et cont� comme exemple d'une v�ritable trag�die humaine, dont l'aboutissement se situa dans les fours cr�matoires d'Auschwitz ou Bergen-Belsen ou Birhenau, ou Dieu sait o�.

Imre �tait originaire d'une famille juive, bien � son aise de Hongrie pas loin de Debrecen � Hajdu Samson. Adolescent, il avait d'�normes possibilit�s et devenait l'espoir de sa famille. Excellent dans ses �tudes, il �tait le major de sa promotion aux Hautes �tudes Commerciales. Il fut donc aux environ de 1920 devenir haut fonctionnaire, dans la plus grande banque de Hongrie, � Debrecen m�me. N'oublions pas que Debrecen �tait la troisi�me grande ville de la Hongrie nouveau-n�e. Par un tragique hasard, du jour au lendemain, une tr�s grave infection se d�clara simultan�ment dans ses deux oreilles, et � une vitesse foudroyante fit des ravages. En quelques jours, il perdit compl�tement l'ou�e, au point qu'il ne pouvait m�me plus entendre la sonnerie du t�l�phone. Son handicap l'avait � ce point d�moralis�, qu'il voulait tout quitter : Debrecen, la Hongrie et se r�fugier � un endroit o� personne ne le connaissait et refaire sa vie. Il opta pour Paris. Paris o� chacun pouvait esp�rer, un tant soit peu de rem�des � ses malheurs, trouver un havre de repos, se fondre dans l'immensit� de ce gigantesque refuge. Apr�s bien des d�boires il avait travaill� comme journalier en usine, mais plus d'une fois il avait �t� oblig� de quitter son travail avant m�me de l'avoir commenc�, � cause de cette malheureuse surdit�. Finalement, c'est face � une machine � coudre qu'il trouva sa voie. Naturellement, l� aussi il se r�v�la excellent, comme d'ailleurs dans tout ce qu'il avait entrepris jusque l�. Il commen�a la fabrication de sacs � provision, comme ouvrier � domicile, c'�tait relativement d'un bon rapport. Malgr� son handicap, il lisait, �crivait et parlait le fran�ais pratiquement sans d�faut. D'ailleurs, apr�s quelques ann�es, il s'�tait mari� avec une Fran�aise, esp�rant que sa vie allait finalement reprendre un sens. Mais c'�tait sans compter avec la famille de la jeune femme, avec le chauvinisme fran�ais envers les �trangers, et l'intrigue perp�tuelle de la belle famille eut raison de leur attachement et obliger le couple � se s�parer. Cette nouvelle �preuve l'abattit compl�tement. Et malgr� tout il ne perdit jamais sa lucidit� gardant toujours la t�te froide (quelle force de caract�re !) m�me dans les plus grands moments de d�sespoir. Il laissa tous ses biens � son ex-femme, et se r�fugia dans une chambre meubl�e recommen�ant � vivre dans la grande solitude de sa surdit�. Il n'avait donn� son adresse � personne, mais chaque matin, jour apr�s jour, d�s 8 heures il se pointait au domicile de sa sœur a�n�e (la femme du vieil ami de son p�re) dans le passage Thierry � deux pas de chez nous. L�, deux machines � coudre dans un coin de chambre repr�sentaient son atelier o� du lundi matin au samedi soir du 1er janvier au 31 d�cembre, il travaillait ses 8 heures par jour - jamais plus. Il vivait ainsi, retir� du monde, parlant tr�s peu, lisant dans son temps libre des livres ou des journaux, en se tenant au courant de tout ce qui se passait autour de lui dans le monde aussi bien politique qu'artistique. Du fait de sa surdit�, le th��tre et le cin�ma n'�taient plus pour lui qu'un souvenir lointain, mais il se tenait au courant par les comptes-rendus, les critiques. C'�tait en effet un homme tr�s cultiv�, tr�s intelligent et en plus un v�ritable ami. Il prenait ses repas chez sa sœur, qu'il lui payait d'ailleurs plus que g�n�reusement, ainsi que la location de son coin de chambre.

Il m'avait pris dans son giron et essayait de m'initier au m�tier de la couture. Le moindre instant pass� � ses c�t�s, � la deuxi�me machine, il me le payait. Je r�ussissait ainsi � me procurer quelques francs, qui �taient tr�s attendus. Malheureusement ce travail ne fut pas, non plus, de longue dur�e; toujours cette satan�e morte saison. Lui non plus n'avait pas plus, que juste avec quoi remplir ses 8 heures de travail. Trois semaines plus tard, j'�tais � nouveau sans emploi. Ce fut encore Imre, qui me trouva un petit d�pannage, de quelques jours, chez une de ses cousines, une vieille demoiselle qui confectionnait des chapeaux de femme, et me voil� devenu chapelier en attendant mieux. Je cousait des rubans sur les chapeaux, par centaines. Mais c'�tait surtout les livraisons qui �taient mon travail principal. Combien de fois, dans ce m�tro archi-bond� ai-je eu � me d�p�trer avec tous ces cartons � chapeaux. Entre temps, je cherchais et cherchais encore un travail quelconque qui pourrait me sortir de cette mouise, de cette �ternelle p�nurie d'argent.

Le hasard me fit un jour rencontrer un jeune Hongrois, se disant com�dien au ch�mage, qui me donna l'adresse d'une certaine madame Muller, rue de Hauteville, qui poss�dait un petit atelier de confection. D'apr�s ce jeune homme, c'�tait une femme d'une grande bont�, tr�s g�n�reuse en tout point de vue, aidant volontiers les nouveaux �migr�s, et favorisant quelque peu les �tudiants. Je me rendis donc chez cette personne, et � ma grande surprise, je me trouvais face � une jolie et tr�s agr�able jeune femme d'une quarantaine d'ann�es. Je lui racontai bri�vement le but de ma visite, en faisant r�f�rence � ce brave jeune com�dien et elle me fixa rendez-vous pour le lendemain soir � 6 heures chez elle. L�, nous avons bavard� tr�s longuement, de tout et de rien. Sans g�ne aucune, elle me racontait sa vie, comme moi je faisait au pr�alable, elle avait �t� mari�e, puis divorc�e. D'origine roumaine, elle parlait un hongrois parfait, ainsi qu'un fran�ais impeccable. Elle donnait l'impression d'une personne intelligente et cultiv�e. Nous avons m�me parl� d'amour, de sexualit� enfin de tout. Elle paraissait �tre une femme tr�s libre (bien avant la grande lutte pour la lib�ration des femmes) me disant m�me et je cite : � si j'ai envie d'un homme qui me pla�t, je lui demande carr�ment, sans fausse pudeur : Avez-vous sur vous assez d'argent pour une chambre d'h�tel? Sinon, moi j'en ai �. Fin de la citation. Inutile de dire � quel point j'avais �t� stup�fait, abasourdi par ce langage et il m'a fallu une bonne demi-heure pour retrouver mes esprits et r�aliser enfin � quoi elle voulait en venir. Finalement, pour en revenir au bout de ma visite, elle m'offrit un travail de porte-�-porte : vendre du savon de toilette. Mais je savais d�j� ce qu'�tait ce genre de travail, mon ami Tibi le faisait d�j� depuis un certain temps, mais avec une marchandise plus int�ressante. Je l'avais quelques fois accompagn�, mais je m'�tais vite rendu compte que ce genre d'emploi n'�tait pas pour moi, ma grande timidit� me paralysait. Je refusais donc net sa proposition, lui expliquant que je ne me sentais pas assez dans mon �l�ment pour accomplir ce travail, mais je la remerciais vivement de sa gentillesse et de sa bienveillance envers un pauvre �tudiant. Elle me fit promettre de venir la voir tr�s bient�t, et entre temps essayera de me trouver un emploi plus conforme � mes � m�rites �, comme elle le disait si bien. La semaine suivante, comme je n'avais rien d'autre � faire, je lui rendis visite un soir vers les six heures, apr�s la fermeture de l'atelier. Nous avons pass� toute la soir�e dans son lit, puis je pris le dernier m�tro, avec la d�cision bien ferme de ne plus jamais revenir. J'ai tenu parole.

L'inactivit�, l'ambiance parisienne, me pesaient et je cherchait une quelconque occupation � mon esprit. Il ne restait que l'amour. Mon tout dernier grand amour de Debrecen s'�tait achev� sit�t mon d�part, ma dulcin�e avait trouv� d'ailleurs consolation avant m�me que je ne sois parti (bien s�r � mon insu, les cœurs en g�n�ral sont les derniers inform�s). Je compris tout quand je vis que mes lettres les plus ardentes restaient sans r�ponse. Il me fallait, il me manquait l'amour, je recherchais donc l� ou j'esp�rais trouver. Avec Yvonne cela ne m'aurait pas d�plu, mais elle vivait justement son grand amour et elle m'avait gentiment �conduit, non sans une pointe de regret, me reprochant ma conduite brutale � mon arriv�e. On se voyait quand m�me. J'�tais devenu son ami, son confident, me racontait son grand amour. Bien qu'elle commen�ait � avoir des doutes, elle aimait vraiment, sinc�rement, comme une femme peut aimer son premier amant. J'avais l'intuition que quelque chose se pr�parait et, malheureusement pour elle, j'avais raison. La rupture �tait arriv�e, telle que je l'ai racont�e plus haut. J'�tais pr�sent, je sentais qu'elle avait besoin de moi, j'avais �t� son seul ami dans sa grande tristesse, je sentais et je vivais son chagrin. Elle savait aussi qu'elle avait besoin de ma pr�sence. Sachant qu'elle appartenait � un autre, et cela par ma faute, j'�tais obs�d� par elle, je sentais na�tre un grand sentiment. Poss�dant d�j� son amiti�, je voulais essayer de conqu�rir son �me et aussi d'obtenir son amour, bien convaincu qu'un chagrin d'amour ne pouvait gu�rir que par un nouvel amour.

Nous �tions en mai 1938 et j'�tais en plein chaos. L'�tat de sant� d'Yvonne �tais devenu extr�mement pr�caire. Il lui aurait fallu l'air de la montagne pour ses poumons et pour ses nerfs. Mais les Stern, malgr� leurs dix ann�es de travail et de lutte infernale pour le quotidien, ne poss�daient aucune �conomie, et il fallait absolument trouver une solution, permettant de joindre l'utile � l'agr�able. Trop peu d'argent, mais �norm�ment d'id�es, ils �tudi�rent toutes les possibilit�s. Ils d�cid�rent d'ouvrir un petit salon de th�, quelque part en montagne, pour les mois d'�t�, qui devait couvrir les frais de s�jour pour toute la famille. Au d�but, Yvonne et sa m�re feraient seules le voyage et au mois d'ao�t, quand Paris se vide pour partir en vacances, le p�re viendrait rejoindre sa famille avec les enfants. Mais deux femmes seules, c'�tait assez scabreux, c'est ainsi qu'on me fit une proposition tr�s all�chante. J'�tais, soi-disant, bien au courant de la fabrication des croissants et autres petits g�teaux (tu parles! Je savais tout simplement comment former ces croissants) je pourrais donc les aider et il y avait une pr�sence masculine avec elles deux. Quand � moi, rien de particulier ne me retenait � Paris et je pouvais ainsi avoir des vacances gratuites et bien agr�ables avec les montagnes fran�aises. Naturellement, moi toujours pr�t � voyager, j'avais accept� sans aucune h�sitation. De me trouver aux c�t�s d'Yvonne m'emplissait de joie et d'espoir. Huit jours plus tard, je prenais le train, qui nous menait Yvonne, sa m�re et moi, vers la Haute Savoie, dans une petite ville calme et tranquille nomm�e Saint Gervais les Bains.

Mon audace fut r�compens�e. Je v�cus dix semaines sublimes, pleines d'affection, d'amour, de pl�nitude physique et spirituelle. Dix semaines inoubliables o� toutes les heures et les minutes furent pleines de bonheur sans �gal, dans une certaine communion du corps et de l'�me qui faisait na�tre au plus profond de mon �tre, comme une immensit� grandiose. Malheureusement cela ne dura que le temps d'un r�ve, pour s'achever dans un r�veil, laissant place � la plus cruelle des r�alit�s.

La m�re d'Yvonne �tait tr�s adroite et tr�s d�brouillarde. En quelques jours elle avait trouv� une petit boutique, anciennement un Milk-bar, avec tables, chaises, vaisselle, tout ce qui �tait n�cessaire dans un salon de th�. Au fond, une petite arri�re boutique, o� nous avions install� une cuisini�re �lectrique avec un grand four, et nous �tions pr�ts � commencer la fabrication des petits g�teaux et des croissants. On avait aussi un appareil � main pour fabriquer de la glace. � deux pas de la boutique, nous avions notre r�sidence qui se composait d'une grande chambre, avec deux grands lits, un lavabo minable, une petite table, une � armoire � glace � et deux chaises. Yvonne et sa m�re dormaient dans un lit, et dans l'autre moi-m�me (pas toujours seul). Les deux lits �taient plac�s c�te � c�te, et couch�s nous �tions l'un � c�t� de l'autre � lire, bavarder ensemble.

Yvonne et moi n'avions pas beaucoup de travail, le salon ne marchait pas bien fort. Le matin je faisait cuire deux fourn�es de croissants, on tournait la glaci�re � main pendant une heure avec Yvonne et le reste du temps, nous �tions pour ainsi dire, libre de ce que nous d�cidions. Nous �tions ensemble 24 heures sur 24. Nous avions donc tout le loisir d'apprendre � bien nous conna�tre. Nous faisions des longues promenades, en s'arr�tant de temps en temps pour �changer quelques baisers et mon �me de po�te surgissait de plus belle, l'inspiration po�tique, par l'interm�diaire d'Yvonne, ma muse c�leste, bouillonnait en moi et les po�mes s'�chappaient en jets continus les uns derri�re les autres. Les jours passaient � une vitesse folle, vingt-quatre heures c'�tait trop court pour assimiler tous ces faits, tous ces sentiments, toutes ces merveilles tomb�es d'un seul coup du ciel. Nous avons �t� Yvonne et moi pendant quelques jours � Chamonil. Nous avons escalad� l� une partie du Mont-Blanc, puis nous asseyant sur les glaces �ternelles, nous nous jur�mes solennellement un amour qui serait lui aussi �ternel. La vie �tait vraiment belle. Tout de m�me derri�re ce bonheur se cachait une menace : la possibilit� d'une s�paration. La situation politique devenait de plus en plus mena�ante, il y avait eu une mobilisation partielle en France, puis cela s'�tait calm� et la paix avait �t� sauv�e par Daladier-Chamberlain. Mon retour vers la Hongrie s'av�rait in�vitable.

Malgr� mon immense amour pour Yvonne, malgr� la France et tout ce que j'y avais v�cu et que j'aurais pu encore y vivre, je ne pouvais chasser ma nostalgie pour la Hongrie. Toutes mes pens�es �taient tourn�es vers ce retour, c'�tait une v�ritable obsession. Je sentais bien pourtant, et j'en �tais certain, qu'une fois arriv� en Hongrie, que tout bien compar�, la r�ponse � mon mal serait bien vite trouv�e et ma nostalgie rapidement dissip�e. Il me serait alors possible de choisir une fois pour toutes, entre les deux solutions, et commencer une nouvelle vie, dans un pays nouveau. D�but ao�t, de toutes fa�ons, j'avais �t� oblig� de quitter les lieux, car le p�re devait venir rejoindre Yvonne et sa m�re, avec deux autres enfants de la famille. Donc, faute de place, et mes services n'�tant pas indispensables, je pris le train pour Paris, soi-disant pour pr�parer mon voyage en Hongrie. Naturellement, tout le monde �tait au courant de notre situation et de nos relations entre Yvonne et moi et on disait, avec une certaine bonhomie, que notre amour trouverait bien sa conclusion heureuse � mon retour de Hongrie. Personne n'avait tent� de me d�conseiller ce voyage, pas m�me Yvonne. Ainsi s'acheva le premier Grand Amour de ma jeunesse, dont les souvenirs me hant�rent durant de nombreuses ann�es.

Quelques semaines apr�s mon retour � Paris, Yvonne et sa jeune sœur d�barquaient aussi � Paris. Nous nous sommes tr�s peu vus. Moi je me pr�parais, je n'avais plus que quelques jours devant moi, quant � elle, elle �tait occup�e � remettre en �tat leur appartement. Le gaz et l'�lectricit� �taient coup�s, les quittances n'ayant pas �t� r�gl�es. Elle avait beaucoup de probl�mes, mais elle �tait tr�s d�brouillarde, comme sa m�re, elle avait r�ussi de tout arranger, avec tr�s peu d'argent. Je crois aussi qu'elle tentait de retrouver l'homme qui la faisait encore souffrir, car malgr� notre aventure, elle l'aimait toujours, je pense. Pendant mon s�jour en Hongrie, nous avons �chang� quelques lettres, mais au bout de trois mois, je n'ai plus re�u aucune lettre, aucune nouvelle d'Yvonne. Moi-m�me j'�tais dans une situation bien difficile en Hongrie, je la relaterai un peu plus tard, je m'�tais donc fait une raison de ce silence, pensant qu'� mon retour en France tout s'arrangerait (�ternel na�f!).

� mon retour, j'ai effectivement essay� � plusieurs reprises de renouer avec Yvonne, mais sans succ�s, elle �tait compl�tement prise avec son impossible amour, malgr� nos dix merveilleuses semaines. La maladie aussi la d�truisait � petit feu, elle passait plus de temps dans les sanatorium qu'� la maison. La derni�re fois que je l'ai revue, c'�tait au mois de septembre 1942, avant mon d�part pour l'Allemagne. J'avais appris qu'elle �tait hospitalis�e � Paris m�me, j'ai donc �t� la voir et elle se montra tr�s surprise, mais bien contente de ma visite. Elle m'envoya, d'ailleurs, la semaine d'apr�s, un pneumatique, que par le plus grand des hasards j'ai encore en ma possession, avec le texte suivant : � Mercredi soir le 24. Mon cher Sanyi, j'ai juste la force de t'�crire ces quelques mots que je n'avais pas eu l'occasion de te dire de vive voix : ta visite m'a fait un tr�s grand bien et m'a beaucoup �mue. Mardi matin, le 30. Je continue, j'ai �t� tr�s malade toute la semaine, et je n'ai pas pu finir ce mot, je ne sais d'ailleurs plus tr�s bien ce que je voulais te dire. Sans doute de bons souhaits pour ton voyage et que j'esp�rerais que nous nous reverrions tr�s bient�t dans la joie et la paix. Que le Tout Puissant te prot�ge en exil. Pense quelques fois tr�s fort � ma gu�rison pour l'influencer en bien. Bon voyage et bon retour. Iby. �

Elle s'est �teinte tout doucement � l'�ge de 21 ans, une ch�re et tendre fleur avait succomb� en plein cœur de Paris occup�e par les hordes de nazis. Comme je l'ai su apr�s la guerre, toute la famille Stern avait disparu dans la tourmente quelque part dans un de ces cr�matoires maudits, ramass�e et embarqu�e gr�ce au soin vigilant de ces monstres.

Pour ma part je tenais � tout prix � accomplir mes obligations militaires envers la Hongrie, mon instinct me le commandait, et c'est gr�ce � cella que je suis rest� en vie (je le raconterai en son temps). Donc j'ai fait ma valise, je ne poss�dais d'ailleurs qu'une garde-robe bien r�duite. Fin septembre. J'�tais pr�t pour le voyage. Selon ma convocation, je devais me pr�senter le 1er octobre 1938 au bureau du recrutement. Le 28 septembre je quittais Paris.

En arrivant � Budapest, sans perdre de temps, j'ai pris la correspondance pour Debrecen. Le hasard m'a l� encore jou� un bien curieux tour. Je venais � peine de m'installer, plus ou moins bien sur la banquette d'un wagon de troisi�me classe; le voyage durait huit heures, pour une distance seulement de 240 km, soudain, qui vois-je appara�tre dans le d�cor? Ce n'�tait autre que mon dernier grand amour � Debrecen, celle qui n'avait m�me pas daign� r�pondre � mes lettres d�sesp�r�es. Elle rentrait de la capitale, d'un voyage d'affaires. Elle n'avait pu, d'aucune fa�on �tre au courant de mon arriv�e, ni � Budapest, ni mon d�part de Budapest � Debrecen, pour venir �ventuellement se disculper. La surprise �tait de taille pour nous deux, mais nous nous sommes remis tr�s vite, et nous avons fini par bavarder comme si de rien �tait. D'ailleurs, pour ma part, tout plein encore de souvenirs de l'�t�, j'avais compl�tement oubli� ma col�re d'antan. Je lui ai tout racont�, mon ann�e v�cue � Paris, mes d�boires, mon grand amour, enfin tout. Elle, de son c�t�, avec une simplicit� bien � elle, m'avouait que bien avant mon d�part elle �tait tomb�e amoureuse d'un de mes anciens camarades d'�cole, qui faisait d�j� carri�re dans le journalisme, donc plus int�ressant que moi. Elle n'avait rien voulu me dire, sachant que je me pr�parais � quitter la Hongrie. Plus tard, elle n'avait pas voulu continuer � mentir par correspondance, et avait d�cid� d'opter pour le silence. Le trajet dura huit heures et ces huit heures nous permirent de nous expliquer. � l'aube, en arrivant � Debrecen, nous nous sommes quitt�s d�finitivement, sans la moindre rancune.

Personne ne connaissait l'heure exacte de mon arriv�e, on ne m'attendais donc pas. J'ai pris la direction de la maison de mon oncle Lajos, le fr�re a�n� de mon p�re, l� o� j'avais demeur� pendant deux mois avant mon d�part pour Paris. Il n'�tait question l� que d'y r�sider pour un ou deux jours, qu'� la date fatidique du 1er octobre. Premi�re grande surprise, mon ami Gubo (Fescher Imre) m'apprenait que l'enr�lement �tait retard� pour une p�riode ind�termin�e � cause de la grave situation de la politique internationale et des menaces perp�tuelles d'un conflit arm�. Cette nouvelle m'a fait un sacr� choc. Ma rencontre avec plusieurs autres amis ne m'a gu�re remont� le moral. Partout et tout le monde me traitait de dernier des imb�ciles d'avoir quitt� la France, pays s�r, pour une Hongrie vivant dans un climat politico-social instable. L'Europe centrale �tait dans un bouillonnement constant. Sous la conduite d'Hitler l'Allemagne dirigeait toute l'Europe. Les valeurs d�mocratiques s'�croulaient les unes apr�s les autres, le grand cataclysme �tait au seuil de la plan�te, la guerre mondiale �tait in�vitable. Au beau milieu de cette situation, la position d�sesp�r�e des Juifs d'Europe.

La question juive �tait devenue primordiale, aussi bien en Hongrie que dans n'importe quel pays limitrophe de l'Allemagne. Les r�torsions, les nombreuses vexations anti-s�mites, les multiplications des lois anti-juives ont tout simplement paralys� la vie juive. Les souvenirs de la fameuse � nuit de cristal � de Berlin hantait l'esprit juif et partout, tout le monde me faisait le m�me reproche d'�tre revenu dans ce maudit pays. En peu de jours, j'ai r�alis�, tout ce que je n'avais pas compris durant des ann�es. Tout mon �tre �tait litt�ralement transform�, corps et �me, plein d'une immense haine envers le monde entier, envers ce pays qui m'a fait na�tre et que j'avais tant d�sir� revoir et servir. Je me rappelais soudain les paroles de ma m�re qui, parlant de mon retour �ventuel en Hongrie pour me faire r�fl�chir me disait : � Tu verras, mon gar�on, sit�t arriv� � Budapest, tu voudras reprendre le train pour revenir, mais il ne partira pas de si t�t �. Apr�s tout ce que j'avais entendu, vu et compris dans le m�me temps, j'aurais bien voulu effectivement reprendre le train, mais comme nous le verrons plus tard dans mon r�cit, ce n'�tais pas si simple. Mais mon retour en Hongrie sera pour moi, plus tard, une vraie planche de salut, involontairement, inconsciemment, de ma part, mais sans doute voulu par je ne sais quel myst�rieux � destin �.

Comme je n'avais aucune id�e de la date d'�ch�ance de mon service militaire, il y a bien fallu que je m'organise et que j'essaye de m'adapter � une vie civile pour quelques temps. Je me trouvais une nouvelle fois dans une situation plut�t critique tant au point de vue moral que mat�riel. J'avais tr�s peu de ressources, bien s�r, j'avais sur place une nombreuse famille; mais j'avais aussi ma fiert�, et je ne voulais surtout pas de charit�. Il me fallait donc d�nicher un travail quelconque, mais � cette �poque les occasions �taient plut�t rares � se pr�senter. Ce n'�tait pas les jeunes gens qui, comme moi juif, manquaient au tableau. Nombreux �taient ceux, qui, par suite des r�centes lois anti-juives essayaient de se reclasser, d'apprendre un m�tier manuel pour pouvoir survivre, car les possibilit�s dans les professions lib�rales �taient devenues absolument nulles. Je voulais � tout prix rester � Debrecen, car avec l'aide de mon ami Gubo (Ficher Imre) nous voulions �tablir un plan pour essayer de me faire r�former, en profitant de ses relations dans l'arm�e. Il fallait, en premier lieu, que je sois convoqu� pour l'accomplissement de mon devoir (mon service militaire) � Debrecen m�me, il me fallait donc un domicile plus ou moins correct en ville. Chez mon oncle, nous �tions tr�s � l'�troit, il n'y avait qu'une pi�ce et une cuisine, laquelle lui servait en m�me temps de petit atelier de t�lerie (mon oncle, en effet, �tait un petit artisan-t�lier � la retraite, et il passait son temps � fabriquer des bibelots). Avant mon d�part pour la France, j'y avait bien demeur� pendant deux mois, mais c'�tait l'�t� et je restais tr�s peu � la maison et cette fois-ci je ne savais pas tr�s bien combien de temps j'allais devoir �tre locataire. Ils �taient tous deux assez pauvres et je ne voulais pas abuser, d'autant que pr�c�demment je lui avais pay� une pension assez large et que cette fois-ci j'�tais pratiquement sans le sou. Il fallait donc que je me procure un logis pas trop on�reux et, pour la nourriture et le restant, je pouvais compter sur la famille, sans para�tre demander la charit�.

En fait, j'ai toujours �t� (et suis rest�) un gar�on chanceux, car, � travers toutes mes aventures je m'en suis quand m�me sorti vivant et en assez bonne sant�. En tout cas, j'ai r�ussi � me d�nicher une petite chambre (plus pr�cis�ment un petit vestibule) � un prix tr�s avantageux , dans le logement m�me o� nous demeurions avec mes parents, avant de quitter Debrecen, le no. 17 de la rue Mihlos. J'avais comme logeuse la tante d'un de mes anciens camarades de classe, qui lui-m�me habitait chez elle, et j'�tais donc tr�s bien consid�r� et j'ai fini par y prendre le petit d�jeuner et le d�ner (une tasse de caf� accompagn�e d'une tartine beur�e le matin et le soir). Pour mes repas de midi, je faisais des visites quotidiennes chez ma tante Molli, la sœur a�n�e de ma m�re, o� je me perdais tout simplement parmi les pensionnaires qui fr�quentaient sa table d'h�te. Le vendredi soir et le samedi midi j'�tais l'invit� attitr� de la plus jeune sœur de mon p�re, tante Lenke. Tandis que pour le blanchissage et le raccommodage, ma tante Iz�r�na, �pouse du fr�re de ma m�re de Falmen, s'en chargeait avec la plus grande gentillesse. C'est ainsi que je me suis partag� �quitablement chez tous les miens (qui demeuraient � Debrecen) et avec leur aide pr�cieuse je r�ussi � m'en tirer. De temps en temps, mes parents m'envoyaient un peu d'argent qui servait � mes menues d�penses. Ce n'�tait certainement pas une vie de ch�teau, mais j'estime avoir eu beaucoup de chance de poss�der une famille aussi sensationnelle. Et je voudrais saisir ici l'occasion d'exprimer ma profonde gratitude � l'�gard de tous celles et ceux qui m'ont aid� si g�n�reusement durant ces quelques mois tr�s durs, quand pour la premi�re fois de ma vie je me trouvais bien seul, �loign� de mes proches parents par le destin. Malheureusement c'est Hitler qui les a r�compens�s � sa fa�on, en br�lant toutes leurs mis�res juives dans un de ces cr�matoires honteux, quelque part � Auschwitz, Birkenau ou Treblinka.

Le temps passait tr�s doucement, moi qui voulais le pousser dans le dos, il n'y avait rien � faire. Finalement au milieu de janvier, j'ai re�u une convocation pour le 1er f�vrier au 11e r�giment d'infanterie de Debrecen. Le premier point �tait gagn�. Aussit�t avec mon ami Gubo nous avons commenc� � rechercher toutes les possibilit�s pour trouver le premier maillon de la cha�ne nous menant � la personne capable d'intervenir en ma faveur pour me faire r�former. Bien s�r, il me faudrait un peu d'argent, sans argent il ne pouvait en �tre question, mais il fallait surtout trouver quelqu'un qui le fasse par obligeance, par amiti� � l'occasion de la visite m�dicale, et avant l'incorporation d�finitive. Ce n'�tait pas une mince affaire, mais nous avions eu une volont� bien ancr�e de r�ussir. En cherchant bien, nous avons fini par d�nicher ce quelqu'un en la personne d'un m�decin radiologue, lieutenant exer�ant dans l'h�pital militaire m�me, o� � la derni�re visite m�dicale je devais �ventuellement passer la radio dont d�pendait la r�ussite de mon projet. Ce docteur, quelque peu aristocrate, avait la passion des femmes et du jeu. Ne poss�dant pas de fortune personnelle il souffrait d'un �ternel manque d'argent. Il accepta pour une somme tout � fait d�risoire (50 peng�) d'intervenir dans mon destin en me donnant (par l'interm�diaire) certaines recommandations : je devrais me d�brouiller pour, au moment de ma visite m�dicale d'incorporation, on me prescrive une visite suppl�mentaire � l'h�pital. L� automatiquement c'est lui qui me passerait la radio, et son diagnostic �tait d�terminant. Inutile de dire combien j'�tais nerveux, j'attendais avec impatience ce 1er f�vrier. En dehors de mon ami Gubo et son p�re, personne n'�tait au courant. J'appr�hendais pour mon r�le, comment allais-je le jouer? Est-ce que j'allais r�ussire � bien simuler, et quelle maladie choisir? Je me disais et je me redisais : � il faut r�ussir et je r�ussirai �. J'ai choisi le cœur. Je savais qu'avec cet organe on pouvait laisser planer pas mal de doutes, le contr�le en est tr�s difficile. Sur les conseils d'un de mes amis, m�decin frais �moulu, j'ai choisi comme moyen la quinine (qui acc�l�re les battements de cœur, mais pas les pulsations, ce qui peut para�tre paradoxal et laisse parfois perplexe les sp�cialistes eux-m�mes). Je me suis donc procur� une bonne quantit� de quinine, l'ai mis en lieu s�r, et deux jours avant le Grand Jour, j'ai commenc� m�thodiquement , par faibles doses, � me nourrir de cette substance am�re.

Le grand jour arriva donc, et moi, pr�t � toutes les �ventualit�s, une cantine m�tallique sur l'�paule, je me pr�sente � huit heures du matin devant la caserne, lieu de recrutement. Je tremblais de tout mon corps, aussi bien de nervosit� que par l'effet de la quinine. Arriv� � mon tour, je n'ai pas eu besoin de dire un seul mot, le m�decin avait imm�diatement pos� son st�thoscope sur ma poitrine et reculant de quelques pas il avait grommel� quelque chose comme : � comment peut-on recruter un individu pareil pour le service actif �. Il ordonna aussit�t un examen tr�s approfondi, avec radio et tout le tralala dans l'h�pital o� mon m�decin radiologue �tait en principe le seul ma�tre � bord. J'avais remport� la deuxi�me manche. Mais mon calvaire qui n'aurait d� �tre que de tr�s courte dur�e, ne faisait que commencer et pendant trois longues semaines, tr�s exactement 23 jours, j'ai d� vivre tout l'enfer de l'arm�e hongroise, au demeurant ni plus ni moins ex�crable, que toutes les arm�es du monde, mais avec en plus une nuance sp�cifique aux Hongrois : l'antis�mitisme virulent, surtout � cette �poque.

� l'h�pital tout s'�tait pass� selon les plans �tablis. Apr�s une visite g�n�rale, j'avais pass� la radio. En entendant mon nom, le m�decin m'avait observ� (il ne m'avait encore jamais vu, tout s'�tait pass� par l'entremise d'un interm�diaire), plongeant ses yeux dans les miens, comme pour me fusiller en un rien de temps, il m'exp�dia. Je croyais que toutes les formalit�s �taient termin�es et que d�s le lendemain, je me retrouverai en civil. Mais c'�tait sans compter avec l'administration, surtout militaire, il est d'ailleurs bien �vident et clair comme de l'eau de roche, qu'entrer dans l'arm�e ou dans une prison est toujours cent fois plus facile que d'en sortir.

Nous �tions une bonne dizaine � avoir pass� cette contre-visite. Un sergent nous pris en main, et sans tambour ni trompette, reconduis�t notre petit d�tachement � la caserne, o� l'on nous remit des effets militaires. J'avais pour ma part re�u un galon distinctif d'�l�ve officier, gr�ce � mon baccalaur�at en sciences. Trois autres soldats dans ma compagnie se trouvaient dans mon cas. Ce galon n'�tait pas un grade d�finitif, ce n'�tait gu�re qu'une distinction qui, en principe inspirait un certain respect. Avec une vingtaine de paysans malodorants et un sergent, on nous a log� dans une immense chambr�e. Sur le moment, j'�tais totalement d�boussol�, je ne comprenais rien, j'ai d'abord pens� que le cardiologue m'avait roul�, ou m�me trahi. Je me voyais d�j� devant un conseil de guerre, enfin mon imagination me jouait vraiment de vilains tours. Mais tout paraissait calme et serein, on faisait connaissance, on essayait de sympathiser, mais ce n'�tais pas tr�s facile. J'�tais le seul Juif de la chambr�e, et dans toute la compagnie nous n'�tions que trois. Dans la chambr�e on me battait plut�t froid, je n'esp�rais pas mieux, je ne me sentais donc gu�re offens�, j'�prouvais plut�t une certaine piti� envers mes trois camarades de chambr�e qui ne savaient pas de quel c�t� pencher et finalement c'est eux qui eurent la plus mauvaise part. Le lendemain matin, r�veil en fanfare � 5h30. Il fallait faire tr�s vite, car nous n'avions en tout que vingt minutes : se lever, enlever son pantalon et d'un m�me mouvement sauter directement dans ses godillots, faire son lit mais pas n'importe comment, nettoyer la chambr�e, ranger et laisser tout dans un ordre impeccable, s'occuper de soi, �galement se laver, se raser puis au pas de course d�gringoler les deux �tages jusqu'� la cour immense qui servait en m�me temps de terrain d'exercice.

C'est l� que commen�ait la v�ritable torture. En plein f�vrier, par un froid de -20 � -25 degr�s, un sous-lieutenant sadique nous faisait faire pendant pr�s de vingt minutes des exercices, ou plut�t prenait plaisir � nous faire cracher le sang. Au bout d'une semaine, j'�tais � knock-out �, je n'en pouvais plus, j'avais mal partout, de plus mes deux coreligionnaires et moi �tions devenus, ainsi que quelques pauvres jeunes paysans, les souffres douleur de la compagnie. Nous trois � cause de notre situation juive, les paysans et les tziganes, n'�tant pas consid�r�s comme des �tres humains, subissaient le m�me sort. Des amis venaient me voir presque chaque soir pour bavarder � travers les grilles de la caserne. Sur leur conseil, apr�s toute une semaine de souffrance, je me suis pr�sent� � l'infirmerie, sous le pr�texte de troubles respiratoires (je venais d'avaler deux cachets de quinine). Le m�decin en garde �tait un jeune m�decin sous-lieutenant en service actif, de 2 � 3 ans plus �g� que moi. Je lui ai d�bit� ma petite histoire, tout comme je l'avais fait la semaine pr�c�dente, il me posa lui aussi le st�thoscope sur la poitrine et eu la m�me r�action que son confr�re. Apr�s un examen g�n�ral il se montra ind�cis et me demanda de me pr�senter le lendemain matin devant le m�decin-chef, qui lui seul avait le pouvoir de d�cision. En attendant il me prescrivit un repos complet en m'exemptant de tout service jusqu'� nouvel ordre. Quelle surprise dans la chambr�e! Du coup, tout le monde s'int�ressait � ma petite personne et moi pendant ce temps je m'�vertuais � jouer mon r�le, et bien. Mes trois camarades, �l�ves officiers, symptonisaient plus ou moins avec moi, solidarit� entre futurs officiers oblige, car pour eux non plus l'instruction militaire n'�tait gu�re une sin�cure. Le chef de chambr�e- je n'oublierai jamais - Monsieur le Caporal-chef, en m�me temps chef de section, maudit soit son nom, toute la journ�e, du matin au soir, parfois m�me en pleine nuit, brimait avec un sadisme diabolique toute la chambr�e, sans exception et tout particuli�rement nous quatre. Avec son despotisme maladif, il voulait d�montrer sa toute puissance, sachant bien que dans quelques mois, ces m�me personnes auraient obtenu un grade bien sup�rieur au sien, un grade que lui-m�me n'aurait au grand jamais. C'est dans cette atmosph�re que je me suis tra�n� pendant trois longues semaines dans la caserne entre la chambr�e et la cantine, o� d'ailleurs je passais le plus clair de mon temps, exempt de service � la ris�e de mes compagnons de mis�re, ris�e bien emprunt�e de jalousie.

Le lendemain matin je me suis pr�sent� de nouveau � l'infirmerie, mais Monsieur le m�decin-chef n'�tait pas visible, et durant toute une semaine, tous les matins j'ai refais la m�me d�marche. Finalement, dix jours apr�s ma premi�re visite, j'ai eu la grande chance de le rencontrer, et naturellement pendant tout ce temps je me nourrissait de quinine. Heureusement, j'�tais jeune et bien portant, et mon organisme n'a pas trop souffert de cette exp�rience dangereuse, mais n�cessaire � cette �poque. Cela remonte � bien loin. � 45 ans de distance, quand j'y pense, il fallait �tre vraiment jeune, irr�fl�chi, inconscient pour agir de la sorte. Le m�decin-chef, un quinquag�naire sympathique, agr�able, enfin un �tre humain, pas un soldat, m'examina, consulta mon dossier, retrouva les analyses, les radios qui montraient une affection, probablement cong�nitale, du cœur. Il me laissa partir en m'assurant que tr�s bient�t, j'aurai des nouvelles de ma d�mobilisation, car avec ma maladie je ne pouvais �tre bon que pour le service auxiliaire. J'�tais aux anges, j'avais risqu� et je gagnais. Le temps paraissait � me para�tre bien long, j'�tais libre, mais sans l'�tre vraiment. Il fallait suivre les r�glements, j'�tais toujours en uniforme, soldat, donc oblig� d'ob�ir, saluer, faire le clown, subir les moqueries de monsieur le chef de chambr�e et tout ce qui s'en suit.

Finalement, le 23 f�vrier j'ai re�u l'ordre de me pr�senter le lendemain matin devant le capitaine de la compagnie et d'annoncer, selon le r�glement, mon d�part de l'arm�e. J'ai eu droit � quelques belles paroles de mon capitaine, le salut de ma section et ramassant vivement toutes mes affaires, j'ai quitt�, en habits civils, la caserne, laissant derri�re moi presque quatre semaines pleines d'angoisse, de souffrance morale (un peu physique aussi), d'humiliation. Mais en m�me temps je jubilais, satisfait de les avoir roul�s et de plus avec la complicit� d'un des leurs, le fameux radiologue. Encore aujourd'hui, quand j'y pense, je ressens l'indescriptible bonheur qui m'avait envahi en sortant par le grand portail de la caserne accompagn� de l'officier de service, devant les sentinelles au garde-�-vous , nous pr�sentant les armes en guise de salut. Une fois dehors, je m'�tais senti encore plus libre qu'un oiseau, malgr� la situation instable et la fragilit� de la paix. L'annexion compl�te de la Tch�coslovaquie, sa disparition de la carte du monde, la r�occupation par la Hongrie de certaines villes de ce pays bouleversaient totalement l'atmosph�re pourtant d�j� empoisonn�e. L'antis�mitisme crachait sa haine de plus en plus fort, car 90% des habitants de ces cit�s annex�es �taient juifs, des Juifs traditionalistes, avec leurs institutions bien organis�es, avec des lyc�es fonctionnant dans la langue h�bra�que. Bref, dans la Hongrie du d�but de l'ann�e 1939, �tre juif �tait devenu �tre un paria.

Pour savourer ma r�ussite, j'�tais parti d�s le lendemain passer quelques jours chez des parents, � quelques 30km de Debrecen, o� vivaient deux familles tr�s proches, avec d'innombrables cousins et cousines. De toute fa�on, il me fallait attendre la r�ception des documents officiels, entre autres mon livret militaire, pour pouvoir r�cup�rer mon passeport et quitter les lieux le plus vite possible, regagner la France, avant que la situation ne se g�te compl�tement. La France me hantait depuis mon retour et je gardais un souvenir vivace de cette large libert� qui y r�gnait. Trois longs mois pass�rent dans une attente st�rile, � ne pouvoir rien faire, m'ennuyant � mourir, dans un pays qui ne m'inspirait plus qu'inqui�tude et d�go�t. Autant l'avais-je aim� et b�ti tout mon avenir sur lui, autant il m'avait d��u et �cœur�. Finalement, fin juin, mon livret militaire �tait arriv�, et j'avais aussit�t fait le n�cessaire pour obtenir mon passeport. Gr�ce � des relations dont je b�n�ficiait encore, je l'obtint sans difficult� en quelques jours, j'avais m�me eu droit � un passeport � lib�ral � sans mention de la religion. Le proc�d� �tait encore tout r�cent, et j'�tais parmi les premiers � pouvoir profiter de cet avantage. L'immigration vers des pays qui n'appr�ciaient pas particuli�rement l'entr�e des Juifs �tait ainsi facilit�e. J'avais donc ramass� � nouveau mes maigres biens, fait mes adieux � tous mes amis, mes parents proches et lointains, � la ville de Debrecen, � mes souvenirs, et avais pris le train pour Budapest. Je ne devais revenir que 43 ans plus tard.

� Budapest, d'autres surprises d�sagr�ables m'attendaient, qui ont fait de mon retour vers la France une aventure rocambolesque, pleine d'impr�vus dans des prisons fran�aises, qui traitaient tous les pensionnaires comme les derniers des criminels de droit commun. J'�tais arriv� le matin dans la capitale, et m'�tais imm�diatement rendu au consulat fran�ais pour demander mon visa de retour, dont l'obtention ne faisait pour moi pas un moindre doute. Quelle n'avait pas �t� ma surprise, apr�s deux heures d'attente, que ma demande �tai purement et simplement rejet�e. Malgr� mes protestations, en fran�ais s'il vous pla�t, prouvant avec ma carte d'identit� obtenue � Paris en novembre 1937 et valable jusqu'en novembre 1940, que j'�tais tout � fait en r�gle avec les autorit�s fran�aises; que j'avais quitt� la France apr�s une d�claration au commissariat de de police de mon quartier, sp�cifiant mon d�part pour la Hongrie avec l'intention ferme de revenir. Malheureusement j'aurais d�, en m�me temps, demander un visa de retour, mais personne ne m'avait averti de la n�cessit� d'une telle d�marche. J'�tais donc oblig� de me rendre � l'�vidence : il n'y avait pas grand chose � faire. Il allait falloir trouver un biais. Je n'avais pas beaucoup d'argent, � peine plus que le prix de mon billet de chemin de fer pour Paris, mais il fallait agir. Mon oncle Maurice qui m'h�bergeait ainsi que ma tante Irma, �taient des gens tr�s pauvres, mais extr�mement gentils, qui ne pouvaient gu�re me venir en aide, � part me nourrir et me loger. La seule solution �tait donc de m'expliquer aupr�s de mes parents, et solliciter leur aide, ce que j'ai fait aussit�t. Trouver un issu � mon cas repr�sentait un v�ritable probl�me, mais on dirait que le destin veillait sur ses prot�g�s. J'ai r�ussi � d�nicher l'adresse d'une famille, autrefois � Debrecen, avec les enfants de laquelle nous avions entretenu des termes amicaux et nous avions �galement �t� en rapport avec le p�re, qui avait �t� quelque peu dentiste � Debrecen quelques ann�es plus t�t. Il �tait (le p�re d'origine polonaise, Juif de bonne souche, et poss�dait les relations n�cessaires pour me trouver une combine. Je d�posai donc tout l'argent que j'avais en ma possession soit 150 peng� (� peu pr�s 100 dollars) en esp�rant obtenir en contrepartie (naturellement pas d�tour) un visa pour la France. Apr�s deux jours d'anxi�t� on m'a rendu mon passeport, ma carte d'identit� sans visa, ainsi que mon argent. Il n'y avait rien � faire, la raison du refus n'avait pas �t� donn�e. J'ai r�ussi � la conna�tre seulement en 1940 quand �ventuellement j'ai voulu prolonger la validit� de ma carte d'identit�, mais j'y reviendrai en son temps. Inutile de dire comme j'ai rag�, j'ai fulmin�, mais j'�tais d�cid� � poursuivre ma route, et rien ne pouvais m'arr�ter, je voyais mon destin œuvrer contre moi, mais je me suis obstin� � ne pas vouloir subir, et � rechercher une autre possibilit� d'�vasion, de quitter � tout prix la Hongrie. Ainsi nous avions d�cid� avec le plus jeune des gar�ons de ce pseudo-dentiste, de deux ans plus jeune que moi, de tenter d'obtenir un visa pour la Suisse. Lui, en s'inscrivant � l'Universit� de Zurich devrait pouvoir y rester, quant � moi, j'essayerais d'obtenir un visa pour la France. En cas de nouvel �chec, je passerais la fronti�re ill�galement, et une fois en France je me d�brouillerais avec ma carte d'identit� en r�gle. L'id�e paraissait bonne, sans vraiment de difficult� majeure, bien s�r c'�tait aventureux, mais je commen�ais � �tre habitu�. Nous �tions � la mi-juillet et le temps passait. Apr�s la solution, somme toute heureuse, de mon aventure militaire hongroise, mes parents me donn�rent avec un peu d'argent, leur assentiment pour que je tente l'impossible pour revenir en France. Un beau soir de Juillet, avec mon nouvel ami, munis tous deux d'un visa pour la Suisse, nous avons donc pris le train pour Zurich o� nous sommes arriv�e le lendemain matin. Malgr� que mon ami �tait plus jeune, il �tait plus hardi et plus d�brouillard que moi. Je l'avais donc bien choisi ou disons plut�t que la chance m'avait souri en le pla�ant sur mon chemin. Aussit�t arriv�e, il d�cida que nous devrions nous rendre, avec toutes nos affaires, directement � la synagogue la plus proche, qui se trouvait justement �tre l'une des plus importantes et des plus orthodoxes. Nous avons pris part � la pri�re du matin et avons ensuite demand� � voir, si possible, le pr�sident, ou tout au moins un responsable de l'aide sociale. Nous avons �t� re�u tr�s gentiment, l'un apr�s l'autre nous avons racont� chacun notre histoire. Mon ami a imm�diatement re�u une adresse, o� l'on s'occuperait de lui, j'ai re�u une autre adresse, ou je serai h�berg� quelques jours, le temps de me procurer le visa, ou sinon un autre moyen pour retourner en France. Ils ont vraiment �t� tr�s chics envers nous. Nous nous sommes donc fait nos adieux et chacun est parti vers sa propre destin�e. Je suis rest� en tout et pour tout deux jours � Zurich, mais bien s�r pas de visa pour la France. Par contre, ils trouv�rent un passeur qui devait me faire franchir la fronti�re ill�galement, me firent don de vingt francs suisses, remirent au passeur sa r�tribution et nous voil� partis, mon passeur et moi.

C'�tait un soir pluvieux, le 4 ao�t 1939 et nous marchions en direction de B�le, en pleine nuit. Tout doucement, il commen�a � pleuvoir. Une petite pluie fine mais drue p�n�trait mon imperm�able (non imperm�abilis�) et me transper�ait jusqu'aux os. Tous tremp�s, nous marchions. Nous avons march� des heures durant, moi avec ma valise, lui avec l'apparence sto�que de quelqu'un qui accompli son devoir. Nous n'�changions pas un mot, lui ne connaissait qu'un certain dialecte, le � schweitzer �. En entrant dans un petit bois, apr�s quelques minutes de marche, nous sommes tomb�s nez � nez avec deux braves gendarmes fran�ais, qui nous amen�rent sans poser de questions, au poste � St-Louis. J'ai termin� l� ma nuit mouvement�e, tout transi par la pluie, tremblant de tous mes membres, dans une cellule priv�e de la gendarmerie locale. Le lendemain matin, je m'en souviens clairement, c'�tait un dimanche, la pluie avait cess� de tomber, le soleil brillait, on m'a servi (par l'ouverture grillag�e de la porte) un bol de caf� noir, sans sucre, du � jus �, comme ils l'appelaient. Puis, m'ayant fait ramasser ma valise, ils m'ont conduit � la prison de Mulhouse. L�, on m'a enlev� ma ceinture, mes lacets de mes souliers et de ma valise, tout ce qui pourrait servir � un suicide �ventuel, mes cravates, etc. � Dura lex sed lex �, le r�glement c'est pour tout le monde, sans exception. J'�tais compl�tement dans le cirage, comme on dit, je ne comprenais pas ce qui se passait, j'�tais comme vid�, la gorge s�che, an�anti, et j'ai pleur� pendant des heures, comme un gosse, tout seul dans ma cellule. J'avais l'impression que le ciel m'�tait tomb� sur la t�te et que je ne pourrais pas m'en sortir, et m�me si un jour je m'en sortais, je ne serai plus qu'un ancien prisonnier � jamais banni. Heureusement, le temps �tant un rem�de tr�s efficace, il r�ussit � soigner et gu�rir les grandes peines.

Mon s�jour bien impr�vu dans cette prison, ou plut�t la � Maison d'Arr�t � de Mulhouse me bouleversait profond�ment. Je n'avais qu'� peine 23 ans, un caract�re pas encore bien tremp�, et les �preuves que j'avais d� subir �taient vraiment de taille pour moi! Mes aventures dans l'arm�e hongroise, mes �checs r�p�t�s pour obtenir ce sacr� visa fran�ais et maintenant la prison, tout cela �tait trop et la vase d�bordait - et de fait je ne pouvais arr�ter mes larmes, je pleurais comme une Madeleine, surtout la nuit. Je me vois encore assis sur le bord de mon lit, les yeux pleins de larmes, contemplant ma cellule, avec sa lourde porte toute bard�e de serrures �paisses, sa lucarne en haut, au ras du plafond, sa petite table sortant du mur comme un appendice, une malheureuse chaise et, pour d�corer ce magnifique salon de 7 X 3 m dans le coin � c�t� de la porte (pour que le gardien puisse observer) une cuvette de toilette, sans couvercle, sans rebords, et puant comme la peste. Bien que n'�tant pas un criminel, mon d�lit n'�tait qu'une infraction mineure, le traitement �tait le m�me pour tous. Ainsi le premier jour d�s le matin, un gardien jovial m'a amen� pour jouer du piano. Bien s�r je me suis �cri� que je ne savais pas en jouer, il m'a tranquillis� en me disant qu'on allait m'apprendre. En effet, on a pris mes dix doigts, on les a tremp�s dans de l'indigo, et on a relev� mes empreintes digitales. Apr�s le piano, on m'a photographi�, une pancarte pendant � mon cou avec un num�ro. On m'a pris de long en large, profil droit, gauche de face, de dos, enfin dans toutes le positions possibles et imaginables et partout avec le num�ro bien en �vidence. Durant toutes ces manipulations, je causais avec mon gardien. Il �tait tr�s bavard, tr�s jovial, il m'a entretenu de la vie dans la prison. Dans mon cas, me disait-il, je serais certainement condamn� � un mois de prison, puis expuls� de France, si c'est mon premier d�lit. J'avais le droit de recevoir de la correspondance et le droit � l'usage de la biblioth�que. Voyant parfois mes larmes appara�tre, il m'avait consol�, m'assurant que ce n'�tait pas si grave, qu'il fallait me ressaisir, qu'il y avait des gens, des Juifs, qui �taient d�j� en troisi�me tentative pour p�n�trer en France, et ils n'avaient toujours pas renonc�. Cette conversation m'avait beaucoup aid� et je m'�tais retrouv� dans ma cellule un peu rassur�. Apr�s le repas de midi que je n'ai pas pu toucher, un autre gardien, un vieux celui-l�, est venu me voir, m'a demand� si j'avais besoin de quoi �crire et lui aussi m'a parl� de la biblioth�que. J'ai saut� sur l'occasion, �t� aussit�t � la biblioth�que o� j'ai �crit une longue et bien triste lettre � mes parents, les suppliant de trouver un moyen quelconque de me tirer de l�. Plus tard dans l'apr�s-midi, le vieux gardien m'a emmen� dans une cellule voisine o� se trouvaient trois autres d�tenus, plus �g�s que moi, la cinquantaine au moins. Nous avons fait connaissance et j'ai appris en un apr�s-midi plus de mis�re que mon jeune �ge ne pouvait en supporter. C'�taient des gens qui, depuis des ann�es se tra�naient de l'Allemagne � l'Autriche, � la Tch�coslovaquie, puis en Suisse, refus�s partout, ils voulaient se rendre en France, l� o� l'on accueillait tout le monde. Ils connaissaient bien des prisons, entre autres celle de Mulhouse. L'une des trois personnes avait d�j� �t� par trois fois refoul�e vers la Suisse, qui l'avait remise aussit�t entre les mains des autorit�s fran�aises, et en retour en prison!. Il n'avait pas vu sa famille depuis deux ans, mais elle �tait d�j� en s�curit� en France et l'attendait. On avait droit (s'il ne pleuvait pas) deux fois par jour, le matin et l'apr�s-midi, � une promenade d'une heure dans la petite cour attendant � nos cellules. L�, en file indienne, nous formions une ronde et marchions en fumant cigarettes sur cigarettes. Dans les cellules, il �tait strictement interdit de fumer et quand par exemple, il pleuvait deux ou trois jours de suite entre 10 et 11 heures de matin et 3 et 4 heures de l'apr�s-midi, nous restions sur notre envie de fumer. Ainsi passaient les longues journ�es, et surtout les tr�s longues nuits. � la fin de la deuxi�me semaine, je comparu devant le juge qui me condamna (comme l'avait pr�vu mon brave gardien) � un mois de prison, 100 francs d'amende et expulsion imm�diate de la douce France. Dans ma d�tresse, j'�tais plut�t content du jugement. Mes parents m'avaient r�pondu aussit�t re�u ma lettre, ils avaient contact� divers avocats, mais ceux-ci ne pouvaient rien faire car la loi c'�tait la loi. Cette loi �tait inattaquable et l'on ne pouvait faire appel devant un autre tribunal. Il ne me restait donc plus qu'� esp�rer , et une fois en Suisse �viter un rapatriement en Hongrie. Sur les conseils de mon incarc�ration je m'�tais fait porter sur la liste des prisonniers qui revendiquaient une nourriture kasher. Nous �tions relativement mieux nourris que les autres et m�me le vendredi soir et le samedi midi nous avions droit, gr�ce aux bons soins du consistoire local, presqu'� un petit festin. En dehors de cette assistance g�n�reuse, nous recevions la visite hebdomadaire d'un rabbin qui, par ses bonnes paroles, soutenait notre moral. Le grand jour approchait, nous �tions le 2 septembre 1939 et il ne me restait que deux mais longs jours � tirer. Soudain, une visite tout � fait inattendue du rabbin nous surpris. Il nous annon�ait la d�claration de guerre de la France et de l'Angleterre � l'Allemagne nazie. Bien qu'attendue, c'�tait une nouvelle qui nous a fait un grand choc. Il nous apprenait �galement une autre d�cision qui dans notre cas, dans la situation o� nous nous trouvions, �tait sensationnelle : tous ceux qui s'engageraient dans les forces arm�es pour la dur�e de la guerre, pourraient rester en France d�finitivement, s'ils avaient la chance de survivre � la guerre. Pour une bonne nouvelle, pour moi c'en �tait vraiment une, malgr� ma peur bleue de l'uniforme (j'avais toujours, bien ancr� dans ma m�moire, le souvenir de mon exp�rience militaire d'il y avait � peine quatre mois).

J'ai �t� ravi d'avoir � changer mes plans, et comme ma bonne �toile m'avait encore bien servi, je recommen�ais � voir la vie en rose, en pleine guerre. Les deux derniers jours se passaient dans la bonne humeur et la franche camaraderie. On faisait des projets, on se promettait de se revoir � Paris (jamais je n'ai eu la chance de revoir quiconque de mes anciens cod�tenus). Le 4 septembre, j'�tais le seul � recouvrer ma libert� et nous nous sommes s�par�s tous remplis d'espoir. Avec mon billet de sortie j'ai re�u un permis de s�jour de trois jours avec obligation de m'engager � volontairement � dans l'arm�e fran�aise. � Mulhouse m�me, il n'y avait pas de bureau de recrutement, on m'a alors fourni un billet de chemin de fer pour Belfort, qui est � une trentaine de km de Mulhouse. Il �tait tard dans l'apr�s-midi quand je suis arriv� � Belfort, et le temps de trouver le bureau de recrutement, il �tait d�j� ferm�. Seul, dans une ville inconnue, apr�s quelques minutes de r�flexion, j'ai d�cid� de me rendre � Paris et de m'engager l�-bas. C'�tait la mobilisation g�n�rale , les trains �taient bond�s de soldats et de civils, qui rejoignaient leurs unit�s, donc sans billet et sans trop r�fl�chi, j'ai pris le premier train pour Paris. J'avais l'air d'un jeune civil qui regagnait l'arm�e et, en fait c'�tait bien le cas. Apr�s trente heures de voyage, apr�s trois ou quatre changements de train, � huit heures du matin, j'ai d�barqu� � la gare de Lyon. L� j'ai pris le m�tro et je suis arriv� chez nous, chez mes parents vers neuf heures trente, au 43 rue de la Roquette. C'est ma pauvre m�re qui m'a ouvert la porte et en me voyant elle a perdu connaissance. Tout rentra dans l'ordre peu de temps apr�s. Tout le monde �tait fou de joie. Avec la d�claration de guerre, suivie de la mobilisation g�n�rale, tout Paris �tait sens dessus dessous, peu de gens travaillaient. Dans la maison, presque tous les voisins �taient rest�s chez eux, et ont pu s'associer � notre joie. J'�tais en train de raconter mon odyss�e, quand tout � coup les sir�nes commenc�rent � hurler. C'�tait la premi�re alerte sur Paris. Tout le monde se bousculait pour descendre � la cave am�nag�e en abri, et c'est l� que j'ai continu� l'histoire de mon calvaire, en mettant bien l'accent sur la chance inou�e que la guerre avait �t� d�clar�e juste � temps pour moi, car si elle avait tard� de seulement cinq jours, je n'aurais peut-�tre jamais pu revoir Paris, avec tous ceux qui m'�taient si chers.

J'en �tais au deuxi�me jour de mon permis de s�jour provisoire, il me fallait donc agir le jour m�me. Tout de suite apr�s l'alerte, avec Emma, nous avons pris le m�tro et nous nous sommes rendus � l'�cole Militaire, o� en quelques minutes j'ai sign� ma feuille d'engagement comme volontaire �tranger pour la dur�e de la guerre. Avec le certificat d'engag�, et avec mon billet de sortie de prison, je me suis pr�sent� au commissariat du quartier de la Roquette o�, sans autre formalit�, sans m�me de certificat de domicile pourtant toujours obligatoire, on a valid� ma carte de s�jour (valable jusqu'au mois de novembre 1940) avec le cachet du commissariat. Voil� bien qui d�montrait la valeur profonde attach�e � cet engagement dans l'arm�e fran�aise. Ainsi, j'�tais redevenu un �tre libre, un �tranger privil�gi� en France dans l'attente de sa convocation de l'administration militaire, cette fois-ci fran�aise. La mobilisation �tait maintenant accomplie, et rien ne laissait soup�onner que nous �tions en guerre, sauf les r�glements de d�fense passive, qui faisaient de la � Ville Lumi�re � un endroit plut�t triste et sombre. Le moral �tait bon et les gens vaquaient � leurs occupations tout comme avant. Je profitais des quelques semaines qui me restaient avant mon incorporation dans l'arm�e. Apr�s une ann�e d'absence, j'essayais de renouer avec le peu d'amis que j'avais avant mon d�part pour la Hongrie, mais une c�sure s'�tait produite, la vie avait continu� sans moi, et je m'�tais pratiquement exclu du groupe. Il aurait fallu recommencer � renouer et cultiver les amiti�s si ch�rement acquises avant mon d�part. Mais je n'ai pas eu assez de temps, car au d�but du mois d'octobre j'ai re�u ma convocation pour le 26 de ce m�me mois. Le 26 � huit heures du matin, je me suis donc pr�sent�, non pas � la fa�on hongroise avec une cantine sur l'�paule, mais � la fran�aise avec deux grosses musettes pleines de tout ce qu'un soldat peut avoir besoin. C'�tait � la caserne de Reuilly; il y avait beaucoup de monde, on entendait toutes les langues, m�me des fois le fran�ais. Forc�ment le hongrois, comme toujours, faisait bande � part, et moi-m�me, instinctivement, je me suis dirig� vers leur groupe.

La bureaucratie fran�aise n'a aucunement besoin de publicit�, des paperasses et encore des paperasses. Une fois sur place, des hauts parleurs nous ont annonc� que nous devions inscrire notre identit� sur une simple feuille de papier en recopiant soit notre passeport, soit une pi�ce quelconque d'identit�. N'ayant pas tr�s bien compris cette annonce, je me suis tourn� vers un jeune moustachu qui se tenait debout non loin de moi, isol� de toute la bande de Hongrois. Fort aimablement, il m'a expliqu� ce que je devais faire et m'a m�me offert son aide que j'ai accept� avec empressement. On a commenc� � parler, il s'appelait Dr. Falus Andr� de Budapest. Au bout de quelques minutes nous �tions devenus des amis. Lui �tait tout seul et moi pareillement, on aurait dit que nous nous �tions cherch�s et que nous nous �tions retrouv�s. Nous nous quittions plus, parlant de choses et d'autres, de la Hongrie, de la France, naturellement de la question juive et de ces lois affreuses qui journellement sortaient en Hongrie contre les Juifs. C'�tait un plaisir de converser avec lui. Sa vive intelligence et sa grande culture m'avaient toute de suite frapp�, et je voyais en lui ce que je cherchais comme ami depuis bien longtemps. Bien que n'�tant que de trois ans mon a�n�, son caract�re paraissait bien plus m�r et j'ai compris que malgr� son jeune �ge, il devait avoir beaucoup d'exp�rience. Je lui ai pr�sent� mon p�re et ma sœur Emma qui se trouvaient avec moi. Ils �chang�rent quelques mots et � la demande de mon p�re, Andr� promis de veiller sur moi. Tout en bavardant, le temps filait et t�t dans l'apr�s-midi, munis d'un casse-cro�te, en colonne par trois, nous nous sommes rendus � la gare de Lyon o� d'innombrables wagons nous attendaient. Devant la gare de nombreux parents avec ma sœur Emma, �mus jusqu'aux larmes. Nous nous sommes install�s dans des wagons, bien peu luxueux d'ailleurs, et c'est seulement vers les huit heures du soir que notre train d�marrait vers la guerre, vers la grande incertitude.

Assis, c�te � c�te, Falus et moi nous avons parl� et parl� durant de longues heures. Je lui ai racont� tout ce qui m'�tait arriv� depuis que j'avais quitt� l'�cole, mes aventures p�dagogiques, l'Italie, Paris, mes d�ceptions, l'arm�e hongroise, la prison puis maintenant la plus grande des aventures : la guerre. Lui de son c�t�, m'a fait conna�tre l'histoire d'une vie encore bien courte, mais tragique, son histoire qui l'a men� jusqu'en France, jusqu'� la guerre. Il �tait le fils unique d'un m�decin de campagne. �tudiant brillant, il avait r�ussi � faire ses �tudes m�dicales � Budapest, avec un succ�s tr�s m�ritoire (signum cum laude). � cette �poque, c'�tait vraiment un exploit pour un Juif. Il n'avait que 23 ans et l'avenir paraissait plus que prometteur. Apr�s deux ans de pratique dans un h�pital, il avait ouvert son propre cabinet m�dical � Budapest m�me et il se mariait avec son grand amour de jeunesse. Tout allait pour le mieux. Ils �taient heureux, jeunes, profitant de la vie et de leur jeunesse au maximum. Au bout d'� peine un an de mariage, leur bonheur �tait alors � son z�nith, du jour au lendemain la jeune femme avait commencer � se sentir fatigu�e sans entrain, et lui, le m�decin, �tait � la recherche de la cause. Au bout de quelques jours, le terrible diagnostique se pr�cisait, c'�tait la leuc�mie! Lui, boulevers� du plus profond de son �me, constatait l'impuissance de cet art dans lequel il avait plong� tout son �tre et plac� toute sa confiance. Il se trouva pr�cipit� dans une d�pression profonde, perdant toute sa foi dans la m�decine et dans la vie. Apr�s quatre mois de souffrances indescriptibles, avec sa pr�sence continuelle au chevet de sa bien-aim�e, sans pouvoir agir en quoi que ce soit, elle s'�tait �teinte dans la fleur de sa jeunesse, � 22 ans. Pour lui, c'�tait l'an�antissement, la fin de sa propre vie, la fin de sa carri�re. Il ne savait pas comment survivre, ni m�me s'il avait la volont� de survivre. C'�tait le d�but de l'ann�e 1939 vers le mois de mars ou d'avril, il avait tout juste 27 ans, avec deux morts sur le bras : sa femme et lui-m�me. Apr�s avoir fait incin�rer le corps, selon le d�sir de la d�funte, il avait d�cid� de quitter la Hongrie le plus vite possible. Il liquida tout ce qu'il poss�dait, et, au grand chagrin de son p�re qui �tait veuf, � la fin du mois de mai, il prenait la direction de Paris, comme beaucoup d'autres jeunes Juifs hongrois. Paris, pour lui, n'�tait pas tout � fait une inconnue, puisqu'ils venaient, comme mari et femme, d'y passer leur voyage de noces, ainsi que leurs premi�res vacances. Sa douleur immense et sa nostalgie du pass� l'avaient conduit dans le m�me petit h�tel dans la rue Daunon, H�tel Daunon, � deux pas de la place de l'Op�ra, chez les Pretler, avec qui ils �taient devenus de grands amis. Madame Pretler, une veuve d'�ge moyen, tenait cet h�tel avec sa fille Genevi�ve, une belle et sympathique jeune fille bien �lev�e, tr�s cultiv�e, enfin une jeune fille accomplie, entre 25 et 30 ans. Toutes deux l'accueillirent avec une d�licatesse et une sensibilit� bien propres � l'intelligence et au bel esprit fran�ais. Elles essay�rent de le r�conforter, de lui redonner espoir, confiance en lui-m�me et en la vie. Pendant des semaines, il v�cu en compagnie de ces deux femmes merveilleuses, qui par leur affection et leur constante attention, r�ussirent � lui rendre l'envie de ne pas abandonner et d'essayer de continuer � vivre. Mais il ne voulait plus entendre parler de m�decine, ni d'aucune profession, m�me para-m�dicale. Compl�tement d�sillusionn�, et se sentant tromp� jusqu'au plus profond de son �me, il cherchait l'introuvable oubli. Les jours et les semaines pass�rent, et quasi inaper�ue, une singuli�re amiti� s'�tait d�velopp�e entre les deux jeunes gens. Lui aimait la compagnie de la jeune fille, comme on peut aimer dans de telles circonstances la compagnie d'un �tre intelligent, compr�hensif, tandis qu'elle, tout b�tement, elle �tait tomb�e amoureuse de ce grand, beau, intelligent jeune m�decin. Naturellement, elle n'en avait rien r�v�l�, n'avait pas m�me laiss� supposer cet amour fou qu'elle portait. Ils passaient tous leurs instants ensemble, se promenaient dans le grand Paris, fr�quentaient les th��tres, les mus�es, lui �ternellement v�tu de son complet gris fonc�, presque noir, cravat�, l'air toujours tr�s s�rieux et surtout tr�s tr�s triste. L'�t� s'acheva, la situation politique se d�t�riorait et au fil des mois, l'Allemagne se montrait de plus en plus agressive envers le monde d�mocratique et, finalement la guerre �clata. Pour lui, la guerre �tait une planche de salut, la solution � la vie et aux frustrations subies du fait du nazisme, en somme la solution � totale �. Il est un des premiers � s'engager, et lui vraiment volontairement, sans vouloir m�me mentionner sa profession, sans rechercher un biais quelconque pour se donner bonne conscience. Une seule chose comptait � ses yeux : se perdre dans la masse, dans l'anonymat et ne plus revenir � la routine quotidienne. Les quelques semaines qui pass�rent, du jour de son engagement � celui de son d�part, donn�rent un sens � sa vie, il avait acquis le droit � l'existence et ne se sentait plus coupable de respirer, son moral s'en ressentait et son caract�re redevenait supportable. J'avais donc rencontr� mon futur grand ami dans un �tat d'esprit normal, mais son but pr�cis, je ne l'ai compris que bien plus tard, quand, pour une occasion exceptionnelle, nous d�nions un jour dans une petite auberge non loin du camp, une bonne bouteille � notre port�e. C'est l� qu'il m'a racont� en d�tail sa triste histoire.

Donc le 26 octobre 1939, un sombre mardi vers les huit heures du soir, nous avions pris la route. Apr�s un fatiguant voyage de vingt longues heures, sans avoir gu�re pu dormir, nous �tions arriv� � destination : Rivesaltes, arrondissement de Perpignau dans les Pyr�n�es Orientales. De l�, des cars nous emmen�rent jusqu'� une petite ville nomm�e Barcar�s et de l� un immense camp � quelques km le � camp de Barcar�s �. Ce n'�tait rien d'autre, � vrai dire, qu'une immense �tendue sablonneuse, entre la petite cit� de Bacar�s et la mer M�diterran�e, avec quelques dizaines de baraquements bien rang�s les uns � c�t� des autres. De ci de l�, se dressaient quelques fontaines tr�s rudimentaires. Avant notre arriv�e, ce camp servait de refuge � des milliers de r�publicains espagnols qui, apr�s avoir �t� battus par les arm�es de Franco, avaient travers� la fronti�re, et la France, comme un bon samaritain, les avaient accueillis et group�s dans ce territoire. Pour nous autres, engag�e volontaires, l'emplacement �tait parfait. Le terrain sablonneux, le vent chaud, nous faisaient penser � l'Afrique, notre point d'attache, car en tant qu'�trangers, nous faisions partie de la l�gion �trang�re. En arrivant l�, bien fatigu�s de ce long voyage, la vue du tableau qui se pr�sentait � nous ne nous inspirait pas grande confiance en l'avenir, mais comme on dit vulgairement, une fois dans la merde, il faut bien suivre le mouvement. P�le-m�le, par groupe de cinquante soldats, on nous a fait entrer dans un de ces baraquements, sans lumi�re, sans paillasse, sans m�me un f�tu de paille. Nous �tions reclus de fatigue et nous sommes litt�ralement tomb�s de sommeil chacun dans un coin. Gr�ce � notre jeunesse, nous avons ainsi pu dormir quelques heures.

Le froid, et le sentiment de l'inconnu nous ont r�veill�s bien avant l'aube, et vers quatre heures du matin, tout le monde �tait debout � discuter de la situation et de notre bien triste sort. Je ne sais comment, vers six heures nous avons eu droit � un petit d�jeuner, du jus (caf� noir sans sucre) avec du pain, un quart de camembert et une petite bo�te de sardines. Une fois ce repas englouti avec un app�tit que seuls peut-�tre les jeunes poss�dent, nous �tions de nouveaux pr�ts � continuer et � attendre la suite des �v�nements, oubliant toutes les d�ceptions des premi�res heures. � sept heures, nous nous mettions docilement en rang, o� nous sommes rest�s jusqu'� midi sans que rien ne se passe. Apr�s le d�jeuner, nous avons continu� l'attente et, finalement, vers les quatre ou cinq heures, toujours avec mon ami Falus, nous avons re�u notre affectation au 2e R.M.V.E. (deuxi�me R�giment de Marche des Volontaires �trangers) rattach�e � la L�gion, 6e compagnie 2e section, matricule n. 3587. Une fois la section au complet, on nous a conduit � notre baraquement d�finitif, o� nous avons pu nous installer � notre guise (cette fois-ci nous avons eu droit � au moins de la paille). Ainsi, avec mon ami Falus, nous nous sommes retrouv�s entour�s de deux gars, naturellement hongrois, tous deux mari�s et p�res de deux enfants, deux copains, qui �taient litt�ralement fascin�e par la profession de mon ami et voulaient � tout prix b�n�ficier de l'amiti� d'un m�decin. C'�tait de braves gens, l'un Muller, �b�niste de son �tat, entre 30 ou 35 ans, volontaire forc�, engag� surtout � cause des voisins et des copains, sans grande envie s�rieuse de d�fendre qui que ce soit, esp�rait d�nicher un tuyau quelconque, peut-�tre par Falus, pour pouvoir se faire r�former, il aurait pu ainsi m�nager la ch�vre et le chou. Il a d'ailleurs parfaitement r�ussi � rentrer chez lui au bout de six semaines, sans l'aide de Falus, simplement par ruse en manœuvrant adroitement. Son copain de toujours, � peu pr�s du m�me �ge, fourreur de son m�tier, n'a pas eu la m�me chance. Malgr� tous ses efforts et, cette fois ci, les conseils d�sint�ress�s de Falus, il n'a pas r�ussi, il a m�me �cop� de cinq ans comme prisonnier de guerre en Allemagne. En dehors de nous, il y avait un autre petit groupe de Hongrois dans ce baraquement, trois bons copains, un g�ant du nom de Balogh, un de ces fain�ants qui n'a jamais rien fait de bon dans la vie, un fils � papa d'� peine 25 ans, mari� �galement � une fille � papa, tous deux vivant depuis quelques mois seulement � Paris. C'�tait le type parfait du jeune Juif hongrois de Budapest, qui, jusqu'� l'arriv�e des lois anti-juives ne savait absolument rien de son identit� juive. �branl� tout d'un coup, � l'aide de l'argent de ses parents, et apr�s avoir convol� avec une jeune et riche fille de famille, sous la menace de l'approche de la guerre, il �tait venu se r�fugier en France. Son copain, quelque peu diff�rent de lui, et aussi un tr�s beau gar�on mais poss�dant bien plus de qualit�s. Il avait une trentaine d'ann�es, son nom Tihangi, mari� lui aussi, fils de boulanger, lui-m�me boulanger, �tait bachelier, s�rieux, cherchait � tirer parti de sa situation de militaire, tandis que son ami recherchait surtout l'aventure, qu'il a effectivement trouv�e, en ce sens qu'il est parti plus tard au front et je crois qu'il a disparu corps et biens dans la d�bandade qui a suivi l'�croulement de l'arm�e fran�aise. Enfin, Tihangi, qui n'avait non plus rien � d�fendre, r�ussissait fort adroitement, au bout de trois mois, � retrouver sa libert�, nanti d'un certificat tr�s pr�cieux en ce temps-l�, prouvant bien qu'il souhaitait servir la France, mais que sa sant�, h�las! ne lui permettait pas ce grand sacrifice. D'ailleurs, je le retrouverai quelques mois plus tard avec sa femme, au commencement de l'occupation allemande. Finalement, le troisi�me du groupe, un personnage non moins curieux et tr�s color�, le jeune Weil 22-23 ans. Comme je l'ai su bien plus tard, une fois revenu de mes aventures chez les l�gionnaires, la plupart des �tudiants hongrois du quartier latin le connaissait. C'�tait un fieff� menteur, son imagination fertile lui jouait continuellement des tours, parfois d�sagr�ables, mais il ne s'en inqui�tait nullement. Sans aucune ressource assur�e, il vivotait de la charit� de diff�rents bureaux de bienfaisances juifs ou autres, tapait plus que r�guli�rement ses copains, c'�tait enfin un �tudiant perp�tuel qui n'�tudiait rien. Une petite anecdote caract�ristique, qui circulait dans les cercles �tudiants; un jour, remontant le Boul'Nich, il rencontre une vague connaissance, le saluant, il lui demande s'il ne pourrait pas lui payer � d�jeuner. R�ponse n�gative du quidam, mon Weil, sans l�cher prise, encha�ne avec une simple demande de pr�t de cinq francs. Nouveau refus. Il lui demande au moins une cigarette, mais l'autre ne fumait pas. Alors avant de le laisser partir, et presque suppliant: "Pourrais-tu, au moins, me donner l'heure s.v.p.."

Pendant des heures et des heures, apr�s l'extinction des feux, il venait nous raconter � Falus et � moi des histoires � dormir debout. Il avait un bagout incroyable, on aurait dit qu'il inventait au fur et � mesure de son r�cit. Nous avons eu droit � ses sombres histoires rocambolantes, alors qu'il �tait sous-lieutenant (?) � 22 ans dans l'arm�e hongroise, ses duels avec des vieux officiers, ses aventures en Italie avec des officiers fascistes. Ces (soi-disant) souvenirs ne l'emp�chait pas d'ignorer jusqu'aux notions les plus �l�mentaires de l'art militaire.

Non loin de ma couchette, vivait le "couple". On avait ainsi surnomm� les deux hommes, car ils ne s'�taient pas quitt�s d'une semelle depuis leur arriv�e au sein du groupe hongrois. Eleh, un gars plut�t trapu, un peu gauche, et tr�s � gauche dans ses convictions, demi-juif, avec une expression typiquement hongroise. Son G�de, mince, toujours bien soign�, bien mis, m�me dans son dr�le d'uniforme multicolore (pantalon kaki avec une bande molleti�re bleu fonc� et la varense bleu ciel des anciens zouaves) �tait un vieux gar�on d'apparence tr�s s�rieux et sympathique. C'�taient deux vrais "m�tallos" qui, malgr� leurs 15 ann�es de s�jour en France ne parlaient que tr�s mal le fran�ais et bien s�r avec une bonne dose du fameux accent hongrois.

Tout � fait � l'oppos� du baraquement, dans un coin perdu vivait le solitaire "Monsieur Grosz" comme on avait coutume de l'appeler, car il ne s'exprimait qu'en fran�ais, s.v.p., un fran�ais bien correct et avec tr�s peu d'accent, un accent ind�termin�, ind�finissable � nos oreilles bien profanes. C'est seulement au bout de quatre semaine qu'on a pu mettre � jour sa v�ritable identit�. Il �tait d'origine hongroise, technicien en �lectronique, vivait depuis une quinzaine d'ann�es en France. C'est assez jeune qu'il a quitt� sa Transylvanie natale � la suite d'une m�sentente familiale, il n'avait en effet, plus sa m�re. C'�tait un self made man, il avait suivi des �tudes tout en travaillant et avait r�ussi � d�crocher un dipl�me de technicien en �lectronique. Tr�s timide et solitaire, il avait fait connaissance d'une jeune fille fran�aise et apr�s deux ans de fr�quentation il l'avait �pous�e malgr� l'opposition des parents de la jeune fille. Naturellement c'�taient de perp�tuelles disputes dans la famille o� il �tait tr�s mal vu, il n'�tait qu'un sale m�t�que parmi ces chauvins patriotes. Il menait une vie bien m�diocre, sa femme ne voulait pas d'enfants, mais paraissait tenir � lui. � cause de sa belle famille, il s'�tait engag� et d�sirait acc�der � un grade quelconque dans l'arm�e, m�me si pour pouvoir y arriver, il lui faudrait encaisser des blessures, ou m�me rester au champs d'honneur. C'�tait une bien triste histoire. Nous avons eu connaissance de ces d�tails un dimanche apr�s-midi, il pleuvait et ventait � tout rompre. N'ayant rien � faire, Falus et moi lisions chacun dans sa couchette et Monsieur Grosz est venu, de lui-m�me, nous confier son secret. Pourquoi juste � nous? La r�ponse �tait toute simple. Falus � cause de sa grande simplicit� et la sympathie qu'il inspirait ainsi que sa qualit� de m�decin, paraissait un parfait confident et moi en tant qu'ami de celui-ci, j'avais automatiquement droit aux confidences.

Pour en finir avec les Hongrois, il en restait quatre ou cinq qui se tenaient � l'�cart � cause de leurs convictions bien arr�t�es. Ils avaient particip� � la guerre civile en Espagne et s'�taient r�fugi�s en France avec les r�publicains espagnols, s'engageaient ensuite pour pouvoir continuer leur lutte contre le fascisme. Ils �taient toujours en compagnie d'Espagnols, qui formaient la plus grande partie de notre section il y en avait de tous �ges, de 18 � 40 ans et � peu pr�s une dizaine d'ethnies diff�rentes. Au point de vue langage, quand des bribes de conversations atteignaient nos oreilles, on se serait cru � la Tour de Babel. On trouvait parmi nous des Belges, des Espagnols, des Suisses, des Hollandais, des Polonais (tous Juifs), des Portugais, des Russes, un Mon�gasque, des Tch�ques et des Slovaques et naturellement les Hongrois. Tout ce beau monde �tait vou� � d�fendre avec la France la "D�mocratie" (avec un grand "D") qui selon Churchill �tait la pire des formes de gouvernement, mais on n'avait pas trouv� mieux.

Apr�s notre installation dans le baraquement absolument vide, nous avons re�u des paillasses qui nous servaient de couchette, et nous voil� parti � l'intendance pour �tre habill�s. La, commen�ait une autre exp�rience inoubliable, qui caract�risait bien la pagaille indescriptible qui r�gnait dans le camp. Personne ne trouvait d'uniforme complet � sa taille. Ce n'�tait pas rare de rencontrer un soldat v�tu de pantalon kaki, varense bleu ciel, calot ou k�pi bleu fonc� ou b�ret basque. On avait vraiment l'air d'un r�giment de fant�mes. La moiti� de la section, y compris moi-m�me, n'avait pu trouver une paire � ses pieds. C'�tait un spectacle tr�s d�solant de voir le rassemblement de la section et de la compagnie compl�te pour le rapport de soir. Toute l'organisation du camp laissait � d�sirer. Bien qu'�tant, pour ainsi dire dans la L�gion �trang�re, ce r�giment ne ressemblait gu�re � une arm�e r�guli�re, mais plut�t � une arm�e de partisans en d�bandade. La distribution des soi-disant uniformes aux soi-disant soldats �tant termin�e, trois, quatre jours apr�s notre arriv�e commen�ait l'organisation des baraquements. Pour toute la compagnie, deux cents soldats, on avait un seul lieutenant qui faisait de commandant de compagnie, c'�tait le lieutenant Rigal, un r�serviste ancien l�gionnaire, avocat dans le civil, tr�s sympathique et surtout tr�s pacifique. Pour le seconder un sergent et un caporal, les trois hommes composaient l'�tat Major de notre compagnie, c'�tait plus qu'insuffisant et le P.C. a d�cid� de cr�er une certaine hi�rarchie en choisissant parmi les soldats ayant d�j� suivi dans d'autres arm�es, poss�dant des notions, des th�ories militaires, parlant bien s�r le fran�ais, pour pouvoir communiquer avec le lieutenant. En m'engageant j'avais mes �tats de services, court mais significatifs, comme �l�ve officier dans l'arm�e hongroise, corrobor�s par mon livret militaire (je dois signaler que l'officier qui avait re�u ma d�claration d'engagement �tait lui aussi d'origine hongroise et c'est de lui qu'�tait venue l'id�e de d�clarer mes �tats de service, et de traduire mon dipl�me de bachelier afin de me faciliter l'accession � une place dans l'arm�e qui selon lui, devait me revenir de droit.) � la suite de ce rapport, j'ai �t� l'un des premiers � �tre nomm� caporal fonctionnaire, c'est-�-dire simple soldat occupant les fonctions de caporal, avec deux autres camarades. En m�me temps, trois d'entre nous choisis parmi ceux qui avaient �t� r�ellement grad�s dans leurs anciennes arm�es respectives, re�urent le titre de sergent fonctionnaire. Ainsi quatre jours apr�s notre arriv�e, nous poss�dions dans la compagnie, un lieutenant, un sergent, un caporal, trois fonctionnaires sergents et trois fonctionnaires caporaux. L'organisation �tait compl�te et l'instruction pouvait commencer. Le seul avantage que je tirais de cette nomination �tait d'�tre exempt� de corv�e, qui ne se faisaient pas rares en cette p�riode. Notre bonne volont� pour servir et nous instruire, n'am�liorait en rien le d�sordre et la pagaille, qui continuaient � r�gner dans le camp. L'ensemble ressemblait davantage � un camp de concentration, qu'� une caserne. Toujours pas de lit, ni m�me un semblant de lit. On couchait par terre, le baraquement restait perp�tuellement sale, on ne pouvait m�me pas exiger de l'ordre, enfin c'�tait vraiment une honte. Finalement, apr�s de vives protestations et presque une mini-r�volte, au bout de trois semaines, de chaque c�t� du baraquement et sur toute sa longueur, des planches devant faire office de lit, furent fix�es � une hauteur d'environ 60-80 cm. C'�tait d�j� bien mieux que de coucher par terre avec nos paillasses pleines de puces, des puces en quantit� incroyables, de ces puces comme on en trouve dans les sables des bords de mer, et nous commencions � ressembler � une arm�e en campagne. En m�me temps, pour notre plus grand bonheur, l'�lectricit� a �galement �t� install�e, pour remplacer les bougies malodorantes, et pendant plusieurs jours nous avons f�t� l'�v�nement en buvant, plus qu'� l'accoutum�, du vin rouge qui nous �tait servi quotidiennement dans des seaux remplis � ras bord � chaque repas. En dehors de �a, la nourriture �tait tr�s saine et plus que suffisante. Deux fois par jour de la viande avec des l�gumes, tels que des pommes de terre, des pois cass�s ou haricots secs. Ce n'�tait peut-�tre pas tr�s vari�, mais toujours mangeable et un bon dessert achevait immanquablement le repas. La vie quotidienne �tait plut�t monotone, les progr�s dans les exercices, dans l'instruction ne se faisaient que tr�s lentement. Ce qui manquait le plus c'�tait la discipline. Nous faisions pourtant partie de la L�gion �trang�re, mais � titre seulement, et nous b�n�ficions d'une discipline particuli�rement rel�ch�e. Le soir, apr�s le repas, c'�tait le moment le plus int�ressant de la journ�e. Un groupe se r�unissait � la petite table devant nos couchettes, � Falus et � moi. En dehors de nous deux, ce cercle se composait �galement de mon futur beau-fr�re qui �tait arriv� quelques jours avant moi, c'�tait donc un v�t�ran, (d�j� d�sillusionn�). C'est dans ce camp que nous avons r�ellement fait connaissance. Andr� (Baudi) Schillinger �tait tr�s brave gar�on. Bachelier, comme moi, ancien soldat, �l�ve officier de l'arm�e hongroise, � cause de sa religion, de sa race juive, apr�s 18 mois de service militaire tr�s dur avec le rang de caporal il avait �t� d�mobilis�. Faute de pouvoir mener une vie d�cente dans son propre pays il avait abandonn� ses r�ves inachev�s et d�barquait � Paris pour vivre et respirer la libert�. Sa sœur habitait d�j� � Paris, avec sa famille, depuis quelques ann�es, il savait donc qu'une vie plut�t dur l'attendait, mais avec espoir d'am�lioration. Sur les conseils de sa sœur, il avait fait, avant son d�part de Hongrie, un stage de quelques mois chez un tailleur pour hommes. Ainsi, avec les quelques notions qu'il poss�dait il avait, imm�diatement, pu trouver du travail chez un "clandestin bien s�r pour la moiti� du salaire d'un ouvrier en r�gle. Encore quelqu'un � qui son engagement volontaire pourrait servir � quelque chose, si tout finissait bien, au moins � l'obtention d'une carte de travailleur et en fin de compte � sa naturalisation. Sans trop r�fl�chir, il s'engage. Entre temps, ses relations avec ma sœur atteignaient leur phase finale, ils s'�taient fianc�s (j'ignorais tout de cette histoire idylle), remettait le mariage pour la fin des hostilit�s. Mais les �v�nements ont compl�tement boulevers� ces plans, comme nous le verrons plus tard.

Deuxi�me personnage, et non mois int�ressant, mon grand ami, qui est devenu, bien plus tard apr�s de longues ann�es, lui aussi mon beau-fr�re, Tibi Roth. Lui aussi avait tenu � s'engager, principalement � cause de la situation peu enviable des �trangers dans ce pays libre qui ne laissait ni vivre, ni mourir ses h�tes. Il avait oubli� de se rendre � sa convocation, si bien qu'il avait gagn� quelques jours, peut-�tre une ou deux semaines, qu'il a pay� plus tard par cinq ann�es de captivit� en Allemagne. Il visitait souvent mes parents et prenait de mes nouvelles, moi, de mon c�t�, je leur adressais chaque jour une carte postale (je b�n�ficiais de la franchise postale en tant que militaire) que je terminais avec le slogan "Vive la France". Tibi avait fini par croire qu'� Bacar�s c'�tait la vie de ch�teau, une belle vie militaire, pleine de jouissance et de gaiet�, et il s'�tait empress� de se pr�senter. Un bel apr�s-midi, qui vois-je appara�tre au loin, me faisant de grands gestes, habill� dans un accoutrement bizarre : pantalon bleu fonc�, bande molleti�re kaki, longue capote ouverte � tous les vents, des souliers vernis, tenant � la main droite une esp�ce de badine, un calot militaire bien camp� sur la t�te? Spectacle inoubliable, c'�tait bel et bien mon ami Tibi, dont les premi�res paroles furent des reproches les plus amers: qu'est-ce que j'avais besoin de terminer mes cartes postales toujours par "Vive la France" Enfin lui aussi, comme nous tous d'ailleurs, �tait extr�mement d��u de tout et, d�s ce moment, nous avons commenc� � douter sinc�rement de la sinc�rit� de nos sentiments quant � l'engagement souscrit, volontairement ou pas.

Troisi�me personnage, le "Colonel". Je ne me souviens pas de son v�ritable nom, car d�s le premier jour nous l'avions ainsi surnomm�. C'�tait peut-�tre � cause de sa haute stature, il mesurait plus de 1,80 m, d'une apparence aristocratique, �l�gant, il �tait une de ces rares personnes, qui n'avait r�ussi � trouver un uniforme complet, l'uniforme des chasseur Alpius bleu marine, avec le tr�s large b�ret basque agr�ment� d'une trompette couleur jaune or brod� au milieu de l'arrondi du b�ret. C'�tait une personne captivante, extr�mement sympathique, beau parleur sans pr�tention.

Outre ces quelques personnes il y avait naturellement nos deux voisins imm�diats, Mandell et Muller. Nous passions le plus clair de nos soir�es � bavarder , � discuter, critiquant la France, le monde, la guerre. Parfois, nous nous �garions dans la litt�rature, la po�sie et quand nous �tions bien fatigu�s de discuter on entamait une partie de bridge. Les semaines passaient et aucune �volution avec les conflits allemands, la situation restait stagnante. En somme c'�tait, comme on n'a si bien su la surnommer, la dr�le de guerre. Les Allemands, apr�s l'occupation et le partage de la Pologne avec les Russes se tenaient cois, ils �taient occup�s � annihiler et surtout tuer moralement et physiquement les Polonais. Ils en profitaient en m�me temps pour exterminer le plus de Juifs possible, enfin ils continuaient leur sale besogne.

Un calme plat r�gnait dans notre campement, et l'on commen�ait � se demander pourquoi on s'�tait engag�. Ceux qui n'avaient pas beaucoup de patience, surtout parmi ceux qui s'�taient engag�s � cause des voisins, du qu'en dira-t-on, cherchaient un moyen de se faire r�former, et de rentrer le plus vite possible aupr�s de leur famille, surtout les hommes mari�s tels nos amis Muller et Mandell.

L'�tat de guerre dans lequel la France se trouvait face � l'Allemagne nazie influen�ait beaucoup l'obtention du visa de mes parents pour les �tats-Unis. N�anmoins mon fr�re Bandi qui �tait en instance de naturalisation, faisait l'impossible pour acc�l�rer le processus et envoyait tous les papiers n�cessaires pour le visa. L'ambassade am�ricaine se montrait aussi plus compr�hensive envers les immigrants �ventuels. Ainsi le d�part pr�visible de mes parent n'�tait qu'une question de semaines. Ils auraient donc souhait�, que le mariage de ma sœur Irma se fasse, s'il devait se faire, avant leur d�part. Les jeunes, naturellement �taient enti�rement d'accord d'autant que la guerre pi�tinait et promettait d'�tre fort longue et que surtout c'�tait un bonne occasion d'obtenir une permission de huit � dix jours. La demande fut fait aussit�t, et d�s l'autorisation obtenue, mon futur beau-fr�re partit convoler en juste noce avec ma sœur Emma. Les dix jours pass�rent pour les jeunes mari�s, � une vitesse effroyable, � peine partit le voil� d�j� revenu en tant que mon beau-fr�re attitr�. Forc�ment, il ne r�int�grait pas de gaiet� de cœur sa compagnie, et, dans son fond int�rieur il se posait de plus en plus de questions sur les raisons de sa pr�sence dans l'arm�e, lui qui se consid�rait comme l'�tre le plus pacifique du monde. Depuis qu'il �tait mon l�gitime beau-fr�re, il devenait aussi plus ouvert. � l'occasion d'une de nos conversations tout � fait intime et sinc�re, il me confia son d�sir de se faire r�former. Il avait d�j� sa petite id�e sur la question. Sachant qu'il avait une petite tache sur un poumon (s�quelle d'une ancienne bronchite, contract� dans l'arm�e hongroise), souffrant de temps en temps d'un l�ger asthme, il mit son affaire en branle, peu apr�s son retour. Il avait commenc� en fr�quentant de plus en plus souvent l'infirmerie, se plaignant du climat, du vent, toussant plus souvent qu'� son tour. Bien sur il fallait de la patience, beaucoup de temps, mais, une fois le processus d�clench� il devait aboutir, et, finalement la r�ussite arrivait vers la fin du mois de f�vrier. L'hiver avait �t� un bon alli�.

Et la dr�le de guerre continuait, et avec elle notre vie monotone de Bacar�s. Vers la fin de novembre, un geste s�rieux du Parti Communiste. Un "Peleton" (�cole de sous-officier) a �t� ouvert et pouvaient le suivre tous ceux qui d�siraient, il suffisait de s'inscrire. Apr�s un bref entretien avec mon lieutenant, je l'ai convaincu que je n'�tais pas de ceux qui pourraient faire un grad� dans la L�gion, ayant d�j� �t� r�form� dans l'arm�e hongroise. Il m'a tr�s bien compris et n'a pas insist�. Je croyais que je serais ainsi, d�mis de mes fonctions de caporal, au contraire, le lendemain matin au rapport, j'apprenais � ma ???? surprise, que j'�tais nomm� fonctionnaire sergent, chef de groupe. Cet avancement inopin� m'avait beaucoup contrari�, mais toutes mes protestations aupr�s de mon lieutenant, tous mes arguments furent vains et demeur�rent sans effet.

Les exercices devenaient plus s�rieux, j'�tais donc plus occup� car j'avais une certaine responsabilit� au point de vue de l'instruction. Nous avions re�u des armes et le gros de notre travail consistait dans la manipulation des fusils, mais sans tirer une seule cartouche. Bien plus tard, vers f�vrier-mars, nous avons eu droit au tir au fusil, ainsi qu'� la mitrailleuse. En attendant on ne faisait que marcher et s'exercer dans le maniement des armes, comme pour la parade. La th�orie �tait absolument exclue, � cause de l'ignorance de la langue fran�aise (75% de l'effectif!) de la part des futurs d�fenseurs de la France �ternelle. Mon groupe, par exemple, se composait de deux hongrois (Falus et Mandell), quant � Muller il �tait d�j� pratiquement r�form�, neuf jeunes espagnoles et un portugais. Bien s�r aucun des espagnoles ne parlait un traite mot de fran�ais, il n'�tais donc pas �tonnant que je me sentais d�courag�, et ne trouvais rien d'excitant � mon travail, hurler des heures durant des termes de commandements, les r�p�ter, recommencer...Mais le service, m�me dans l'arm�e fran�aise, c'�tait le service, il me fallait ob�ir, et j'ob�issais. Jusqu'au jour o� j'en ai eu vraiment assez, alors, sur les conseils de mon ami Tibi, je me suis pr�sent� � l'infirmerie. Tibi lui, depuis un certain temps fr�quentait assid�ment l'infirmerie, se plaignait de ses pieds, de son estomac, enfin de tout son m�tabolisme, en esp�rant une r�forme, qui devenait une v�ritable obsession parmi les Hongrois et les Juifs polonais. Je me suis plaint des pieds plats, c'�tait tr�s classique en ce temps-ci, mais garant de succ�s. Malheureusement mes pieds n'�taient pas assez plats et, � cette premi�re visite j'ai essuy� un refus des plus cat�goriques; non sans avoir �t� copieusement engueul� par un de ces semi-m�decins de la L�gion. Apr�s ce premier �chec, je me suis r�sign�, peut-�tre ne tenais-je pas vraiment � �tre r�form�. Quelque chose en moi me poussait vers l'aventure et il y avait mon ami Falus qui n'�tait ni pour, ni contre. En dehors de son but personnel il ne voyait rien, il ne voulait rien voir. Je ne voulais pas utiliser les grands moyens, pas encore, j'attendais de mieux comprendre moi-m�me et de savoir enfin ce que je souhaitais vraiment. Aussi, je continuais � gueuler et � jouer au petit soldat, en pleine harmonie avec mon lieutenant et avec moi-m�me. On �tait d�j� � la fin du moi de d�cembre, les f�tes de No�l approchaient. Plusieurs de nos camarades comme, Muller, Tihanji et quelques Polonais avaient �t� lib�r�s de tout engagement et avaient rejoint d�finitivement leurs foyers et nous autres nous nous pr�parions � f�ter la No�l et le jour de l'An dans la grande indiff�rence de cette dr�le de guerre. On commen�ait, en m�me temps, � parler s�rieusement d'une permission de huit jours qui revenait de bon droit � tous les soldats, apr�s une pr�sence de trois mois au corps. La permission �tait octroy�e compte tenu de l'�ge et de la situation de famille, donc nous les relativement jeunes ne pouvions avoir l'espoir que pour les mois de f�vrier- mars. Le d�part de mes parents pour les �tats-Unis devenait de plus en plus proche et je tenais � tout prix � les revoir avant la grande s�paration. J'ai donc essay� de profiter de mon "rang", si minable fut-il, en racontant mon histoire � mon lieutenant qui m'a promis d'interc�der en ma faveur. Il a bien tenu parole et j'ai �t� d�sign� pour partir avec le premier contingent le 23 janvier.

En temps de guerre, c'est une coutume chez les soldat d'avoir une marraine. Il s'agit, d'une jeune fille ou jeune femme bien intentionn�e, qui correspondait avec le soldat, lui envoyait des mots d'encouragement, parfois des colis, avec des douceurs, des v�tements chauds, chaussettes de laine. Ne voulant pas manquer � cette gentille et charmante coutume, j'ai cherch� parmi mes rares connaissances et mon choix s'est port� sur une jeune fille, pas tr�s s�duisante, mais gentille dont j'avais fait connaissance il y a bien longtemps, � l'�poque o�, dans mon grand d�sarroi, je cherchais mon chemin dans un Paris inconnu. Elle habitait dans une mansarde au septi�me �tage dans la rue Notre Dame de Nazareth, avec trois autres jeunes filles. Nous nous �tions rencontr�s dans une guingette. � vrai dire, je n'avais pas �t� tr�s impressionn� ni par sa beaut�, ni par son intelligence; c'�tait une jeune fille simple, gentille, endoctrin�e � outrance par des id�es de gauche. Il ne faut pas oublier que cela se passait au moment de la guerre d'Espagne. Elle avait �t� tr�s conditionn�e et tellement impliqu�e dans diverses activit�s d'aide aux combattants, qu'elle �tait ax�e sur tout ce qui touchait l'entraide et le d�vouement. Je l'avais compl�tement perdue de vue jusqu'en septembre 1939; je cherchais, un jour une des autres jeunes filles et c'est elle, Julie, que j'ai trouv�. Nous avons bavard�, et je lui ai racont� les diverses p�rip�ties de mon existence, mon s�jour en Hongrie, l'arm�e hongroise, la prison, enfin tout et tout, et � sa demande, j'ai promis de lui �crire d�s mon arriv�e � mon affectation. Ce qui fut fait, et nous avons correspondu assez assid�ment. Quand je lui ai demand� de devenir ma marraine, il m'a sembl� qu'elle n'attendait que �a, et apprenant ma prochaine venue en permission, elle s'est empress� de r�pondre en me promettant une tr�s agr�able permission en sa compagnie.

� mon immense joie, le 28 janvier 1940, j'ai pris le train des permissionnaires pour Paris et, le lendemain matin vers les dix heures nous arrivions � Massy Palaiseau. De l� j'ai pris le m�tro de la ligne de Suaux et vers midi je faisais mon entr�e triomphale au 43 rue de la Roquette. En vue de cette occasion, j'avais emprunt�, � droite et � gauche, chez mes camarades de r�giments divers effets militaires, chez l'un une paire de bandes molleti�res d�centes, chez l'autre un ceinturon convenable...En somme j'�tais habill� presque correctement, enfin j'avais l'apparence d'un soldat dans ma capote bleu ciel des anciens zouaves, sur laquelle, pour couronner le tout, croisaient deux larges musettes contenant tous mes effets personnels et militaires. En passant devant la conciergerie, j'ai eu droit � tous les �gards dus � ma position de militaire. Malgr� mon �tat d'�tranger, tout � coup j'�tais devenu l'un des leurs et assez m�ritant pour servir et au besoin mourir � la place de leurs fils, pour la France. Au m�me titre que Monsieur et Madame Petit, l'�picier et sa femme, dont le fils unique Louis �tait aussi quelque part en France et devait, quelques mois plus tard, se faire tuer pour la France �ternelle.

J'avais l'impression que tous les locataires (il y en avait bien une bonne douzaine) assistaient � mon entr�e triomphale, � travers leurs fen�tres bien closes, � cause de l'hiver rigoureux. Toute ma famille, et moi-m�me resplendissions de joie, mais bien m�l� de peine. Bien sur j'�tais parmi les miens, m�me si ce n'�tait que pour quelques jours, et cela en pleine p�riode de guerre, mais mes parents se pr�paraient � prendre le bateau fin f�vrier. L'atmosph�re �tait donc un �trange m�lange de gaiet� et de tristesse. Huit jours pour une permission, c'est bien peu, et effectivement ils pass�rent bien vite. Je passais mes apr�s-midi en compagnie de Julie. Nous sortions gu�re , la plupart du temps, nous restions couch�s � bavarder, � faire l'amour, sachant bien qu'il �tait fort peu probable qu'une telle occasion se repr�sente dans un proche avenir. Le samedi matin, � la demande de mon p�re, j'ai �t� l'accompagner, � la petite synagogue de la rue Basfroi, o� j'ai �t� appel� � la Thora, � la grande satisfaction de mon p�re, qui tenait absolument � me faire accomplir ce "mitzva", d'autant que j'�tais � la veille de partir au front. Mon p�re �tait un de ces juif tr�s orthodoxe, sans aucune �ducation religieuse, mais par tradition, il t�chait selon sa conscience, d'observer rigoureusement toutes les lois et coutumes connues de lui, mais �galement celles de son entourage. En cons�quence, il �tait tr�s connu et estim� dans cette petite communaut�, concentr�e autour de cette synagogue qu'il fr�quentait quotidiennement matin et soir. Les huit jours pass�rent � une vitesse effroyable, et, me voil� de nouveau avec mes deux musettes encore plus bourr�es qu'au d�part, pr�t � repartir. Les adieux furent d�chirants, surtout avec ma m�re et je n'ai pas voulu qu'elle m'accompagne plus loin que la porte de la maison. Quant � mon p�re, j'ai accept� qu'il m'accompagne jusqu'au m�tro, et arriv�s � la Bastille (je le vois avec ses yeux rougis de larmes) nous nous sommes faits nos adieux. Ce fut la derni�re fois de mon existence que je vis mon p�re. Avec Emma, nous avons pris la ligne de Sceaux jusqu'au Massy-Palaiseau d'o� mon train devait me ramener jusqu'� Rivesaltes et, de l�, un car jusqu'au camp.

J'arrivai le trois f�vrier, sit�t � Rivesaltes je rencontrai quelques copains de mon r�giment qui m'apprirent la nouvelle, j'avais �t� transf�r� au Premier R�giment, qui devait prendre le nom de 21e R.M.V.E.. J'ai �t� tr�s surpris et en m�me temps tr�s d�sappoint� par cette mutation. J'avais d�j� mes habitudes, mes copains, mon lieutenant, mais un ordre est un ordre, j'avais rien � dire, il fallait m'ex�cuter, ce que j'ai fait sans broncher. Dans le 21e nous avons retrouv� pratiquement les m�mes baraquements que dans le 2e, sauf que les puces �taient l�, encore plus grosses, plus affam�es et les copains encore plus d�sabus�s. Heureusement, mon ami Falus �tait, lui aussi parmi les personnes mut�es, et nous avons pu rester ensemble. Priv� automatiquement de mon grade, je suis redevenu simple soldat donc assujetti aux corv�es. Mais cette nouvelle affectation n'�tait pas de longue dur�e, � peine quatre semaines � suivre une formation ultra acc�l�r�e, et le cinq mars, au rapport, j'entends appeler mon num�ro de matricule le 3587. Je devais me pr�senter avec dix-neuf autres soldats au P.C. avec toutes mes affaires pour un transfert � la Vallebonne. C'�tait un d�tachement destin�, � compl�ter le 12e R�giment qui montait la semaine suivante au front. Bien sur, nous ne savions rien, ni o� nous allions, ni pourquoi, je l'ai seulement su dix jours plus tard � la Vallebonne.

L'ordre de d�part est venu si rapidement, si rapidement que je n'ai m�me pas eu le temps de prendre cong� des camarades de mon ancien r�giment, mon ami Falus �tait justement en permission � Paris. J'ai juste vu Tibi Roth qui, toujours tra�nant entre les diverses unit�s du camp et visiteur assidu de l'infirmerie, m'apercevant dans le groupe de d�part et apprenant ma nouvelle affectation, courut � toute allure dans son baraquement me rapporter une bouteille de cognac qu'il gardait religieusement pour ses besoins personnels. On s'est fait nos adieux avec une certaine �motion, et � juste titre nous nous sommes revus que cinq ans plus tard le jour de mon mariage civil, apr�s bien p�rip�ties d'un c�t� comme de l'autre. Le jour m�me vers cinq heures de l'apr�s-midi, le d�tachement, conduit par un caporal-chef (un v�ritable l�gionnaire celui-l�) se mettait en route vers la Vallebonne via Rivesalte. Ce trajet qui, apr�s une r�flexion de notre chef de d�tachement, ne demandait que vingt-huit heures de voyage, nous avons mis cinq jours � le faire et, par cinq fois, nous avons interrompu notre voyage, nous arr�tant la journ�e compl�te, nous alimentant et couchant dans la caserne de la ville dans laquelle nous stationnions. Ainsi, par exemple, � Carcassonne, nous sommes rest�s trente-six heures et avons eu ainsi le loisir de visiter la ville de fond en comble.

Finalement � la fin de la cinqui�me journ�e, nous sommes arriv�s en bon ordre � La Vallebonne. Comme il �tait d�j� tard dans la soir�e, on nous a directement dirig�s vers les chambres, o� nous avons pass� la nuit, sans manger et sans couverture. Quelque chose nous paraissait bizarre dans la fa�on dont nous �tions re�us, mais il �tait tard, il faisait nuit et fatigu�s de ces cinq jours � tra�nasser, nous nous sommes endormis du sommeil du juste. Le lendemain matin, de bonne heure, on nous ordonne de nous pr�senter devant le colonel, qui nous tient un langage plut�t d�sagr�able, plein de jurons et de menaces. Nous avons ainsi appris que notre r�giment �tait parti la veille, nous l'avions donc rat�...mais nous avons re�u la promesse non �quivoque, que nous serions parmi les premiers � partir, et dans un tr�s bref d�lai, en premi�re ligne. La r�ception �tait rien de moins que fra�che, l'esprit chauff� � blanc, nous nous trouvions d'un seul coup, dans la situation la plus cruciale de notre existence. De notre chef de d�tachement, pas un mot, je n'ai jamais pu savoir ce qu'il �tait devenu, en tous cas c'est gr�ce � lui, qu'encore une fois dans ma vie, j'ai r�ussi � me sortir d'une autre toile d'araign�e que la destin�e essayait de tisser autour de moi. Dans ce cas pr�sent, parmi cinq milles hommes de troupe qui composaient les trois R�giments sur place � Bacar�s, j'avais �t� choisi avec 19 autres copains.

La Vallebonne �tait un d�p�t de la L�gion �trang�re, � quelques kilom�tres de Lyon. Apr�s les engueulades du colonel et toutes ses menaces, nous avons �t� affect�s � Beligneux, 33e compagnie de la L�gion �trang�re, mais sans appartenance � aucun r�giment quelconque. Comme dans un d�p�t, nous servions de bouche-trous aux r�giments dont l'effectif �tait incomplet pour cause de maladies, de permission, ou autres. La vie �tait ici totalement diff�rente de celle que nous menions � Bacar�s. En quoi la vie � la L�gion en consistait-elle? Discipline rigoureuse, exercices p�nibles et quotidiens. Enfin de compte, j'ai compris qu'il me fallait agir, et le plus vite possible pour essayer de m'en sortir, quitte � employer les grands moyens. En fait, je me trouvais bien seul � B�ligneux. Parmi mes dix-neuf camarades d'infortune, dix-sept �taient Espagnols et parlaient en petit chinois. Deux seulement parlaient le fran�ais, l'un Maurice, �tait un gars bien gentil, vingt-huit ans, mari�, p�re d'un petit gar�on. D'origine russe, il �tait arriv� en France � l'�ge de cinq ans. C'�tait un bon copain, assez bavard, repr�sentant de son m�tier il avait acquis un bon bagout. Je me souviens, il avait toujours sur lui une montre de poche qu'il gardait pr�cieusement, elle ne marchait pas et, selon lui elle s'�tait arr�t�e au moment pr�cis de la mort de son p�re. Curieux personnage, tr�s sympathique, et je garde toujours un agr�able souvenir des p�rip�ties de nos aventures communes dans cette r�gion en France. Le second �galement d'origine juive et russe, �tait � peu pr�s de mon �ge, peut-�tre de quelques mois mon cadet, mince, d�gingand�, toujours souriant, blagueur, il prenait toute cette affaire comme une aventure bien r�ussie et qui promettait encore d'avantage. Content de vivre la vie des vrais l�gionnaires il s'�tait vite adapt� et je suis sur, s'il est rest� en vie, qu'il a du devenir un grand aventurier.

Malgr� ces deux bons copains Maurice et L�on, je me sentais tr�s seul et je n'osais pas leur confier mon d�sir de tout quitter. J'ai commenc� donc � envisager et pr�parer un plan pour me faire disqualifier de cette aventure, en �tudiant bien tous les al�as possibles. Naturellement les grands moyens signifiaient l'usage de la quinine, produit qui avait largement fait ses preuves en son temps. Bien s�r, lors de ma permission nous avions beaucoup parl� avec ma famille d'un �ventuel essai pour me faire r�former, (avec la m�me m�thode , qui m'avait si bien r�ussi l'ann�e pr�c�dente en Hongrie) manœuvre dont s'occupait activement et en ce moment m�me mon beau-fr�re Schullinger � Bacar�s, et sur les conseils des miens, je m'�tais muni d'une petite quantit� de quinine au cas o�... En quelques jours, mon plan �tait arr�t�, bien �tabli en d�tail. La troisi�me semaine de notre arriv�e � B�ligneux, je me suis pr�sent� (boitillant quelque peu) � l'infirmerie, me plaignant toujours de mes pieds plats. Le m�decin consultant, jeune volontaire comme moi, un peu rouquin, avec un accent juif polonais tr�s prononc�, en se baissant pour palper mes plantes de pieds, s'arr�te subitement au niveau de mon cœur (qui devait battre � 100-120 � la minute), penche sa t�te pour �couter, contr�le ensuite avec son st�thoscope puis d'un air tr�s grave, oubliant tout � fait l'objet de ma visite, me retient � l'infirmerie pour me faire examiner par le m�decin-chef du D�p�t, un capitaine-m�decin, vrai L�gionnaire, mais toujours r�serviste. Apr�s un examen plut�t sommaire (il pr�f�rait �couter et croire un jugement de son jeune coll�gue, emball� par sa d�couverte) il d�cide de m'envoyer � l'h�pital en observation, pour rechercher la cause de mes troubles cardiaques."Alea jacta est", le sort en est jet�. Quelques jours plus tard, avec quelques autres soldats, sous bonne escorte, on nous conduisit � l'h�pital compl�mentaire des Missions Africaines, Centre de Cardiologie de la 16e R�gion, 150 Cours Gansletta � Lyon. Vieil h�pital militaire, peu confortable, tenu par des bonnes sœurs �g�es, gentilles, qui prenaient soin de nos corps, mais surtout de nos �mes. Le premier jour, la premi�re question: est-ce que j'allais bien tous les jours � la messe? � ma r�ponse n�gative et, faisant savoir que j'�tais de religion juive, je gagnais quand m�me leur sympathie en les assurant que j'�tais croyant. Elles furent satisfaites et me laiss�rent tranquille. Dans ma chambre, il y avait avec moi un jeune paysan qui m'a avou� avec une candeur innocente qu'il essayait de se faire r�former, car il en avait tout simplement marre de perdre son temps, la terre avait besoin de lui, et lui avait besoin de sa femme. Effectivement il finit par r�ussir, et la semaine suivante il �tait r�form� No 1, c'est-�-dire avec pension. J'avais pass� la premi�re semaine dans une profonde inqui�tude, je peux m�me dire anxi�t�. N'ayant pas assez de quinine, il fallait agir avec prudence. En fin de semaine, j'avais bien le droit de sortir quelques heures en ville, mais, craignant des regards indiscrets, je n'osais pas me risquer dans une pharmacie. Donc chaque fois que j'escomptais une visite, j'avalais un demi cachet, par souci d'�conomie, et il �tait en m�me temps plausible, que, gr�ce � mon repos, mes battements de cœur soient un peu plus normaux. L'observation commen�ai. Le deuxi�me jour, j'ai eu la visite d'un jeune m�decin en service actif, son r�le consistait � �tablir mon dossier, en commen�ant � ma prime jeunesse, en passant par mes �tudes (je n'ai pas oubli� de mentionner mon s�jour en Italie, j'en ai m�me ajout�, en pr�tendant avoir fait deux ann�es de m�decine, ce qui parut l'impressionner favorablement), mon exemption de service militaire hongroise, mon passage � Bacar�s, le d�part de mes parents vers les �tats-Unis par le dernier bateau. Lui �crivait, faisait des commentaires, enfin nous avons pass� pratiquement la matin�e ensemble et moi je lui d�taillais ma biographie en for�ant sur les d�tails que je pensais utiles � ma cause.

Ma premi�re impression, apr�s cette visite fut que ce serait une affaire de longue haleine, mais qu'elle pouvait �tre gagn�e avec de la patience, de la diplomatie, mais surtout avec beaucoup de chance m�lang�e de quinine. Quelques jours pass�rent, sans autre visite, mais je prenais toujours rien qu'un quart de la ration de quinine, pour ne pas tomber dans un pi�ge quelconque. Pendant ces longues journ�es, je n'arr�tais pas de lire roman apr�s roman. L'h�pital poss�dait une biblioth�que tr�s riche, mais peu vari�e, les trois quarts des livres �taient de tendance religieuse ou carr�ment saints. Heureusement le dernier quart se composait de livres classiques qui me donn�rent enti�re satisfaction. La lecture m'a beaucoup apport�, � tel point qu'en sortant trois semaines plus tard de l'h�pital, mon fran�ais qui �tait bien faiblard s'est trouv� renforc�, bien am�lior�, mais mon accent restait immuable. La deuxi�me semaine j'ai eu droit � la visite du m�decin-chef en personne, un colonel d'un �ge avanc�, un vrai de vrai, un gentleman comme on n'en trouve pas tous les jours, surtout dans une arm�e quelconque. Apr�s �tude de mon dossier si bien �tabli par le jeune sous-lieutenant, et m'avoir examin� dans toutes les positions, debout, couch�, me faisant faire certains mouvements, et malgr� que la radio n'avait rien montr�, ni d�formation, ni alt�ration, il optait pour une exemption de service actif en raison, comme il l'avait fait remarquer, qu'avec un cœur pareil on ne peut pas faire un l�gionnaire accompli. Il faudrait, disait-il encore m'envoyer aupr�s de mes parents aux �tats-Unis. Moi, de mon c�t�, jouant le jeu, je le suppliais de me garder au moins aux Services Auxiliaires, mettant en avant que je m'�tais engag� volontairement pour servir la France. D'un air bien paternel, il posa alors ses deux mains sur mes �paules et avec un sinc�re regret dans le regard et dans la voix, me confia doucement qu'il n'existait pas de Services Auxiliaires dans la L�gion, ce que je savais fort bien d'ailleurs.

La derni�re sc�ne �tait jou�e, j'attendais maintenant avec plus de calme, mais surtout moins de patience, que mon nom paraisse au tableau noir accroch� � c�t� du bureau du m�decin -chef. Sur ce tableau �taient inscrits r�guli�rement le nom de ceux propos�s � la r�forme et devaient passer devant la Commission de R�forme. Passage purement symbolique, mais comme dans l'arm�e tout est impr�visible, le mieux �tait de se m�fier. Entre temps, par ma sœur, j'ai eu la bonne nouvelle, que mon beau-fr�re Schullinger, lui aussi, r�ussi dans son entreprise et depuis d�j� deux semaines, il �tait revenu � la maison, comme ancien soldat r�form� No 2 (sans pension, mais libre de toute obligation). Bien que l'attente �tait bien ennuyeuse et me rendait tr�s impatient, la troisi�me et derni�re semaine passait dans une certaine all�gresse, j'�tais content de moi d'avoir r�ussi, une deuxi�me dans l'espace de quatorze mois dans deux biens diff�rentes arm�es. J'ai fait quelques sorties dans cette belle ville de Lyon, chef-lieu du d�partement du Rh�ne, qui me rappelait �trangement Budapest, le Rh�ne, comme le Danube, divisait la grande ville en deux, lui donnant un cachet un peu m�di�val. J'ai vu quelques beaux films, entre autres "La Temp�te", avec Eric Von Stroheim, que je n'oublierai jamais, il est devenu une appendice � ma vie militaire en France, sp�cifique � la L�gion �trang�re. Finalement, le vingt avril au matin. Deux jours de grande excitation, insomnie et ce qui va avec. Le vingt-deux au matin, je me pr�sente, mais au lieu de la Commission, je me trouve devant le secr�taire de cette Commission, ou plut�t du m�decin-chef, qui me remet une "feuille de d�placement" et, 47 frs et m'invite � quitter l'h�pital. Cette "feuille de d�placement" tenait lieu temporairement de Livret Militaire et certifiait que Mr Czitrom Sandor-Alexandre, L�gion �trang�re 33e compagnie La Vallebonne, grade 2e classe R.D.2 par C.R. Lyon du 22 avril 1940. Dirig� sur son domicile � Paris 43 Rue de la Roquette. D�part de Lyon le 22 avril 1940 pour Paris. Sign� Le Capitaine d'Administration Gestionnaire de l'h.C. des Missions Africaines. Vu le m�decin-chef etc...

Vers les onze heures du matin, avec 47 francs j'ai pris le premier train pour Paris, o� je suis arriv� vers huit heures du soir. Par co�ncidence c'�tait le soir du premier Seder de P�ques, et je n'ai trouv� personne � la maison. Comme je n'avais pas de clef, tranquillement je me suis assis sur les marches de l'escalier en attendant l'arriv�e de ma sœur et de mon beau-fr�re. Ils arriv�rent vers dix heures trente, ils avaient f�t� le Seder chez les Stern. Il savaient bien que j'arriverais un de ces jours prochains, mais leur surprise a �t� totale en me voyant. Nous avons bavard� longuement cette nuit de P�ques, j'ai racont� fid�lement en d�tail toute mon histoire du commencement jusqu'� la fin et c'est finalement vers cinq heures du matin que nous nous sommes assoupis avec une certaine paix et satisfaction dans nos �mes. Mais par contre, nous n'�tions plus des h�ros, ni mon beau-fr�re, ni moi-m�me, surtout aux yeux de notre concierge qui, tout en feignant de croire � notre m�saventure et � notre sournoise maladie, commen�ait � nous regarder avec des yeux plut�t hostiles, nous traitant, blague dans le coin, de tires-aux-flancs. Aussi s'achevait mon service dans la L�gion et, en renvoyant mes effets militaires au D�p�t, je me suis jur� de jamais plus porter d'uniforme, deux arm�es c'�tait d�j� largement suffisant.

De retour � la vie civile, j'ai pris quelques jours de repos bien m�rit�. J'avais bien voulu trouver quelque chose � faire, travailler, car, comme toujours, j'�tais fauch� et j'avais tout de m�me un certain nombre de besoins primordiaux; cigarettes, d�placements et autres. Ma sœur et mon beau-fr�re travaillaient tous deux dans la couture et forc�ment j'�tais nourri, blanchi et log�, mais mon amour propre se sentait bless� de ne pouvoir participer. J'ai donc commenc� � reprendre contact avec le peu d'amis que je poss�dais. Ainsi je suis all� trouver un de mes anciens camarades de classe, de Helreceu, Fegyveres, qui �tait �tudiant et avait �t� assez sage pour ne pas se porter volontaire. Par lui j'ai fait connaissance de toute une bande d'�tudiants hongrois qui vivotaient, plut�t mal que bien dans des h�tels minables du quartier latin. La plupart d'entre eux n'�tudiaient gu�re et vivaient de l'aide des bureaux de bienfaisance, enfin, avec moi il y en avait un de plus. Parmi tous ces jeunes gens, par ailleurs tr�s int�ressants, je me suis fait un ami, qui est devenu un tr�s grand ami, malgr� que nous n'ayons pu jouir de notre amiti� que durant quelques mois seulement. Son nom November Laci, d'un ou deux ans mon cadet il �tait de Budapest. Il avait �t�, lui aussi, � Bacar�s, o� je n'ai pas eu la chance de le conna�tre, et r�form� au bout de trois mois. Par rapport aux autres il �tait quelque peu privil�gi�. Il �tait fils naturel d'un riche propri�taire d'une usine � papier � Budapest, il avait �t� reconnu par son p�re qui lui versait une pension cons�quente, et tr�s r�guli�rement, donc lui vivait assez d�cemment. Il habitait une chambre tr�s convenable dans un h�tel d'�tudiant, rue des �coles, d'ailleurs, cette chambre servait de quartier g�n�ral � tout ce beau monde. Nous avons sympathis� au premier regard, moi avec ma nature po�tique, lui grand r�veur et musicien, nous nous sommes imm�diatement compris, et en quelques jours, j'�tais devenu l'ami No 1.

Et la dr�le de guerre continuait, sans qu'on la remarque vraiment ou qu'on la sente. Paris restait Paris, sauf qu'on voyait beaucoup de gens habill�s en soldat et tra�nasser sur les boulevards sans aucun souci ou inqui�tude pour le futur. On croyait que la guerre c'�tait cela et que la paix reviendrait comme elle �tait parti (sans faire de bruit). Malheureusement cela n'a pas �t� le cas. Je n'�tais de retour que depuis trois semaines, quand nous avons appris un beau matin de mai, que les Allemands avaient viol� la neutralit� de la Hollande et de la Belgique, en les attaquant � l'improviste et, en quelques semaines, les avaient battus et avaient occup� leurs territoires et contournant la fameuse ligne Maginot franchissaient les fronti�res de France. L'arm�e fran�aise dans une d�bandade indescriptible reculait continuellement sous la pression des Panzers allemands. Du nord de la France, de l'est, puis progressivement de toutes les r�gions au nord de la Loire, les r�fugi�s se pressaient vers le Sud et le fameux Exode des Fran�ais faisait voir son image tragique et lamentable. C'est parfois une grande chance, de ne pas poss�der d'argent, d'�conomie, et c'est effectivement le manque de moyens qui nous a retenu � Paris ma sœur, mon beau-fr�re et moi-m�me, et c'est involontairement que nous nous sommes �pargn�s, toutes les m�saventures subies par tous ceux qui se sont sauv�s sans prendre m�me le temps de r�fl�chir. Cela fut le cas de certain de mes amis comme Fegyveres, qui apr�s cinq semaines de tribulations, couchant le plus souvent � la belle �toile, se nourrissant de-ci de-l�, n'arriva gu�re qu'� cinquante kilom�tres de Paris. Mais les Allemands avaient plus rapides, et, dans un mouvement circulaire, encercl�rent toute la r�gion. Ils oblig�rent tous ces r�fugi�s � revenir sur leur pas. Ainsi, apr�s environ cinq semaines de mis�res, de privations, sans hygi�ne, d�munis de tout, sans eau, sans nourriture, ils se retrouv�rent � leur point de d�part. Entre temps, les Italiens s'�taient mis de la partie en bombardant et mitraillant de leurs avions, tout ce qu'ils voyaient bouger. Sur les routes ce n'�taient que des voitures retourn�es, ou simplement en panne, abandonn�es, la plupart du temps par manque d'essence, de pauvres enfants sales et affam�s � la recherche de leurs parents, soldats en d�bandade, les v�tements en lambeaux, barbus, sales, selon les t�moins c'�tait une vision apocalyptique. Au fur et � mesure que les jours passaient, les Allemands s'approchaient de plus en plus de Paris � moiti� vide. Le gouvernement avait fichu le camp d�s la premi�re semaine de juin, les boutiques fermaient leurs portes. On commen�ait � manquer de produits de premi�re n�cessit�. La queue pour le pain atteignait plusieurs dizaines de m�tres, enfin il �tait tr�s difficile de vivre. Je me souviens d'une petite aventure, que j'ai eu, en plein chaos, avec Eva Tihanyi, la femme d'un de mes amis, deux jours avant que les allemands occupent Paris. Le soir j'avais partag� leur d�ner, dans leur chambre d'h�tel minable, non loin des Halles, dans la rue Rambuteau, et lui, se pr�parait � partir travailler � Bobigny chez un boulanger. On entendait tr�s nettement gronder les canons, les Allemands n'�taient pas � plus d'une vingtaine de kilom�tres de Paris. Le m�tro, bien que plus rare, fonctionnait assez r�guli�rement. A leur demande je les ai accompagn� tous deux dans le m�tro, pour que lui ne se rende pas seul � Bobigny et qu'au retour sa femme ne soit pas seule non plus. En revenant dans le m�tro, j'ai vu et j'ai compris (pour cette fois j'ai �t� tout � fait perspicace) ce qu'elle me voulait. Pr�textant qu'elle avait peur de remonter seule l'escalier de son immeuble, elle m'a demand� de l'accompagner, ce que j'ai fait avec empressement, au m�pris de l'amiti� que je portais � mon ami et ancien camarade de r�giment, mais soyons juste, l'instigatrice c'�tait bien elle. Apr�s quelques heures pass� dans de folles caresses. Nous nous sommes quitt�s, car il ne fallait pas rater le dernier m�tro. Et la bizarrerie de la situation, en sortant de chez eux pour prendre le m�tro, qui vois-je appara�tre descendant pr�cis�ment de ce m�tro? Mon ami qui, heureusement ne m'avait pas aper�u. J'ai su le lendemain, que son patron voulant, lui-aussi, quitter Bobigny devant la menace allemande, lui avait conseill� de rentrer chez lui. Gr�ce au mauvais fonctionnement du m�tro, il lui avait fallu plus de deux heures pour �tre de retour chez lui. Encore une fois, quelle chance!

Le 14 juin 1940 les Allemands entraient triomphalement dans Paris; tout astiqu�s, tout beaux, ils d�fil�rent tout le long des Champs Elys�es sous le regard, les pleurs de nombreuses personnes, entre autres, mon beau-fr�re Schulliger et moi-m�me, avons bien pleur� avec les Fran�ais. Ainsi commen�ait l'occupation de Paris qui dura exactement cinquante mois et onze jours, suivie de l'occupation des deux tiers de la France, laissant un tiers soi-disant territoire inoccup�, mais surveill� �troitement par les Allemands. L'occupation a �t� imm�diatement suivie d'un armistice demand� et obtenu par le vieux h�ros de la guerre, le Mar�chal P�tain, � moiti� s�nile, mais puissant encore, d'une r�putation suffisamment grande pour d�fendre la cause perdue de la France. Je n'ai aucunement la pr�tention de vouloir seulement m�me m'essayer dans la description de la France occup�e, je vais simplement de temps � autre, tacher de situer les �v�nements dans le contexte me concernant.

Apr�s deux jours de pagaille, arr�t de transport, magasins ferm�s. Petit � petit Paris recommen�ait � respirer. L'occupation paraissait tr�s correcte, aussi bien de la part des officiers, que celle des hommes de troupe. Tous tr�s disciplin�s, la tenue impeccable, on aurait pu leur donner le Bon Dieu sans confession. Les boutiques s'ouvraient les unes apr�s les autres, les gens revenaient de l'exode, et, en l'espace de trois semaines, Paris de nouveau revenait Paris. Mais, en m�me temps, et au fur et � mesure que les magasins ouvraient, leurs stocks disparaissaient entre les mains des soldats allemands qui, avec leur argent sur �valu� vidaient litt�ralement m�me les arri�res boutiques, apr�s avoir d�j� ruin� ainsi la Hollande et la Belgique. Au bout de quelques semaines, on ne trouvait plus une paire de chaussures, ni de bas de soie � Paris.

Les copains du Quartier Latin commen�aient � commercer avec les Allemands, surtout avec ceux qui se tenaient dans les cantonnements autour des portes de Paris. Ils leur vendaient n'importe quel souvenir, l'important �tant que le terme "Paris" soit inscrit sur l'objet. Je ne me souviens plus qui avait eu l'id�e de fabriquer des mouchoirs en soie artificielle avec, dans un coin, une tour Eiffel dessin�e avec l'inscription "Paris-1940". Comme j'�tais assez adroit de mes mains, et mon �criture, ou plut�t le dessin des caract�res "Paris-1940", bien r�ussi, je suis rest� dans la fabrication, tandis que les autres s'occupaient de la vente. Comme ils faisaient �tat de leur nationalit� hongroise, cela contribuait largement au succ�s de leur n�goce. Notre petit commerce prosp�rait. Par la suite, j'�tais m�me devenu une esp�ce de grossiste � mon compte et j'ai enfin r�ussi � amasser quelques milliers de francs. � ma mesure, j'�tais devenu riche, � tel point que, par l'interm�diaire de mon beau-fr�re, je me suis procur� au march� noir, trois m�tres d'un beau tissu de couleur gris-vert, pour un complet dont j'avais plus que besoin, et qui, quelques mois plus tard, me servira de gage pour me tirer d'une mauvaise situation o� ma bien curieuse destin�e allait me placer.

Avec l'�t�, notre petit commerce s'achevait �galement. L'occupation gardait toujours sa forme tr�s correcte, mais ferme. De nouveaux journaux paraissaient avec une tendance nazie, anti-juive, anti-anglaise. � la radio, un certain Philippe Henriot gueulait journellement de la propagande anti-juive et pendant ce temps les Allemands commen�aient doucement, sans aucun bruit leur oeuvre destructrice de tout ce qui n'�tait pas strictement de l'int�r�t du troisi�me Reich. Ainsi, au d�but du mois d'ao�t , du jour au lendemain, en les convoquant, ils r�unirent et intern�rent 90% des juifs polonais. Et nous, nous n'avions d'autre but que notre survie. Les relations avec la Hongrie �taient pratiquement nulles depuis plusieurs mois, et m�me mon ami November avait des soucis d'argent. Nous �tions � peu pr�s une dizaine, qui d�pendions plus ou moins de ses revenus car c'est lui qui finan�ait toutes nos entreprises. Avec une ing�niosit� incomparable il r�ussit tout de m�me � d�nicher une relation par l'interm�diaire de laquelle nous avons, moi y compris, r�ussi � obtenir quelques milliers de francs. Pour ma part, j'ai re�u l'aide d'un de mes cousins germains Stern Sourdor, de Nyiradoury, qui g�n�reusement a bien voulu m'aider via la personne contract�e par November. Nous avons pu commencer � respirer un peu et avons cherch� la fa�on de faire fructifier notre capital. Il y avait parmi nos copains, un jeune homme tr�s capable, mais tr�s paresseux, � tel point, qu'il ne se d�shabillait pas le soir, ce qui lui �vitait la peine de s'habiller le matin venu et je n'exag�re pas.

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Lui, qui n'avait gu�re d'exigence envers la vie, se croyait � l'abri de la guerre. Il passait son temps au quartier g�n�ral de la bande, chez November, fumant les cigarettes des copains, mangeant plus ou moins leur nourriture. Mais il n'�tait quand m�me pas n'importe qui. � part sa nature tr�s paresseuse il �tait, d'abord, un tr�s beau gar�on, intelligent, l'esprit tr�s vif et il avait le don de la musique (il jouait tr�s bien du violon) et, le comble, c'�tait un technicien hors pair de radio. Il pouvait r�parer � la perfection et m�me r�aliser n'importe quel poste de T.S.F. Comme par suite des �v�nements il �tait plut�t rare de trouver des postes dans le commerce, nous avons d�cid� d'en fabriquer. Nous �tions trois dans l'affaire, November qui �tait le banquier, Zoliha, le technicien et moi-m�me qui avait la charge de r�cup�rer les pi�ces n�cessaires � la fabrication des postes. Ce n'�tait pas t�che facile, il m'arrivait, parfois, de faire des dizaines de magasins sp�cialis�s pour n'arriver, enfin de compte, qu'� ramasser des pi�ces pour la fabrication d'un seul appareil. Une fois celui-ci en �tat, November et moi, nous sommes mis en qu�te de le vendre, ce qui n'�tait pas non plus des plus faciles, car nous �tions oblig�s de le faire au march� noir, ce qui devenait de plus en plus dangereux et peu r�mun�rateur. S'y ajoutait la paresse de Zoliha, et l'affaire prenait une tournure douteuse. En fin de compte, apr�s deux mois d'un v�ritable branle-bas, nous avons r�ussi � fabriquer et vendre trois appareils et le troisi�me � perte. En effet, les pi�ces devenaient introuvables au cours normal, et, au march� noir �taient bien trop ch�res pour nous. Nous arrivions ainsi, � ce mois de novembre au cours duquel, je devais de nouveau devenir le jouet de mon �trange destin.

Ma carte de s�jour, d'une validit� de trois ans, avait besoin d'�tre prolong�e, je me pr�sente donc � la Pr�fecture de Police o�, sans aucune difficult�, et gratuitement en tant qu'ancien militaire, on m'accorde un nouveau permis de s�jour pour trois ans, comme �tudiant. J'�tais extr�mement satisfait, heureux, et m�me fier, me disant, qu'au moins mes six mois pass� sous l'uniforme, commen�aient � me servir � quelque chose. Douze jours plus tard, je re�ois une convocation pour me pr�senter devant un certain commissaire en chef Merle au cinqui�me �tage, bureau de l'�loignement. Je montre � mes copains cette convocation, eux connaissaient bien ce cinqui�me �tage, car, pour la plupart, ils fr�quentaient toutes les deux ou trois semaines ce fameux pour renouveler leurs permis de s�jour. Cette convocation me disait rien qui vaille et ils essay�rent de me pr�parer � un choc, auquel je ne voulais pas croire, mais que je devais quand m�me entendre. L� encore, c'est mon fid�le gardien "La Veine" qui est venu me sauver de la menace d'expulsion, en mettant sur mon chemin cet homme compr�hensif et juste, le commissaire en chef Merle. Mon affaire �tait bien d�licate, et il fallait de la bonne volont� pour me tirer de ce gu�pier. C'est en proc�dant � la prolongation de mon permis de s�jour, au moment de classer ma carte p�rim�e dans mon dossier retrouv�, apr�s plusieurs jours de recherche, au cinqui�me �tage, qu'il s aper�urent que j'�tais sous le coup d'un arr�t� d'expulsion de janvier 1939, avec toute ma famille. C'�tait mon p�re qui avait �t� la cause de ceci, car en 1937, il �tait arriv� en France avec un visa de deux mois, valable juste pour la dur�e de l'Exposition Internationale qui se tenait � Paris. Comme il n'avait jamais sollicit� de permis de s�jour d�finitif, bien que ma m�re, ma sœur, et m�me moi, qui ne s�journaient m�me pas en France � ce moment, avions des permis valables pour trois ann�es, un beau jour nous avons �t� expuls�, en bloc. Tandis que mes parents et Emma avaient pu prouver par des affidavits, qu'ils �taient en attente d'un visa d'immigration pour les U.S.A. et avaient r�ussi � obtenir un permis de s�jour de trois mois renouvelable, je restais donc seul, � conserver cette mesure d'expulsion, comme une �p�e de Democl�s , au dessus de ma t�te. Je commen�ais, maintenant, � comprendre le pourquoi du refus si cat�gorique essuy� en 1939 � Budapest; le Consulat fran�ais �tait vraisemblement au courant de cette affaire. Naturellement, tout cela je l'imaginais, mais je pense que c'est tr�s plausible, d'ailleurs Emma me confirma l'histoire de leurs tribulations � la pr�fecture de police en 1939.

Pour en revenir au Commissaire Merle, apr�s m'avoir montr�, et expliqu� clairement mon dossier, il m'avoue qu'il n'y avait pas grande chose � faire, malgr� mes �tats de service dans l'arm�e, le Gouvernement avait chang�, les lois n'�taient plus les m�mes et, surtout la mentalit� avait bien chang� au sein de la Pr�fecture. Je lui ai racont� par quelles aventures j'�tais pass� pour me retrouver en France, me pr�sentant � lui comme un d�serteur de l'arm�e hongroise. Je n'�tais donc, au fond, qu'un simple r�fugi�, oblig� de se sauver de son pays et d�sireux de combattre le fascisme aux c�t�s de la France. Mon s�jour en prison n'�tant pas mentionn�e dans le dossier, il n'�tait donc pas au courant de cette p�rip�tie. Monsieur Merle s'est montr� tr�s touch� de mon histoire et il m'a promis de faire l'impossible pour me maintenir en France provisoirement. Il y avait encore une autre chose � r�gler. Dans mon dossier figurait une amende de 1,200 francs que je devais au fisc, rapport � un d�lit constat� au mois d'avril 1938. En quelques mots, avec les Zalizer (chez qui je travaillais dans les boutons) Ernest, Mary et Ibi, nous �tions all�es, � leur demande, danser au Balajo dans la rue Lappe. C'�tait un samedi soir. La rue Lappe, en soi, �tait assez mal fam�e, et plus souvent, qu'� son tour il y avait des rafles; il suffisait de fermer les deux extr�mit�s de la rue, qui n'�tait gu�re qu'un long corridor d'une de centaine de m�tres et les agents proc�daient au contr�le d'identit� de tout un chacun. Bien que n'ayant rien � redouter j'�tais tout tremblotant � l'examen de mes papiers. L'agent, par routine, palpait tous mes v�tements, au cas o� il y avait une arme, et tomba sur un briquet que j'avais dans la poche de mon veston. C'�tait un briquet que j'avais achet� alors que j'�tais encore en Hongrie et qui, venant en fraude d'Autriche, n'�tait pas estampill� � mon arriv�e en France. Primo. Je ne savais pas qu'une telle loi existait. Secundo, il faut �tre vraiment un veinard comme moi, pour tomber dans une telle affaire. Enfin, l'agent tout en regardant mon briquet, redemandait ma carte d'identit�, glissait les deux objets dans sa poche et me faisait conduire par un autre agent vers le panier � salade. Je me retrouvai � la Mairie du 11e devant un fonctionnaire de police. Heureusement que Ernest Zalizer �tait avec moi, je ne parlais encore que tr�s peu fran�ais. Il a essay� de tout expliquer: moi, ma raison d'�tre, mon briquet, la Hongrie, l'Autriche en fin tout et tout. Au bout d'une heure de palabre, on nous a laiss� filer, non sans confisquer mon briquet, mais par contre en me gratifiant d'une amende de 1200 frs (100 frs or) pour laquelle j'ai re�u avis de r�glement quelques semaines plus tard Je n'y ai d'ailleurs pas donn� suite. Le commissaire me signale que la premi�re des choses � faire, sera de payer cette amende, afin qu'il puisse travailler favorablement sur mon dossier, en m�me temps il me retire ma toute neuve et toute belle carte d'identit�, la rempla�ant par un petit bout de papier qui m'autorisait � huit jours de s�jour sur le territoire fran�ais. 1200 frs, c'�tait une grosse somme. Pour les r�unir ce n'�tait pas un jeu d'enfant surtout pour un pauvre diable comme moi, � qui il manquait toujours le sou. Mais il fallait, � tout prix payer cette amende avant huit jours et je me suis mis en qu�te d'un bon samaritain capable de me d�gager de ce carcan. Je me suis alors automatiquement retourn� vers mon oncle Jen�, croyant qu'il pourrait accourir � mon secours.

L� il faut que j'ouvre une parenth�se au sujet de mon oncle Jen� dont je n'ai pas eu l'occasion de parler depuis un bon bout de temps. Apr�s sa m�saventure en 1937 (et donc celle de mon p�re) par la faute de cet escroc juif polonais, il s'�tait retrouv� par terre, entre deux chaises et, malgr� sa tr�s grande d�brouillardise, il n'avait pas r�ussi � se relever. Il vivait assez � l'�troit, avec sa femme, dans une petite chambre meubl�e, dans un h�tel du 18e arrondissement non loin du domicile de son beau-fr�re et de sa femme, couple �galement sans enfant. Il avait des petits jobs, par ci par l�, mais rien qui aurait pu le remettre sur la voie de la prosp�rit�. Comme il �tait toujours tr�s adroit de ses mains, � l'occasion, il travaillait avec un Fran�ais qui s'occupait de l'installation de fours � vapeur chez les boulangers, les p�tissiers. Il arrivait ainsi � joindre les deux bouts. De temps � autre, j'allais les voir, mais je trouvais rarement mon oncle chez lui. Je le retrouvais, le plus souvent dans un caf� au coin de la rue Rivoli et le rue Turenne, c'est l� qu'il passait le plus clair de son temps � jouer aux cartes. � l'arriv�e des Allemands, lui aussi, s'�tait lanc� � corps perdu dans le commerce, essayant de vendre tout ce qui existait et m�me ce qui n'existait pas. C'�tait bien � la mode � cette �poque, et tout le monde le faisait, mais lui �tait vraiment dans son �l�ment, au milieu de toutes les vari�t�s possibles de combines. Donc, mon premier recours, c'�tait lui. Malheureusement, ce ne fut pas un succ�s. Il �tait tout � fait de mon c�t�, je suis s�r qu'il m'aurait aid� sans la moindre h�sitation, mais il ne pouvait pas. Il m'a gliss� qu'il �tait sur une affaire de plusieurs dizaines de millions de francs, mais je connaissais ses affaires; et je connaissais mon oncle, l'�ternel optimiste, je voyais qu'il me fallait � d'autres portes, et c'est ainsi que je suis arriv� chez les Rosen(blat).

Les Rosen, jeune couple avec un petit gar�on de quatre � cinq ans, habitaient un grand et bel appartement sur le boulevard Poissonni�re, en plein cœur de Paris. Lui �tait le ?pays? de mon ami Tibi par l'entremise duquel j'avais fait leur connaissance, c'�tait encore � l'�poque o� Tibi faisait le colporteur et j'avais souvent �t� chez eux en sa compagnie. C'�tait un couple extr�mement gentil, et � leur demande � eux deux, je les visitais assez r�guli�rement, et surtout � partir du moment o� Tibi, prisonnier de guerre, m'avait adress� sa premi�re lettre de l'Allemagne. Chaque fois que je recevais un courrier (pratiquement chaque semaine), j'allais chez eux avec les derni�res nouvelles, et ainsi nous sommes devenus presque des amis. Dezs� (le mari), comme tout le monde, surtout dans le "smart business" faisait de l'or, il avait des relations bien �tablis avec les fabricants. J'ai alors eu l'id�e de lui proposer ma seule fortune : le beau tissu que je gardais bien jalousement, mais qui entre temps avait pris de la valeur, n'ayant pu, faute d'argent le faire confectionner. Je me suis donc rendu avec mon tissu sous le bras chez les Rosen. Apr�s leur avoir expliqu� la triste situation dans laquelle je me trouvais, je leur ai offert mon tissu, qui valait d�j� pr�s du double de mon prix d'achat. � ma grande surprise, Dezs� a toute de suite ouvert son portefeuille, m'a d�compt� 1200 frs. De plus, il ne voulait rien savoir d'une vente �ventuelle de mon tissu, me disant que je rendrais cette somme quand je le pourrais. Il a fallu que j'insiste pour qu'il garde le tissu en guise de caution, voyant que j'en faisais une question de principe il a finalement accept�. Il m'a rendu l�, un service inestimable. Lui a certainement tout oubli�, mais moi je m'en souviendrai toujours avec gratitude, car moi seul pouvais mesurer la valeur de ce geste g�n�reux et spontan�, et je n'�tais gu�re, pour lui, que l'ami d'un ami. Par un pur hasard, et gr�ce, encore une fois, � la gentillesse de Dezs�, j'ai r�ussi � lui rembourser ma dette en l'espace de trois semaines seulement, en lui c�dant 1000 mouchoirs de ma fabrication, pour la somme de 1500 frs; alors que la saison des mouchoirs �tait d�j� depuis longtemps r�volue. C'est ainsi que j'ai pu r�gler mon amende, r�cup�rer mon tissu et attendre patiemment l'�volution de l'enqu�te pour mon permis de s�jour en fr�quentant, chaque semaine, le cinqui�me �tage de la Pr�fecture de Police.

Entre temps, l'hiver et l'occupation s'installaient, l'un pour quelques mois, mais l'autre pour quelques ann�es. �tant une bande de jeunes, avec la force et l'insouciance propres � la jeunesse, nous essayions de survivre et de rendre notre mis�re le plus supportable et le plus agr�able possible. Nous organisions des f�tes � l'occasion, par exemple, d'un gain inesp�r�, d'un �v�nement porteur d'un rayon d'espoir dans la noirceur de cette satan�e guerre, qui n'�tait plus une dr�le de guerre, mais plut�t une guerre � en finir. Ainsi pour f�ter le jour de l'an 1940-41, nous avons d�cid� de faire une petite partie chez Zoliha. L'appartement s'y pr�tait � merveille, il y avait suffisamment de place pour que tout le monde puisse y dormir. Chaque participant devait amener une personne du sexe oppos�. Pour ma part, j'avais une petite amie, une Autrichienne, �dith, mais comme elle habitait chez ses parents, je ne pouvais pas et je ne voulais pas m'exposer � des cons�quences qui m'auraient conduit vers un engrenage. Le hasard, comme toujours, est venu � mon aide, quelques jours avant la date pr�vue, en la personne d'une jeune fille tr�s jolie et compr�hensive. J'avais fait sa connaissance dans le temps, elle m'avait �t� pr�sent�e par un copain de Debrecen en 1938 dans geringette. On le croira ou pas, mais je ne l'avais pas revue depuis, mais en la rencontrant devant la boutique d'un bougnat o� nous faisions tous deux la queue, nous nous sommes reconnus apr�s un bref �change de souvenirs, et sommes vite devenus copains. Il ne m'a gu�re fallu plus d'une heure dans cette file d'attente pour r�ussir (c'est bien mon habitude d'aller vite en besogne) � l'inviter et � la faire accepter de venir � notre petite f�te. Elle y a mis, comme seule condition, de se faire accompagner de sa sœur a�n�e, mari�e mais dont le mari �tait prisonnier de guerre en Allemagne. La petite f�te a tr�s bien r�ussi et, le lendemain matin, chacun a regagn� son domicile en bon ordre. C'�tait l'aube d'une nouvelle ann�e, qui, malheureusement n'annon�ait rien de prometteur pour quiconque d'entre nous. L'histoire de cette petite f�te, je l'ai tout simplement not�e, car elle a �t� le pr�lude d'une amiti� de longue dur�e et qui tient toujours apr�s toutes les p�rip�ties de cette longue et douloureuse guerre. Hedy et sa sœur Manci, sont devenues des membres � part enti�re de notre petit groupe. Hedy apr�s quelques mois d'un flirt plut�t st�rile avec Zoliha, a �pous�, un an apr�s un autre membre du groupe Roberts Mihi, alias Grunfeld, gar�on bien plus s�rieux et d�cid� que Zoliha. Le couple, peu de temps apr�s la noce, retourna en Hongrie et y v�cut pendant quatre ann�es de nombreuses et incroyables aventures. Mihi s'�tait m�me fait pass� pour un prisonnier de guerre Fran�ais et �vad� ce qui exigeait �norm�ment de pr�cautions, �viter de parler et surtout de para�tre comprendre le hongrois, ce qui, plus d'une fois, lui a jou� de sales tours. Hedy elle, se cachait plus ou moins se faisant passer pour Fran�aise, ou non juive. Enfin cela n'a pas �t� non plus une partie de plaisir ni pour l'un, ni pour l'autre, mais ils �taient beaucoup plus en s�ret� en Hongrie qu'ils ne l'auraient �t� en France. Nous nous sommes revus � Paris, tout de suite apr�s la guerre, puis nous avons �migr�s au Canada restant toujours de tr�s bons amis. En 1958, faute d'une situation stable au Canada, Mihi �tait tisserand, ils sont partis aux Etats-Unis et se sont install�s � New-Jersey o� ils habitent depuis et nous sommes toujours rest�s en contact, ainsi qu'avec Manci qui, avec son mari revenu de captivit�, sont partis d'abord au Canada puis �galement � New-Jersey. Voil� le r�sultat d'une simple rencontre guid�e par le hasard, et dont l'histoire reste � jamais grav�e dans mes souvenirs.

L'ann�e 1941 s'�coulait pour nous, tr�s tr�s doucement malgr� que chaque jour avait sa signification particuli�re et apportait sa mis�re impr�vue. La situation des juifs se d�t�riorait de jour en jour, les ordonnances des autorit�s allemandes se faisaient de plus en plus fr�quentes et devenaient de plus en plus contraignantes pour la population juive. Les journaux accusaient les juifs de tous les maux, la radio gueulait des slogans antis�mites, on vivait dans une crainte perp�tuelle, ne sachant pas ce qu'apporterait la nuit et encore moins le lendemain. Les papiers d'identit� ne faisaient pas mention de la religion et les autorit�s occupantes ordonn�rent � tous ceux qui appartenaient � la religion juive de se pr�senter sans d�lai au commissariat de leur quartier pour se faire recenser. Et comme dans le temps de J�sus on se pr�cipitait. Les gens faisait la queue, pendant des heures devant les commissariats de police pour se faire recenser, sans poser aucune question et faire signer leur arr�t de mort en tendant leur carte d'identit� pour qu'on l'oblit�re de l'ignoble tampon "JUIF" en grosses lettres rouges. Je ne sais pourquoi, mais peu furent ceux qui ne se pr�sent�rent pas. Certains qui �taient dans l'ill�galit�, comme un de mes amis, Ganz, sous arr�t d'expulsion, n'avait aucun papier valable et vivait dans la clandestinit�. Finalement, il ne pouvait pas se pr�senter au commissariat. Avec la complicit� d'une personne de la pr�fecture, il a r�ussi � obtenir un permis de s�jour en tant que non Juif, et est rest� dans une s�curit� absolue.

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Je ne sais ce qui m'a pris, mais j'ai aussit�t regrimp� mes �tages, et l'employ�, en �coutant ma stupide r�clamation, me regarde un long moment, et d'un geste brusque, tout en continuant � me fixer, frappe mon permis du tampon fatidique, pensant peut-�tre �voil� ce que tu m�rites imb�cile.� C'est seulement en redescendant les marches que j'ai r�alis� l'attitude de cette employ�e (femme d'environ la quarantaine) et la b�tise que j'avais faite en revenant sur mes pas, car je suis convaincu que son oubli �tait volontaire. Mais trop tard, le tampon �tait bien l�, bien plac� et bien visible. En fait ceci n'a pas eu de cons�quence directe pour moi, mon arrestation deux mois plus tard � mon domicile a �t� effectu�e d'apr�s la liste de recensement du commissariat. Encore une fois mon fameux destin, c'�tait bien lui qui m'avait pouss� de retourner pour le fameux tampon, car si jamais � mon arrestation ma pi�ce d'identit� n'avait pas eu le tampon � JUIF �, malgr� ma d�claration officielle au commissariat, j'aurais pu �tre consid�r� comme d�linquant, qui a d�lib�r�ment falsifi� son permis de s�jour. �a aurait pu m'attirer en plus avant d'�tre intern�, la prison.

Apr�s un an, l'occupation d�voilait ses batteries envers toute la population et montrait ouvertement les dents aux personnes d'origine juive, cachant son arrogance sous le couvert d'une fausse politesse froide commen�ant � susciter la col�re sourde des Fran�ais. La r�sistance, tout d'abord passive, devenant par la suite de plus en plus agressive, commen�ait � poindre dans les diff�rentes couches de la soci�t�, � la vue de tous ces uniformes vert-de-gris qui grouillaient dans la Ville Lumi�re. Les Grands Boulevards, les magasins, les cin�mas, les th��tres, les cabarets fourmillaient de soldats et d'officiers allemands, tous venus en permission � Paris � la recherche de futurs souvenirs. Une certaine partie de la population parisienne s'�tait mise au service de l'occupant, soit par app�t d'un gain facile, soit par mauvais calcul. Ces derniers voyant l'immense succ�s obtenu des la premi�re ann�e par leurs � h�ros � avaient fait leur choix et �taient devenus des collaborateurs aveugles et soumis. Tandis que ces m�mes � h�ros � voyant l'�chec de la bataille d'Angleterre et la victoire mitig�e en Yougoslavie, �taient contraints de se rabattre sur l'Afrique et finalement de s'attaquer fin juillet � la Russie. L� commen�ait la guerre totale.

Pourtant l'�t� 1941 �tait un tr�s bel �t�. Malgr� l'infinie tristesse qui nous rongeait l'�me, et nous �tions heureux de vivre et essayions de profiter de chaque parcelle de minutes, le plus intens�ment possible. Moi-m�me, avec mon r�cepiss� tout neuf dans la poche, je me sentais en s�curit� et je me promenais parmi les soldats allemands avec la conscience de quelqu'un qui �tait dans son droit le plus strict. Chaque soir on se r�unissait � notre quartier g�n�ral, chez November, on discutait, philosophait, faisait de la musique, �coutait en cachette la B.B.C. et ses nouvelles, pas toujours bonnes, mais toujours encourageantes. On ne recherchait qu'une chose : manger si possible, � notre faim, profiter de la vie, des femmes et tout ce qu'elles pouvaient nous apporter. Les aventures sans lendemain n'ont pas manqu�. Je me suis m�me trouv�, pour la premi�re fois de ma vie, dans une situation qui ne manquait pas de piquant, et qui m'avait plac� dans une position fort avantageuse et flattait ma vanit�. Par l'entremise d'une de mes copines de vieille date, H�l�ne Lembersky, une jeune fille d'apr�s H�l�ne tr�s jolie et tr�s bien tourn�e avait, apr�s avoir vu ma photo chez elle, exprim� le d�sir de faire ma connaissance. J'�tais extr�mement flatt�, et forc�ment j'ai saut� sur l'occasion, escomptant une conqu�te tr�s facile. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Suzanne. C'�tait une jeune fille tout � fait charmante, mignonne � croquer avec ses 19-20 ans, pas tr�s d�gourdie, mais agr�able, les sens en plein �veil, prenant conscience de son charme et de sa r�alit� de femme. Quant � moi, je n'ai tout de suite vu en elle qu'une proie que je croyais facile. Donc, tr�s sur de moi, d�s notre premi�re rencontre, j'entamais mon approche de m�le.

Nous �tions au milieu du mois de juillet et les Allemands activaient maintenant leur sale besogne, ramassant et regroupant dans un camp d'internement, � Compi�gne, d'abord tous les sujets yougoslaves sans distinction de religion, puis, � l'ouverture des hostilit�s avec la Russie, tous les membres, anciens et r�cents, du parti communiste, qui �taient assez nombreux. Devant les attentats de plus en plus fr�quents commis par les membres de la R�sistance contre les soldats et officiers de l'arm�e d'occupation, on ne tarda pas selon les plans pr�vus, de s'en prendre � la communaut� juive �trang�re et fran�aise. Des ordonnances de plus en plus s�v�res apparurent, obligeants les entreprises juives � mettre le contr�le de leurs affaires � un g�rant non juif (qui pouvait ainsi s'enrichir sans peine), interdisant aux Juifs tous les lieux publics : cin�mas, th��tres, piscines, etc. Un peu plus tard, un couvre-feu fut instaur� de huit heures du soir � cinq heures du matin, uniquement pour les Juifs. Sans tapage, sans publicit�, les camps de Beaune la Rollande et Phitiviers, se remplirent � craquer de Juifs polonais. Les Allemands restaient silencieux, mais tr�s actifs.

Avec toutes ces restrictions, nos rencontres avec Suzanne se limitaient � quelques courts apr�s-midis que nous passions � nous promener au bord de la Seine, � nous pr�lasser sur un banc dans l'�le Saint-Louis qui n'�tait pas encore interdite � notre race maudite. Nous nous sommes rencontr�s ainsi cinq ou six fois, bavardant, nous b�cotant; nous ne faisions qu'�veiller nos sens et je commen�ais � en avoir assez de ces jeux st�riles, et � notre dernier rendez-vous, je lui ai carr�ment donn� un ultimatum, c'�tait ou oui, ou non, en exigeant une r�ponse que j'esp�rais positive, pour le prochain rendez-vous : mercredi. Mais encore une fois, le � Destin � est venu d�jouer tous mes projets.

C'�tait le 20 ao�t 1941, un mercredi matin. Vers six heures et demie, on frappe � la porte du domicile de mon beau-fr�re. Nous habitions tous l�, mon beau-fr�re, ma sœur et leur petite fille Rose-Marie � peine �g�e de cinq mois, et moi-m�me. Mon beau-fr�re se pr�parait � partir pour son travail, tandis que le restant de la famille somnolait � moiti�. Notre logement ne comptait que deux pi�ces, sans entr�e : je couchais dans la premi�re chambre qui donnait directement sur la porte pali�re. Le policier qui venait de frapper � la porte me trouva donc au lit. En me nommant, il me somme de m'habiller, de prendre une couverture, des effets personnels, de la nourriture pour une journ�e et de le suivre au commissariat (quelle infamie!) pour un contr�le d'identit�. Pensant que mon dernier d�m�l� avec la justice n'�tait pas encore compl�tement r�gularis�, je me suis m�me permis d'argumenter avec l'inspecteur, lui montrant mes papiers militaires, ainsi que mon permis de s�jour tout frais dont il a tout de suite pris possession, en me pr�cisant que tout cela sera r�gl� au commissariat. Je n'avais pas � m'en faire, je n'avais qu'� me pr�senter bien tranquillement, lui sera de retour dans une demie-heure, et il est parti sans plus d'explications. � peine �tait-il parti qu'on frappe de nouveau � la porte, mais cette fois-ci c'�tait pour mon beau-fr�re, et avec les m�mes instructions. L'inspecteur ramasse les papiers d'identit� de mon beau-fr�re, lui ordonne de se pr�parer, tout comme on me l'avait dit, et part en disant qu'il revient dans une demi-heure. Nous commen�ons alors � r�aliser que �a ne pouvait �tre qu'un simple contr�le d'identit�, mais quelque chose de plus grave, sans soup�onner toutefois la possibilit� d'un internement. Nous essayons alors de nous raccrocher � une erreur quelconque, peut-�tre y avait-il confusion sur notre appartenance nationale? N'�tions-nous pas des Hongrois, et la Hongrie n'�tait-elle pas neutre, ou plut�t m�me alli�e des Allemands? Au bout d'une demie heure, ils sont effectivement revenus, les deux inspecteurs ensemble, et nous ont escort�s jusqu'� la porte de l'immeuble, l� ils nous ont encore une fois laiss�s, nous demandant de les attendre. Finalement, ils sont revenus ramenant avec eux six personnes ramass�es dans le voisinage et ce sont ces hommes qui, tout en marchant vers le commissariat, ont pu nous expliquer ce qui se passait.

� cinq heures du matin les policiers, sur l'ordre de la Gestapo, avaient compl�tement encercl� et ferm� le vingti�me arrondissement, et avec l'aide des agents de la Gestapo en civil, arr�taient tous les Juifs �trangers � leurs domiciles, sans exceptions, sans aucune distinction de nationalit�. Tandis que, dans les rues du vingti�me, tous ceux qui circulaient, quittaient ou entraient dans l'arrondissement �taient stopp�s par de nombreux barrages, et tous ceux qui avaient des papiers avec le tampon � Juif � �taient syst�matiquement arr�t�s, m�me les Juifs fran�ais de souche, conduis au commissariat, d'o�, dans des autobus remplis � craquer, ils �taient amen�s � une dizaine de km de Paris dans une petite ville de banlieue nomm�e Drancy. En pleine ville, un immense b�timent, � moiti� achev� � cause d'un certain vice de construction, � une caserne de gendarmerie, constituait un emplacement id�al pour un camp de ramassage. La gare de chemin de fer �tait trop proche, effectuer des d�portations en masse serait un jeu d'enfant. Les Allemands savaient ce qu'ils faisaient et ils le faisaient bien, avec une m�thode bien �tudi�e � l'avance.

Ainsi commen�ait ma vie � Drancy. Tout le long de la journ�e les autobus n'avaient pas cess� d'arriver, tous bond�s et vers cinq heures de l'apr�s-midi nous �tions 4500-5000 Juifs, entass�s comme du b�tail dans la cour. On entendait parler dans toutes les langues du monde, et m�me en fran�ais. Automatiquement, des groupes se formaient selon la langue parl�e. En retrouvant des amis, des connaissances du quartier, on commen�ait � �changer nos id�es, on essayait de trouver une raison quelconque qui expliquerait notre mauvaise fortune. Chacun avait son opinion propre, mais aucun ne trouvait de r�ponse susceptible de nous r�conforter. En cherchant, j'ai retrouv� dans la foule mon ami et ancien compagnon de Barcar�s, Muller, qui, au bout de quelques semaines, r�ussira � se faire renvoyer de Drancy aussi, tout comme il avait si bien pu le faire � l'�poque, � Barcar�s. J'ai aussi retrouv� mon grand ami Auspitz Imre qui, avec son beau-p�re (il s'�tait remari� avec une veuve de la guerre d'Espagne, une Hongroise qui avait trois petits enfants et aussi un p�re, genre emmerdeur!) partageaient notre chambr�e. Ensemble, avec mon beau-fr�re, et bien que tr�s malheureux, nous nous sentions tout de m�me pas si seuls dans ce ramassis de b�tail humain. Une fois tous les autobus arriv�s, une voix forte, dans un fran�ais excellent, et pour cause c'�tait un gendarme fran�ais, � travers un haut-parleur nous a ordonn� de former des groupes de quarante � cinquante personnes et d'occuper en bon ordre, une chambr�e sous la conduite d'un gendarme d�sign�. C'�tait la premi�re, mais pas la derni�re grande rafle ex�cut�s par des Fran�ais sur l'ordre express des Allemands qui pour mieux camoufler leur ignoble bestialit� faisaient ex�cuter leurs ordres par les Fran�ais, laissant ainsi croire que c'�taient les Fran�ais eux-m�mes qui voulaient se d�barrasser des � vermines � (il y avait d'ailleurs une certaine part de v�rit� dans tout �a). La rafle �tait, en principe, dirig�e contre les Juifs adultes de 18-70 ans, de sexe masculin, recens�s d�s le d�but de l'occupation. Mais le z�le de certains individus qui participaient dans les rues du vingti�me arrondissement � l'ex�cution de l'op�ration, gens sans aucune humanit�, des vendus � la solde de la Gestapo qui cherchaient � se faire bien voir � ses yeux, les poussaient � arr�ter n'importe qui, sans seulement v�rifier l'�ge de l'adolescent. Ainsi des jeunes gar�ons de 14 � 16 ans tomb�rent dans les mailles du filet. Forc�ment, ceux qui �taient ainsi arr�t�s dans les rues, en plein mois d'ao�t, �taient habill�s l�g�rement, en bras de chemise, car la temp�rature �tait plut�t cl�mente � cette �poque de l'ann�e. Ceux-ci se retrouv�rent donc dans une situation critique, manquant du strict n�cessaire, sans rien pour se prot�ger des nuits plut�t fra�ches. Il a fallu s'organiser promptement, et promouvoir sans tarder une aide � ces personnes, en sollicitant tous ceux qui pouvaient partager. On avait surtout besoin de couvertures, et il n'�tait pas ais� d'arriver � un r�sultat. Heureusement, il se trouvait parmi nous quelques caract�res forts qui r�ussirent � s'imposer et d'une certaine fa�on � prendre l'initiative des op�rations. Ils devinrent nos portes-parole et ensuite les chefs de blocs, d�l�gu�s aupr�s des autorit�s.

Pour comprendre le fonctionnement du camp, il faudrait peut-�tre, bri�vement, faire conna�tre son origine, la disposition des lieux ainsi que la complexit� de cet immense b�timent. Son origine montait � une bonne dizaine d'ann�es, bien avant la guerre, mais finalement il n'avait jamais pu �tre utilis�, car sa construction n'�tait pas achev�e. Les Allemands, eux, ont bien trouv� son utilisation, et pleinement. Le gouvernement qui pr�c�dait celui du Front Populaire voulait b�tire � Drancy un ensemble de casernes pour plusieurs r�giments de la gendarmerie. Apr�s quelques ann�es de travail intermittent (bien propre � la pagaille fran�aise!), les travaux furent abandonn�s faite de cr�dits. Le Front Populaire, pour cr�er des emplois, non seulement a fait reprendre les travaux, mais a compl�tement boulevers� les plans d'origine. Il a �t� d�cid�, pour favoriser encore mieux l'embauche, de cr�er un complexe d'habitation, genre HLM destin� aux gendarmes et � leurs familles. D'apr�s la rumeur, c'est en rectifiant les plans qu'il se commirent des erreurs qui aboutirent � des vices de construction. Quant aux lieux, ils se pr�sentaient comme un immense rectangle, la cour d'environ 150 m. de long sur 50-60 m. de large. Tout autour douze escaliers menant � douze blocs d'appartements dont seulement les murs porteurs existaient, donc aucune d�limitation des chambres. L'int�rieur �tait en ciment brut, � garni � d'innombrables poteaux de ciment, et de multiples tuyaux de tous diam�tres le long des murs, c'�tait cela la chambr�e. Chaque bloc contenait dix de ces chambr�es, il y avait ainsi pour les intern�s cent-vingt chambr�es. C'�tait plus que suffisant, il y avait toujours de la place pour les nouveaux venus qui ne cessaient d'arriver d'une r�gion ou d'une autre. Un Juif en �tat d'arrestation pour un d�lit quelconque, une fois son temps termin�, �tait presque syst�matiquement transf�r� de sa prison � Drancy, pour une d�portation �ventuelle. Les quelques cent-vingt chambr�es �taient dispos�es sur trois �tages, tandis que le rez-de-chauss�e �tait sur tout le pourtour, occup� par les bureaux, les remises, les cuisines, les ateliers d'entretien. Tout le complexe �tait entour� de plusieurs rang�es de solides fils de fer de plus de deux m�tres de hauteur, �clair�s vingt-quatre heures sur vingt-quatre, gard� par des gendarmes fran�ais. S'�vader �tait quasiment impossible. Pendant mon s�jour il n'y a eu que deux ou trois tentatives avort�es. Les employ�s de bureau �taient tous des membres de la Gestapo en civil, parlant un excellent fran�ais. On ne voyait que tr�s rarement des SS en uniformes.

Dans notre chambr�e nous �tions une quarantaine de personnes, dont quatre Hongrois : Auspitz Imre, son beau-p�re, mon beau-fr�re et moi. Il y avait trois ou quatre polonais, le restant �tait compos� de juifs S�pharades d'origine espagnole et portugaise. Ceux avec leur langage sp�cifique, (je crois que c"�tait le "ladino") se tenaient ensemble, comme de v�ritables fr�res, partageaient tout ce qu'ils avaient. La plupart d'entre eux se connaissaient d�j�, �tant d'un m�me quartier, fr�quentaient la m�me synagogue. Chaque jour, matin et soir, ils faisaient leur pri�re ensemble psalmodiant avec ferveur. C'�tait vraiment quelque chose de tr�s touchant de voir cette petite communaut�, dont l'�ge variait de vingt � soixante-dix ans, toute transfigur�e par la foi, mettre son enti�re confiance � un Dieu tout Puissant, assumant son appartenance � ce peuple maudit et tout de m�me appel� "�lu" pour donner l'exemple aux autres peuples. J'ai souvent convers� avec le plus �g� de ces hommes et, influenc� par lui, je r�fl�chissais, cherchais la raison, une explication � mon internement. J'ai abouti, de la sorte, � prendre enti�rement conscience de mon �tat de juif, et, durant quelques semaines j'ai pri� avec une extr�me ferveur. Comme j'avais re�u une �ducation tr�s orthodoxe, ce retour �tait tr�s facile.

Les premiers jours, nous n'avions pas r�alis� ce qui nous arrivait. Nous tra�nions, d'une chambre � l'autre, ou dans la cour quand il faisait beau, cherchant � qui parler, mendiant un m�got. La cigarette me manquait terriblement. Bien s�r, le march� noir fleurissait, mais m�me ceux qui poss�daient de l'argent se rendirent vite compte que la plus grosse des fortunes ne pourrait y suffire. Pour preuve, un certain Nabimias, le nom m'est rest�, compagnon de chambr�e, d'environ quarante ans, un fabricant de pantoufles. Il avait �t� arr�t� dans la rue alors qu'il se rendait chez un fournisseur et portait sur lui la coquette somme de 120 000 francs, une v�ritable fortune, � cette �poque. Il commence � d�penser sans compter, payant 200 francs le paquet de cigarettes ( il en fumait 2 par jour), 200 francs la ration de pain (deux par jour) et tout � l'avenant. Il mangeait comme quatre, achetait tout ce qui se pr�sentait. C'�tait un petit bonhomme d'� peine un m�tre soixante et de plus diab�tique. Il avait toujours faim. Au bout de trois semaines, il se retrouva enti�rement lessiv�, plus un centime. Il commen�a � devenir hargneux, m�chant, faisant des crises de plus en plus fr�quentes. Finalement, il fut lib�r� avec le premier contingent de malades, mais je crois que le pauvre, avait compl�tement perdu la raison. �videmment nous n'�tions pas l� dans un sanatorium. Notre ration quotidienne se composait de 200 gr. de pain, deux fois par jour; une louche d'un liquide chaud d�nomm�e soupe sur lequel, avec un peu de chance pouvaient parfois flotter quelques rondelles de carottes. On avait m�me du dessert : une cuiller�e de marmelade. La soupe �tait distribu�e par le chef de chambr�e et ses adjoints (nomm�s par le chef de bloc). Mais comme tous les �tres humains, m�me les plus impartiaux, les plus sinc�res, les plus justes, gardent au fond d'eux-m�mes un tant soit peu d'�go�sme surtout en pareil circonstance, le fond du r�cipient �tait syst�matiquement bel et bien r�serv� au chef et ses acolytes. Mais, au fur et � mesure, que la faim faisait son œuvre, des discussions eurent d'abord lieu, puis des disputes rageuses et enfin un contr�le s�v�re s'instaur� autour du fameux r�cipient. Chaque jour un nouveau six personnes �tait nomm�, et surveillait la distribution du fameux liquide. De m�me, avec le pain on avait r�alis� une esp�ce de balance, car c'est un pain de deux gr. qui nous �tait distribu�, et il fallait nous m�me le partager en dix part bien �gales, et les parts bien pes�es, �taient ensuite tir�es au sort. Pour contenter ma folle envie de cigarettes, j'�changeais la moiti� de ma ration de pain chaque jour contre deux cigarettes, je r�alisais une vingtaine, tr�s fines avec les m�gots je refaisais d'autres cigarettes, et ainsi de suite. Je me droguais, comme je le pouvais, de cigarettes et de pri�res. Les rumeurs et les bobards ne manquaient pas, ils circulaient et se propageaient � travers tout le camp. Une, entre autres ,avait obtenu le plus vif succ�s aupr�s de tous les intern�s, une rumeur qui voulait que nous nous trouvions en "quarantaine". Selon ce bobard, qui provenait, soit-disant de l'ext�rieur du camp, nous �tions intern�s que pour une dur�e de quarante jours, en guise de repr�sailles des attentats commis derni�rement contre des soldats de la Wehrmacht. Nous avions bien accueilli cette explication, plut�t farfelue, nous raccrochant � tous les espoirs, notre �quilibre moral et physique en d�pendait. J'�tais moi, m�me, tellement confiant et s�r de recouvrer ma libert� au bout de ces quarante jours de captivit� que je comptais les jours, les heures, faisant des projets, gardant ma chemise bleue fonc�e bien propre pour la sortie. Pourtant tout le monde n'�tait pas aussi cr�dule et certains, plus clairvoyant m'avaient averti que la d�ception serait am�re, et n�faste � mon moral et � mon �tat physique. Malheureusement c'est ceux-ci qui ont eu raison, pleinement. Forc�ment dans l'espoir aveugle d'une lib�ration prochaine, je continuais � �changer mon pain quotidien, la moiti� seulement de ma ration, heureusement, sapant ainsi ma sant�. Je n'�tais pas le seul. Il y avait �galement ceux qui voulaient se constituer une petite fortune en vendant leur ration de pain, ramasser ainsi quelques milliers de francs, croyant ainsi compenser leurs jours perdus par suite de leur internement. Mais tous ces beaux r�ves tomb�rent � l'eau, � la quatri�me semaine de notre internement, quand nous avons re�u l'autorisation de demander par �crit � nos familles, des v�tements chaud pour l'hiver � venir. Jusqu'� cette date, tous les colis �taient interdits, et l� nous avons �t� avertis que, sous peine de confiscation, les paquets ne devaient contenir aucun aliment. La correspondance avec l'ext�rieur n'�tait pas compl�tement d�fendue et, � l'occasion, nous avions la facult� d'envoyer quelques mots sur une carte uniformis�e, remise par les autorit�s (et d�ment censur�e par le Gestapo) et en recevoir une r�ponse. Avec l'aide des gendarmes, largement indemnis�s par la famille des intern�s, la correspondance clandestine nous a permis de garder un lien �troit avec l'ext�rieur. D'ailleurs, un bon nombre de gendarmes s'�taient lanc�s � corps perdu, dans ces lucratifs trafics. Au bout d'une semaine d�j�, on trouvait au march� noir du camp tout ce qu'on pouvait d�sirer, cigarettes, pain, saucisson, fromage, naturellement � prix exorbitant, on trouvait m�me de l'alcool, enfin pratiquement tout. Pour payer toutes ces nourritures, les familles, � l'ext�rieur, auraient fait n'importe quoi pour sauver leurs proches de la famine. Mais encore une fois, ces privil�gi�s n'�taient pas tr�s nombreux. Certains, tel notre ami Reich Josha, cousin �loign� de mon beau-fr�re, mangeait la plupart du temps � leur faim. Celui-ci, daignait m�me, parfois laisser des miettes de pain � mon beau-fr�re, mais ne m'accordait pas � moi-m�me cette grande faveur. Il m'accusait, � juste titre d'ailleurs, de mal agir en �changeant la moiti� de ma ration contre des cigarettes. Cette opinion �tant partag�e par mon beau-fr�re, je n'avais plus qu'� rester sur ma faim car je ne voulais, et ne pouvais renoncer � ma drogue.

Au bout de trois � quatre semaines, la rigueur de notre r�gime alimentaire faisait appara�tre des signes tr�s inqui�tant. Les gens, surtout les plus �g�s, commenc�rent � tomber comme des mouches. L'œd�me faisait son apparition parmi les quarante � cinquante ans; enfin la fatigue gagnait aussi bien les jeunes que les vieux. On �vitait de trop bouger pour �conomiser notre �nergie, car on avait maintenant, bel et bien compris que nous �tions l� pour la dur�e de la guerre, et une si on sait quand elle commence , on ignore quand elle finira. Tout de m�me, gr�ce � la pression de la Croix-Rouge, et de quelques personnalit�s influentes � l'ext�rieur, nous avons eu la visite d'une commission qui avait pour t�che d'examiner la situation. Pour prouver les sentiments humanitaires des autorit�s occupantes, ne serait-ce m�me que pour la propagande nazie, elle devait lib�rer quelques malheureux d�j� � l'article de la mort. On commen�a par les malades de l'infirmerie, ceux qui souffraient de diverses affections graves et anciennes; puis ceux qui par suite de malnutrition souffraient d'œd�me. C'�tait d�j� largement trop pour les Allemands. Il y avait �galement ceux qui n'ayant pu trouver place � l'infirmerie et qui restaient couch�s dans leur chambr�e, comme mon bon ami Muller. La derni�re fois que je lui ai rendu visite, son visage �tait gonfl�, comme un ballon et il parlait avec difficult�. Effectivement il est sorti avec le premier contingent de malades. Enfin de compte, il y avait �galement tous ceux qui essayaient de s'en partir en simulant la maladie, comme j'ai moi-m�me essay� de le faire, mais cette fois-ci sans succ�s. � vrai dire, je n'avais m�me pas pens� vraiment � me pr�senter. Nous n'�tions pas ici dans une arm�e quelconque, et l'on gardait m�me les gens � demi-moribonds. Mais j'ai finalement fait cette tentative, gr�ce � mon bon et fid�le ami le Dr. Falus, qui voulait � tout prix me r�cup�rer et me faire quitter cette ge�le. En ouvrant une parenth�se de nouveau, je voudrais expliquer la pr�sence de Falus � ce point du r�cit.

On s'�tait quitt�s en 1940 le deux mars, lui parti en permission � Paris, tandis que moi entre temps, j'�tais transf�r� � la Valbonne (dans des circonstances, que j'ai relat� en temps et lieu). Nous ne nous sommes revus qu'apr�s l'armistice, vers le mois de septembre de la m�me ann�e. Sa carri�re de militaire actif, ou plut�t de combattant avait �t� de courte dur�e. Comme il le disait, la mort n'avait pas voulu de lui. C'est apr�s son retour de permission qu'il avait appris les circonstances de mon singulier d�part pour la L�gion. Mais les �v�nements se pr�cipitaient, et apr�s quelques semaines d'une instruction tr�s intensive, il �tait vers� dans un corps sanitaire comme brancardier et dirig� � sa grande satisfaction, vers les premi�res lignes. C'�tait l�, comme il le disait, que la mort n'avait pas voulu de lui, et ce n'�tait pas de sa faute de l'avoir cherch�. Apr�s la d�b�cle, il avait �t� fait prisonnier, et c'est l� qu'il a compris, qu'il lui restait beaucoup de choses � r�aliser en ce bas monde: sa philosophie de la vie �voluait, prenait une autre tournure. Heureusement, sa captivit� n'avait pas �t� de longue dur�e non plus, car une des clauses de l'armistice stipulait une lib�ration imm�diate de tous les soldats et officiers appartenant au corps m�dical, �tant consid�r�, comme non combattants actifs. C'est ainsi, qu'� ma grande surprise, qui vois-je appara�tre un beau matin de septembre? Mon grand et cher ami Falus en uniforme, m'apprenant son affectation comme m�decin, dans un h�pital militaire de la rue de Vurcennes, � Paris. Il m'expliqua qu'il ne voulait pas se faire d�mobiliser, � cause de ses id�es, car il �tait devenu un communiste convaincu, voyant plus rouge que Staline lui-m�me. Il voulait continuer la lutte et, selon lui la meilleure planque, c'�tait encore l'arm�e, aussi comme militant que comme juif. Combien il avait eu raison! En tous cas il se m�nageait une existence s�re, une position enviable de m�decin traitant dans un h�pital militaire, avec le grade de soldat de premi�re classe, il allait pouvoir survivre. Tr�s vite, il �tait devenu un membre �minent de notre cercle d'amis, c'est ainsi que le jour m�me de mon arrestation, il a �t� mis au courant. Naturellement, il avait suivi de pr�s tous les �v�nements qui avaient suivi la rafle dont j'�tais l'une des victimes, et quand il a entendu parler d'une lib�ration possible pour cause de maladie, aussit�t (connaissant mes aptitudes de com�dien) il s'est mis � l'ouvrage. Il s'est procur� une radio, qui pr�sentait une pleur�sie aigue du poumon gauche qu'il m'envoya avec une carte postale dans laquelle il m'avertissait amicalement que je devais faire bien attention � ma faiblesse pulmonaire, car la moindre rechute pouvait m'�tre fatale...etc. Malheureusement, il avait omis de mentionner de quel poumon il s'agissait. Malgr� moi je me pr�tais au jeu, et je me suis pr�sent� � l'infirmerie avec la radio et j'ai expliqu� avec des mots savants l'histoire de ma maladie pulmonaire, jouant mon r�le � la perfection. Le m�decin commen�a � m'examiner et me pose la premi�re question: de quel c�t� j'ai eu la pleur�sie. � ma r�ponse que c'�tait le droit, il me lan�a un regard plus que m�chant, venimeux, me traitant de tous les noms possibles, que je n'�tais qu'un �tre m�prisable qui par �go�sme ne voyait pas le malheur des autres, de ceux qui �taient � l'article de la mort qui n'attendaient une derni�re chance de survivre qu'en faisant partie du petit nombre bien restreint des lib�r�s pour cause de maladie grave ou incurable. J'ai tr�s vite compris ses paroles, et, avec une certaine honte dans le plus profond de moi-m�me, je suis retourn� dans mon coin, r�alisant que cette fois-ci, ce n'�tais pas mon tour.

Et la vie, si on peut consid�rer comme telle, continuait. Chaque jour nous avions de plus en plus faim. Je ne crois pas qu'il puisse exister une souffrance plus aigu� que la faim. Dans la nuit, sur nos lits sans paillasse, directement sur les planches, tout le monde r�vait de nourriture, et l'on pouvait entendre le concert que les gens donnaient en mastiquant dans le vide, faisant litt�ralement trembler de peur les �tres les plus solides, avec les nerfs les plus in�branlables. Vers la fin octobre, finalement, nous avons re�u les colis de v�tements chauds. La plupart d'entre nous, dont mon beau-fr�re et moi-m�me, avons pu profit� de l'ing�niosit� de nos familles. Avec les v�tements, il �tait permis d'adresser des articles de toilette, ainsi nous avons re�u des bo�tes de cirage, des tubes de p�te dentifrice, vid�s de leur contenu d'origine et remplis de beurre fondu qui a fait notre d�lice quelques jours durant, mais qui nous a gratifi� d'une sacr� colique. Mais cela nous a fait quand m�me beaucoup de bien et un peu de variation dans notre vie quotidienne. Malgr� toutes les mis�res et toutes les �preuves endur�es, un certain mode de vie commen�ait � s'instituer avec ses habitudes, ses programmes, ses conf�rences donn�es par des personnes comp�tentes, qui elles-m�mes avaient besoin de cette activit� pour conserver leur moral. Une bonne partie des intern�s, en effet, surtout dans mes �ges, finissaient par tomber dans une esp�ce de l�thargie qui aboutissait directement � la folie douce.

� la mi-novembre, au moment o� notre d�couragement atteignait son point culminant, j'�tais, je me rappelle, tout tremblotant, en train de faire la queue pour un peu d'eau chaude, quand soudain, comme un �clair dans la noirceur la plus totale, a jailli la grande nouvelle. Je ne sais pas sous quelles pressions les Allemands autorisaient des colis alimentaires deux fois par mois par intern�, avec d�fense absolue d'y joindre lettre, message quelconque, cigarettes, alcool. Quelle joie! Deux jours, � peine, plus tard, les colis commen�aient � arriver. Les premiers b�n�ficiaires, m�me s'ils ne partag�rent pas leur colis, laiss�rent leur ration � un voisin, ou tout au moins des bribes de nourriture. Enfin c'�tait la f�te. En quelques jours, tout le monde avait pu recevoir son colis. D'un seul coup le camp �tait devenu bourdonnant, les gens parlaient, communiquaient, mais surtout fr�quentaient assid�ment les lieux d'aisance. Mon premier colis, je l'ai consomm� en moins de quarante-huit heures. M�me dans la nuit, dans l'obscurit� la plus totale, j'�prouvais le besoin � me restaurer, et je n'arr�tais pas. Forc�ment, je me suis flanqu� une indigestion ph�nom�nale, et j'ai pass� deux jours � vomir et � fr�quenter les toilettes. Mais ensuite, comme si de rien n'�tait, j'ai recommenc� � avoir faim, encore davantage et j'ai commenc� � compter les jours en attendant mon prochain colis. Pendant ce temps, mon beau-fr�re, bien plus rationnel, r�ussissait � se nourrir pendant toute une semaine.

J'ai re�u mon deuxi�me et dernier colis le onze d�cembre, je me rappelle tr�s bien de cette date, car deux jours apr�s, le treize d�cembre, allait �tre une journ�e m�morable et, peut-�tre la plus chanceuse de ma vie enti�re. Malgr� les circonstances qui ont caract�ris�es cette journ�e, nous allons voir, que, si quelqu'un est condamn� � vivre, m�me s'il s'est cru perdu plusieurs fois dans son existence, pleines de situations impossibles, il restera vivant.

Le treize d�cembre 1941, au petit matin, des Allemands en uniforme, en nombre assez important, se pr�sent�rent au camp, ordonn�rent � tous les intern�s sans aucune exception, m�me ceux de l'infirmerie, malades et m�decins, de descendre dans la cour, avec tous leurs bagages et tous leurs biens. Nous, �ternels optimistes, na�fs imp�nitents, croyons � une lib�ration aussi brusque, qu'avait �t� brutale le rafle d'il y avait maintenant pr�s de quatre mois. Avec mon beau-fr�re, nous avons jet�s p�le-m�le nos affaires dans les deux valises que nous poss�dions. La mienne, par exemple, contenait tous les ustensiles et couverts que nous avions pu r�cup�rer avec beaucoup de difficult�, tandis que la sienne �tait remplis de tout ce qui �tait n�cessaire � la toilette quotidienne. Nous �tions contents, cette r�partition n'avait aucune importance, nous rentrions chez nous. Quelle n'a pas �t� notre surprise, une fois tout le monde dans la cour, d'entendre hurler des noms avec les num�ros matricule (car nous avions eu droit � cette distinction aussi) avec ordre d'avancer de l'autre c�t� de la cour, devant les bureaux. Comme d'habitude, mon nom s'est trouv� parmi les premiers � �tre appel�s. J'ai lanc� � � tout � l'heure � � mon beau-fr�re en attrapant ma valise et mon baluchon de couvertures, je me suis d�p�ch� vers les lieux de rassemblement. On a ainsi entendu trois cents noms et matricule suivis d'un silence de mort. Quelques minutes pass�rent ainsi dans un silence hallucinant, puis une voix encore plus forte, plus terrifiante, ordonnait � tous ceux qui n'avaient pas �t� appel�s de regagner leur chambr�e avec tous leurs bagages. � cet instant, tout le monde a r�alis� que quelque chose de tr�s grave venait d'arriver. Effectivement, comme nous l'avons su une fois arriv�s � destination, l'histoire se pr�sentait de fa�on plut�t compliqu�e et, en m�me temps tragique. Le onze d�cembre � Paris, un g�n�ral allemand �tait assassin� par un commando de la R�sistance. Les Allemands, dans leur col�re, d�cid�rent de faire une rafle au domicile, exclusivement d'intellectuels juifs. Le nombre �tait fix� � mille personnes. Des m�decins (en petit nombre), des avocats, des ing�nieurs (en grand nombre), d'anciens s�nateurs, d'anciens membres de l'arm�e, des �crivains (tels J. Jacques Bernard, fils de Tristan Bernard), etc. Comme seulement sept cents avaient pu �tre ramass�s � leur domicile, les Allemands, pour compl�ter leur chiffre, �taient venus � Drancy. C'est ainsi que je suis tomb� dans les trois cents personnes choisies d'une fa�on si sagace, parmi ceux qui d'apr�s leurs dossiers �taient consid�r�s comme intellectuels. J'�tais inscrit comme �tudiant, tout comme mon futur beau-fr�re, (quel hasard!) Fran�ois Horovitz qui, sans d'ailleurs nous conna�tre, avait �galement �t� d�sign� en m�me temps que moi, son fr�re Ladis, avec qui il �tait � Drancy �tait, lui aussi comme mon beau-fr�re Schillinger, rest� au camp car l'un �tait marqu� comme m�canicien dentiste, et l'autre comme tailleur. Une fois la cour enti�rement d�gag�e, on nous a rassembl�s par groupes de six et conduits sous surveillance �troite hors du camp o� des autobus nous attendaient. Entass�s � raison de soixante par v�hicule, avec nos bagages, on nous a amen� � la gare d'Austerlitz, o� un convoi nous attendait rempli d�j� au trois quart avec les prisonniers de la rafle de la nuit pr�c�dente. Je suivais les �v�nements comme un hypnotis�, ma valise dans une main, mes couvertures dans l'autre, tout �tourdi par le choc que je venais de subir, je ne savais pas, je ne cherchais pas � savoir, ou tout simplement je ne voulais pas savoir ce qui m'arrivait, j'allais vers mon destin suivant les gens devant moi. Dans le train, je me suis install� dans un coin, j'ai d�ball� mon colis re�u la veille et j'ai commenc� � manger, � manger sans penser � autre chose, sans choisir. Une fois le ventre gonfl� comme une outre, je me suis arr�t� et j'ai fait l'�change d'un morceau de pain contre une cigarette, avec le voisin assis en face de moi, et j'ai fum� avec volupt� comme si je m'�tais trouv� dans la plus id�ale des situations. Le train roulait dans la nuit froide de d�cembre. Toutes les fen�tres �taient camoufl�es et on ne pouvait rien apercevoir. � chaque extr�mit� du wagon, un soldat allemand, mitraillette braqu�e veillait afin que personne ne bouge plus qu'il ne fallait. Nous �tions gard�s comme les criminels les plus dangereux, la cause, nous l'avons su quelques jours plus tard, c'est que nous �tions consid�r�s comme des otages et, comme tels selon les lois de la guerre, nous �tions soumis � une surveillance tr�s �troite, toute tentative �ventuelle d'�vasion se serait sold�e par une fusillade imm�diate. Vers les onze heures du soir, notre train s'arr�ta � une gare, et nous avons pu lire : COMPIEGNE. On nous a fait descendre du train, toujours �troitement surveill�s par les soldats qui mitraillettes braqu�es sur nous, nous bousculaient continuellement, gueulant comme eux seuls savaient le faire � Raus Raus, Schnell! � Malgr� la d�fense passive, la gare �tait illumin�e, comme une rampe de th��tre, probablement par pr�caution et sur ordre sp�cial. Finalement, encore une fois, dans une colonne interminable, par rang�es de six, entour�s d'au moins une compagnie enti�re de soldats, nous avons pris la route. Nous avons d� marcher au moins huit � dix kilom�tres jusqu'au camp situ� en dehors de la ville, bouscul�s continuellement, fatigu�s, sans force, ext�nu�s apr�s quatre mois de d�tention. Si, par hasard, quelqu'un s'avisait de tr�bucher, tout de suite un soldat d'un coup de crosse ou d'un coup de bottes le remettait dans le rang. Moi-m�me, par trois fois au moins, j'ai �t� bouscul� de telle sorte, qu'avec mon baluchon de couvertures � la main gauche j'ai tr�buch� , mais ramassant en vitesse mes affaires, je me suis remis dans les rangs, sans demander mon reste. Il �tait minuit bien pass�, quand nous sommes finalement arriv�s au camp. On nous a conduit dans un b�timent de plain-pied, o� il y avait une dizaine de chambr�es. C'�tait �galement une caserne d�saffect�e, mais construite en pierres et briques, bonne construction, solide et en bon �tat. Les chambr�es �taient pr�vues pour trente personnes, avec lits superpos�s, soit une quinzaine de lits doubles, mais naturellement sans matelas, ni paillasse. Dans la pi�ce un bon po�le, mais qui ne marchait pas, faute de combustible. C'est bien plus tard seulement, que nous avons pu obtenir un minimum de bois de chauffage. Forc�ment ext�nu�s, morts de fatigues, nous sommes tomb�s sur nos grabats, et au bout de quelques minutes, un silence total r�gnait dans la chambre. Il faisait encore nuit noire quand un v�ritable hurlement nous a ramen�s � la triste r�alit�, ordonnant le rassemblement g�n�ral, toujours par rang�es de six, devant la chambr�e, dehors dans le froid pour le � appel �, comme ils l'appelaient. En quelques minutes, nous nous sommes tous retrouv�e en rangs, et, comme des moutons, nous attendions docilement en grelottant, que ces messieurs daignent venir nous compter comme du b�tail, et pour trouver le compte exact, nous compter et recompter cinq � six fois, et finalement nous laisser apr�s une heure, des fois deux heures d'attente st�rile.

Nous �tions maintenant le quatorze d�cembre 1941, et je commen�ais la deuxi�me partie de mon internement, celle-l� � Compiegne, tout d'abord comme otage, avec tout ce que cela comporte, pendant � peu pr�s une semaine, et ensuite en tant que simple Juif apte � la d�portation. L'histoire, bri�vement, est la suivante. �tant donn� que parmi ces quelque mille personnes intern�es dans ce camp � Compiegne, se trouvait group�e l'�lite de la Communaut� Juive Fran�aise, des pressions se faisaient sentir de toutes parts, des personnes influentes de la soci�t� fran�aise et m�me de Vichy. Les Allemands baiss�rent pavillon et commenc�rent leur sentence initiale, en accord avec le commissaire juif de Paris; En tant qu'otages, nous �tions menac�s d'ex�cution sommaire au moindre attentat commis sur le territoire de la France occup�e. Au lieu d'otages, nous �tions maintenant consid�r�s comme de simples intern�s � vou�s � � la d�portation. Cet accord co�tait au consistoire dix millions de Francs-or de ran�on, une grande partie avait pu �tre financ�e gr�ce � quelques tr�s riches familles juives, telles que les Rotschild.

Le camp de Compi�gne �tait un ensemble compos� de trois camps diff�rents. � notre droite, le camp des intern�s yougoslaves, duquel nous �tions s�par�s par deux hautes cl�tures, entre lesquelles patrouillaient fr�quemment des militaires accompagn�s d'un gros berger allemand. En fait, avant notre arriv�e, la partie du camp o� nous �tions appartenait �galement aux Yougoslaves. Seule l'urgence avait impos� aux Allemands � r�server et pr�parer rapidement ce camp sp�cial pour les Juifs. Loin derri�re nous, le camp des communistes. Ceux-ci �taient consid�r�s comme les pires ennemis, ennemis de la nation, mais surtout ennemis politiques et comme tels, assimil�s � des otages, les ex�cutions y �taient d'ailleurs assez fr�quentes. Par contre, administrativement, le camp communiste, tout comme le camp yougoslave, b�n�ficiait d'un statut international, avec les m�mes droits, plus ou moins respect�s que les prisonniers politiques. Et nous, pendant ce temps, nous �tions consid�r�s comme des parias, des �tres inf�rieurs, de la vermine, et nous n'avions droit � aucun statut. Il y avait tout de m�me une singuli�re diff�rence avec Drancy. Ici nous avions le droit d'acheter des cigarettes, au prorata des rations en vigueur. Mais aucune correspondance avec l'ext�rieur, et moins encore de colis, et tout manquement � ces r�gles �tait tr�s s�v�rement r�prim�. Mais il est permis , m�me de voler, � condition de ne pas �tre pris. Ainsi, malgr� les contr�les les plus rigoureux, malgr� les chiens, les miradors, une contrebande, � un niveau �lev�, s'�tait organis�e d�s la tomb�e du jour, jusqu'au petit matin, dans le froid, dans la neige. Ce trafic se faisait surtout avec les Yougoslaves; c'�tait relativement facile car leurs b�timents �taient assez proches, s�par�s seulement par une �paisse palissade, sans trous ni fissures. Impossible donc d'y voir � travers ou de glisser le moindre objet. Mais il restait la ressource de jeter par dessus la palissade. Et c'est ainsi que le contact avait pu s'�tablir. Il suffisait de faire tr�s attention � la patrouille.

En observant autour de moi, en bavardant avec mes compagnons de mis�re, je me suis rendu compte que les mille intern�s n'�taient pas tous des intellectuels, comme l'avaient pr�tendu les Allemands dans leurs communiqu�s concernant la rafle, loin de l�. � peu pr�s quinze pour cent des intern�s �taient de simples ouvriers, quelques tailleurs, journaliers, commer�ants, n�gociants, tous n'�taient pas de nationalit� fran�aise. C'�tait enfin un m�lange, ou quatre-vingt-quinze pour cent seulement pouvaient �tre consid�r�s comme semi ou purs intellectuels. Mais c'�tait suffisant pour donner � ce camp une coloration sp�ciale.

D�s le premier jour, j'ai eu la chance de rencontrer deux de mes compatriotes, anciennes connaissances parisiennes, dont l'un m'aidait � survivre physiquement et l'autre moralement. C'�tait respectivement Braun Arpad et Lusztig Feri. Arpad �tait un homme tout ce qu'il y avait de bon, simple, gentil. En m'apercevant, maigre, barbu, avec une chevelure de plusieurs mois, v�tu de deux pantalons l'un sur l'autre, de plusieurs tricots, une veste, un par-dessus, il a tout simplement fondu en larmes et, m'embrassant, il m'a fait la promesse de veiller sur moi et de m'aider � r�sister. Il a tenu parole. Il a beaucoup trafiqu�, risquant gros et, je crois, dans le seul but de me venir en aide. De fait, plusieurs fois dans la semaine, ma ration de pain �tait doubl�e, voire m�me tripl�e. Un petit bout de margarine �tait rajout� par ci par l�, avec quelques cigarettes suppl�mentaires. Il a fait enfin tout ce qui �tait du domaine du possible. Au fond, la raison de cette grande amiti� n'�tait autre que le piteux �tat dans lequel il m'avait d�couvert. Nous nous �tions rencontr�s quelques fois chez Rosen, dont il �tait le beau-fr�re. Mais j'�tais plut�t ami avec sa femme et je dois l'avouer, un ami tr�s intime, elle avait �t� ma ma�tresse durant quelques mois. Le destin est curieux! Au d�but, j'�tais tr�s g�n� de recevoir toutes ces bonnes choses qui me tombaient du ciel, mais tout compte fait, ce n'�tait pas vraiment le moment de tenir compte de mes r�ticences et de mes �tats d'�me.

Mon deuxi�me ange gardien, qui lui m'apportait une assistance morale �tait mon ami Lusztig. Gr�ce � son caract�re bien tremp� et optimiste de grand intellectuel, il a r�ussi � maintes et maintes reprises � me remettre dans la bonne voie, car j'avais perdu plus d'une fois toute ma�trise de moi-m�me.

Les jours, les semaines et les mois passaient dans l'incertitude la plus total. Les bobards, les fausses nouvelles ne manquaient gu�re, ici non plus, tout comme � Drancy, sauf qu'ici nous avions une source non n�gligeable de renseignements : les communistes, bien que leur camp avait �t� pour nous pratiquement inaccessible � quatre ou cinq exceptions pr�s, quand nous �tions conduits, en rang serr�s, encadr�s par un d�tachement de soldats, pour subir une d�sinfection, et une douche � une eau pratiquement froide. Nous �tions, en effet, litt�ralement infest�s de poux et les Allemands se faisaient un plaisir de nous examiner, tous nus, cherchant les poux � la loupe, nous scrutant de la t�te aux pieds, s'arr�tant parfois sur le sexe avec un plaisir malin. De temps en temps, nous avions la chance de contacter l'un d'entre eux, des communistes, qui venaient pour effectuer un travail quelconque dans notre camp, des ouvriers sp�cialis�s dans la plomberie ou dans l'�lectricit�. Ils �taient bien mieux renseign�s que nous, car ils avaient un contact avec l'ext�rieur. En tant que prisonniers politiques ils avaient droit � une correspondance (censur�e) et � des colis alimentaires. Leur camp �tait tr�s bien organis� avec une discipline rigoureuse, librement consentie. Par leur contact, donc, nous savions plus ou moins ce qui se passait dehors. Nous �tions inform�s de ces nouvelles au cours des conf�rences qui se tenaient presque journellement dans l'un ou l'autre des b�timents. Les nouvelles devenaient de plus en plus mauvaises, les attentats contre les Allemands se multipliaient et les mesures de r�torsion �taient de plus en plus fr�quentes et de plus en plus cruelles. Tr�s souvent, maintenant, nous entendions, en pleine nuit, chanter la Marseillaise suivie de l'internationale ce qui signifiait l'ex�cution d'un otage parmi les communistes. Comme nous aussi nous pouvions nous consid�rer comme des otages, la peur nous tenaillait chaque fois que ces chants patriotiques et r�volutionnaires se faisaient entendre et un frisson glac� nous parcourait tout le corps.

Malgr� tous les efforts de mon bon ami Braun pour soulager ma faim perp�tuelle, j'�tais constamment � la recherche de nourriture, c'�tait devenu chez moi une v�ritable obsession. Ainsi on pouvait me trouver le plus souvent � r�der autour de la cuisine, sur les tas d'ordures, � la recherche de quelques �pluchures de carottes, de navets ou de pommes de terre. Un jour, un intern� d'un certain �ge m'a questionn�, me demandant ce que je faisais. Je lui ai racont� mon pr�c�dent s�jour � Drancy et mon �ternelle faim. Il m'a alors demand� mon num�ro de b�timent et de chambre, et le soir m�me j'ai b�n�fici� d'une ration suppl�mentaire d'une soupe bien �paisse. C'�tait sa ration qu'il m'offrait avec une grande g�n�rosit�. � ma propre surprise, j'ai imm�diatement accept�, sans h�sitation aucune. Mais le lendemain, quand il s'est pr�sent� � nouveau, l� j'ai refus� net, en le remerciant de sa gentillesse. Cela se passait tout � fait au d�but de notre arriv�e � Compi�gne et lui ne devait pas encore bien ressentir le manque de nourriture. Mais quand m�me son geste m'a sembl� tellement humanitaire et noble, et m'a touch� � un tel point que, malgr� ma faim, j'ai pu refuser son offre.

Par dessus la cl�ture, le march� noir avec les Yougoslaves battait son plein. Cela devenait d'autant plus facile que, parmi ceux-ci certains parlaient le hongrois. Bien que n'�tant qu'une douzaine de Hongrois, nous avons pu trouver des contacts plus ou moins amicaux, et parfois m�me de la parent�. Ainsi, c'est � la suite d'une correspondance venue de l'autre c�t� de la cl�ture que j'ai fait la connaissance d'un jeune homme de vingt ans, qui deviendra trois ans plus tard mon beau-p�re Fran�ois Horovitz. J'�tais en train de laver et en m�me temps de faire cuire dans l'eau bouillante des �pluchures de pomme de terre, que j'ai entendu prononc� mon nom par un jeune gar�on bien maigre, tenant dans sa main un paquet de tabac gris. Dans un hongrois � peine compr�hensible il venait m'apprendre qu'il avait un oncle d�tenu chez les Yougoslaves, et ce tabac serait suivi par pas mal de produits tr�s int�ressants qui provenaient d'un colis de ma sœur Emma, par l'interm�diaire de la tante Ir�ne (femme de l'oncle yougoslave). Bien s�r, toute cette histoire me paraissait incroyable et en m�me temps parfaitement naturelle. En fin de compte, j'ai tout de m�me r�alis�, et ce fut d'ailleurs la seule et unique fois que j'ai pu recevoir quoi que ce soit de l'ext�rieur durant mon s�jour � Compi�gne. Mais je ne peux me rappeler qu'avec tendresse toutes ces personnes, et une immense gratitude envers ma sœur Emma, la tante Ir�ne et �galement son mari Marco que je n'ai pas eu la chance de conna�tre car il a disparu en d�portation , et aussi bien mon beau-p�re Fran�ois, tous ces �tres, qui ont pu dans leur bont� infinie venir � mon aide � une �poque o� le mince fil qui me rattachait encore � la vie �tait sur le point de se rompre.

Il fallut toute une semaine pour que tous les �l�ments du colis me soient livr�s � la faveur de la nuit, par l'entremise des contrebandiers. Non seulement ces braves gens risquaient leur vie pour leur propre compte, mais ils ne refusaient pas de livrer de colis sans m�me rien exiger en contrepartie. Pendant toute cette semaine, j'ai v�cu dans l'attente de la livraison d'aliments qui, aussit�t re�us, �taient aussit�t consomm�s. Je me rappelle aussi qu'un soir, j'avais re�u deux grosses plaques de chocolat que j'ai ingurgit�s le soir m�me, mais toute la nuit j'ai souffert le martyr avec de violentes crampes d'estomac.

� mesure que le temps passait, la faim et le froid commen�aient � avoir raison de mon esprit, et une profonde d�pression envahissait mon �tre tout entier. Ceux qui m'�taient les plus proches voyaient bien mon d�sarroi et essayaient de me r�conforter de leur mieux, et l� mon ami Lusztig jouait un r�le tr�s important pour la sauvegarde de mon �quilibre psychique. Pour apaiser ma faim perp�tuelle j'�changeais tout ce que je pouvais. Ainsi, contre ma montre-bracelet, j'ai obtenu une demi boule de pain, pour mes gants de cuir une ration, pour une couverture �galement une ration. Il n'y a qu'un objet que je n'ai jamais voulu �changer, une fine bague en or que j'avais re�u de ma m�re lors de son d�part de la Hongrie et que je consid�rais comme un talisman qui me prot�geais. Une seule fois j'ai �t� sur le point de c�der � la tentation quand un Allemand, par l'interm�diaire des cuistots m'en avait offert deux boules de pain. J'ai r�ussi � refuser h�ro�quement.

Nous �tions en plein mois de janvier 1942, la faim et le froid nous travaillaient tous. Je ne sais lequel parmi la douzaine de Hongrois a eu alors une id�e formidable qui nous a tous tr�s bien servis. Tous sauf un seul, un homme malingre, fanatique qui pla�ait tous ses espoirs en Dieu, priant, psalmodiant toute la journ�e des pri�res. Je l'avais d�j� connu � Drancy, car avec ma br�ve concertation avec le Juda�sme et tout ce qui avait � trait � la religion, j'avais eu avec lui aussi de longues conversations, d'autant plus facilement que nous parlions la m�me langue, le Hongrois. J'avais coutume de le retrouver � n'importe quel moment de la journ�e, dans une petite salle qui avait fait office de synagogue pendant les f�tes de Roshashana et Yom Kippour. Les Allemands avaient omis (volontairement) de reprendre cette salle et depuis elle �tait devenue son refuge et ce jusqu'au jour o� nous avons �t� transf�r�s � Compi�gne, o�, par le plus grands des hasards nous avons �chou� dans la m�me chambr�e. Avant de poursuivre mon r�cit sur cette id�e g�niale qu'avait eu un de mes compatriotes, j'aimerais, en quelques mots faire conna�tre certaines personnes avec lesquelles je vivais, ou plut�t j'essayais de vivre, mes compagnons de mis�re.

Tout d'abord ce pauvre religieux nomm� Adler, et son copain, son voisin de lit nomm� Tourwel, Juif d'origine polonaise, �galement vers� en religion, mais moins fanatique, plus terre � terre. Ils �taient, tous deux en perp�tuelles discussions sur ce qui �tait permis ou non par la religion pour les prisonniers. Comme toutes ces palabres se d�roulaient en Yiddish, je ne pouvais pas bien suivre, mais tout de m�me, elles me mettaient parfois un peu de diversit� dans mes pens�es bien sombres. Mon voisin de lit �tait Me Lehman, un avocat, que par le plus grand des hasards j'ai eu l'occasion de rencontrer � plusieurs reprises apr�s la guerre. Ult�rieurement, j'y reviendrai plus longuement dans mon r�cit. De l'autre c�t� du lit, le jeune et sympathique Ma�tre Levinstein, qui par sa tristesse infinie, sa barbe d'un noir corbeau, faisait piti� � toute la chambr�e. Il n'arr�tait pas de parler du petit gar�on que venait d'avoir sa femme la veille de son arrestation et qu'il ne conna�trait peut-�tre jamais. Il avait malheureusement dit vrai. Face � nous une autre rang�e, avec le lit d'un ing�nieur d'� peine 25 ans, le jeune Peguman, avec son oncle un n�gociant d'une soixantaine d'ann�es, homme tr�s renferm� qui n'adressait la parole qu'� son neveu. Il y avait ensuite un certain nombre de personnes dont le nom m'�chappe, pour la plupart tr�s fiers de leur origine fran�aise, ne pouvant r�aliser la triste v�rit� qu'ils n'�taient non pas des Juifs fran�ais, mais tout simplement des Juifs en France. Ceux-ci dans leur extr�me chauvinisme ne daignaient m�me pas adresser la parole � des �trangers dans mon genre. C'�tait l� la composition de ma chambr�e. Il n'�tait donc pas �tonnant que j'ai recherch� par tous les moyens la compagnie de mes compatriotes, pour dans ce calvaire essayer de retrouver un peu de compr�hension, d'espoir.

Je reviens maintenant � cette fameuse id�e de mon compatriote. Il se trouvait que, par hasard, le commandant de notre camp sp�cial �tait un v�t�ran de 14-18, g�n�ral autrichien qui, � cette �poque, avait command� un r�giment en tant que colonel de l'arm�e austro-hongroise. Par cons�quent, l'entit� hongroise, m�me juive n'�tait pas une chose �trang�re � ses yeux; au contraire il paraissait tr�s favorable � la nation hongroise. M�me pour rechercher encore plus loin, la co�ncidence voulu que ce g�n�ral n'�tait pas tout � fait inconnu � deux de mes camarades d'infortune. Louis Steiner et Georges Maiton. Tous deux avaient servi dans son r�giment, sous ses ordres, l'un comme lieutenant, l'autre comme capitaine. D'autre part � cette �poque, janvier 1942, il restait encore dans l'arm�e hongroise quelques Juifs techniciens � irrempla�ables � maintenus dans le service actif.

C'est Louis Steiner qui avait eu l'id�e de faire parvenir au commandant une esp�ce de p�tition sign�e par tous les Hongrois et demandant notre lib�ration en tant que sujets Hongrois, originaires d'un pays alli� aux Allemands. Notre demande tombait � pic. Personnellement, je pense que notre demande devait co�ncider avec un processus de la liquidation de ce camp sp�cial dont les Allemands n'avaient plus besoin, la sentence initiale qui nous faisait consid�rer comme otages ayant �t� rapport�e, nous �tions bons maintenant pour la d�portation. Tout d'abord, � notre vive surprise, notre demande avait re�u un avis favorable du commandant qui n'avait m�me pas pris la peine de demander l'avis de la gestapo. C'�tait, en effet, un vieux militaire, fier de la Wehrmacht, en opposition directe avec la gestapo et m�me adversaire farouche. Il se consid�rait, en effet, comme un soldat et non comme un pion sur l'�chiquier de la politique nazie. Non seulement il avait accept� notre p�tition, mais il avait g�n�ralis� le principe en tenant compte de tous ceux qui �taient des citoyens reconnus de pays neutres ou alli�s et non occup�s par les troupes allemandes. C'est ainsi que par un beau matin de la fin du mois de f�vrier, exactement le 25, apr�s l'appel du matin, on nous a annonc� que tous ceux qui pouvaient prouver par leur consulat leur appartenance en tant que citoyens reconnus, en r�gle, aux pays suivants : Hongrie, Italie, Suisse, Turquie, Bulgarie, seraient lib�r�s dans les plus brefs d�lais possible. Encore une fois, quel heureux hasard! Avec un Juif Suisse, nous �tions les seuls � poss�der des passeports valables, sur nous, ce qui �quivalait � une lib�ration prompte et sans probl�me. Voil� � quoi m'avait servi d'�tre retourn� en Hongrie en 1938 pour y accomplir mon service militaire. Si le destin ne m'avait pas aid� et pouss� � agir ainsi, instinctivement, j'aurais �t� perdu, car le consul hongrois n'aurait certainement pas reconnu comme un citoyen en r�gle, un vulgaire d�serteur. Mon dossier �tait au consulat et y figurait ma pr�c�dente demande pour l'extension de la validit� de mon passeport aux Etats-Unis et aussi la r�ponse des autorit�s militaires hongroises qui me faisaient obligation de retourner en Hongrie pour y assumer mes obligations militaires. Bien s�r que poss�dant ce fameux passeport valide, je n'ai pas �t� lib�r� sur le champ. Nous avons re�u, cela a �t� d'ailleurs la seule et unique fois, des cartes postales afin que nous puissions demander � nos parents et amis de nous procurer l'attestation de nos consulats respectifs. Dans le m�me temps, nous avons r�ussi, ensemble notre groupe des douze compatriotes hongrois, � faire sortir clandestinement une lettre commune avec l'adresse de chacun de nous. Au bout de quelques jours, certains commenc�rent � �tre convoqu�s au bureau du commandant en vue de leur lib�ration. Les jours passaient, et � mon grand d�sespoir, je me trouvais toujours dans l'attente de ma lib�ration; j'attendais dans une anxi�t� extr�me, voyant que l'un apr�s l'autre partait, tandis que moi, qui en principe �tais lib�rable imm�diatement j'attendais toujours le feu vert. Finalement, le 14 mars, vers dix heures du matin, je r�dais, cherchant quelques �pluchures de pommes de terre pour accommoder ma soupe du midi, quand j'ai entendu cri� mon nom. Je me suis pr�cipit�, en enfouissant pr�cautionneusement dans ma poche, mes pr�cieuses �pluchures, vers le soldat allemand, qui avec de rudes � Schnell � et

� Raus � m'a ordonn� de boucler ma valise. J'ai compris, et � toute allure je me suis pr�cipit�, ramassant tout ce qui tra�nait sur mon lit, et toujours mes fameuses �pluchures en poche, j'ai r�cup�r� jusqu'� la plus petite miette de pain et ai mis tout dans ma valise au lieu d'en faire don � mes camarades. Je me souviens, la veille nous avions re�u des colis de la Crois Rouge, quelques biscuits, un peu de marmelade, que j'avais mis de c�t� pour midi. J'ai tout ramass� soigneusement, l'ai bien envelopp� et enfoui dans ma valise. Dehors il faisait beau, c'�tait le printemps, aussi la chambr�e �tait totalement d�serte et je ne pouvais m�me plus faire mes adieux � quiconque. Heureusement Braun Arpad qui �tait toujours � mes trousses pour �viter que je ne commette une b�tise quelconque. Il venait justement m'apporter un demi pain fantaisie qu'il venait de se procurer chez les Yougoslaves. Quand il m'a vu me pr�parer, l� encore il a fondu en larmes, mais cette fois-ci c'�tait de joie. En s'embrassant on s'est dit au revoir et je lui ai promis de faire l'impossible pour lui faire obtenir un certificat du consul. Son cas �tait difficile car, depuis son arriv�e en France, il y avait une quinzaine d'ann�es, il ne s'�tait jamais pr�sent� au consulat hongrois. Il n'avait plus de passeport et ne poss�dait qu'un acte de naissance. Mais gr�ce � l'ing�niosit� de ma sœur Emma, on a r�ussi � le faire sortir lui aussi. Ma valise une fois pr�te, avec toutes mes affaires, je me suis pr�sent� dans les bureaux, o� � ma grande surprise ma sœur Emma m'attendait avec anxi�t�. Cinq minutes plus tard, nous �tions hors de l'enceinte du camp. Emma avait en sa possession tous mes papiers : certificat de lib�ration, attestant d'un s�jour de trois mois dans le camp de Compi�gne, mais sans mention de mes quatre mois � Drancy, le fameux r�c�piss� de mon permis de s�jour expir� depuis six mois, et �galement un imprim� m'ordonnant de me pr�senter, dans les trois jours suivant ma lib�ration � la Kommandatur, c'est-�-dire les bureaux de la gestapo. Sit�t dehors, nous nous sommes rendus dans le bistro face au camp, o� apr�s avoir d�gust� tout un tas de bonnes choses que ma sœur m'avait apport�es, elle s'est mise en devoir de me raconter ma lib�ration. Mais il fallait se d�p�cher pour prendre le train et arriver avant huit heures du soir, car depuis plusieurs mois un couvre-feu, uniquement pour les juifs, interdisait toute circulation de huit heures le soir jusqu'� cinq heures le matin, encore une gentillesse des Allemands! Enfin ma sœur raconta qu'elle avait bien re�u ma lettre officielle, et �galement la lettre clandestine. Elle s'�tait aussit�t rendue au consulat hongrois o� on lui a demand� de pr�senter mon passeport, preuve de mon retour en Hongrie et de l'accomplissement de mes obligations militaires. Dans l'impossibilit� de pr�senter cette pi�ce, Emma a, en fin de compte, r�ussi � obtenir une entrevue directement avec le consul, et l'a tout de m�me convaincu de la justesse de ma cause, lui promettant que d�s mon retour je me pr�senterai � lui avec mon passeport prouvant ma pr�sence en Hongrie en 1938. (D�s ma lib�ration, je me suis empress� d'accomplir cette d�marche, qui allait �galement aider les affaires de Braun Arpad). Quand, finalement en possession du document du consulat, Emma se pr�senta au camp, on lui a r�pondu que j'�tais d�j� lib�r�, et ce le jour m�me de l'application de l'ordonnance. Quelle ne fut pas sa surprise et son angoisse! Apr�s une longue et p�nible explication qui se termina chez le commandant, celui-ci fit envoyer un soldat � ma recherche et c'est ainsi par hasard qu'il m'a trouv� en hurlant mon nom. En fin de compte, j'ai toujours eu de la chance dans ma vie, r�ussissant � m'en sortir par la faveur du hasard et de mon �trange destin, mais en passant au travers d'�preuves trop dures en �gard � la fragilit� de mon �tre.

Des douze Hongrois, onze avaient r�ussi � se faire lib�rer. Un seul, le malheureux Adler n'avait pu sortir, par la faute de sa famille, car le consul hongrois avait montr� une grande bienveillance envers ses compatriotes Juifs. Un simple papier montrant une appartenance � la Hongrie, un peu de persuasion, enfin un minimum de doigt�. Comme, par exemple, le cas de mon beau-fr�re, le jeune Fran�ois Horovitz. Il avait � peine trois ans quand il avait quitt� la Hongrie, avec un passeport commun avec sa m�re. Donc il n'avait m�me pas d'acte de naissance. C'est en fouillant dans ses affaires d'�cole, que sa sœur a mis la main par hasard sur une feuille de papier sur laquelle le gosse avait griffonn� son nom, le lieu et le date de sa naissance. Sa sœur est pass�e au commissariat de police l�galiser ce papier. Avec son � charme fascinant � elle ne pouvait que r�ussir et obtenir le document n�cessaire � la lib�ration de son fr�re. Donc si les Adler n'avaient pas r�ussi, c'�tait bien � cause de leur propre maladresse. Quelque temps apr�s, les Allemands, avec l'aide de la Croix Rouge, form�rent une commission charg�e d'�tudier la lib�ration des malades et des intern�s de 65 ans et plus. Ainsi furent lib�r�es certaines personnes, des mes connaissances, Lehmaun, mon compagnon de chambr�e, il couchait en bas et moi en haut, Henry Meyer dont j'ai fait connaissance apr�s la guerre personnellement, bien que je l'avais vu et connu comme camarade de malheur, venant visiter Lehmaun dans notre chambr�e, et chez qui j'ai retrouv� � plusieurs reprises Lenhaum, avocat de son �tat, l'�crivain J. Jacques Bernard fils de Tristan, qui apr�s la lib�ration a fait para�tre un livre sur le camp de Compi�gne, avec comme titre � Le camp de la mort lente �. Une fois toutes ces lib�rations effectu�es, il restait � peu pr�s six � sept cents personnes qui furent transf�r�es � Drancy d'o�, selon la � solution finale �, slogan si cher � Monsieur Eichman (maudit soit m�me son nom), elles furent par la suite d�port�es, gaz�es et br�l�es avec les six millions de martyrs, au nom de qui? de quoi? je me le demande.

Le train qui nous ramenait de Compi�gne � Paris avait pris du retard et nous arriv�mes un peu apr�s huit heures � Paris. Avec ma sœur nous �tions assez apeur�s, et, prenant le m�tro, nous avons pri� le Bon Dieu de nous aider � arriver � notre maison sans tomber dans les filets si souvent tendus par les agents de la Gestapo. Finalement, nous sommes arriv�s, tout en nage, vers les huit heures quarante-cinq. Ma tante Sz�r�n, femme de mon oncle Jen�, gardait ma petite ni�ce Rose-Marie, qui venait d'avoir un an et trois semaines. Inutile de dire qu'aussi bien mon �tat physique (je pesais quelques 45 kg) que mon �tat psychique laissaient beaucoup � d�sirer. J'�tais plein de crasse, mais, en plus tous mes v�tements �taient infect�s de poux, et mon corps tout couvert de plaies caus�es par des d�mangeaisons insupportables qui obligeaient � se gratter sans cesse. J'�tais triste � voir. Sit�t arriv�, sans m�me continuer � manger, j'ai pris tout ce qui me restait de courage pour, vite, me d�barrasser de mes haillons et me nettoyer minutieusement, rasant tout ce qui �tait possible de raser, me lavant et me relavant tout le corps dans une eau bien chaude, jusqu'au petit matin. Enfin me jugeant assez propre, reclus de fatigue et de sommeil, je me suis �croul� sur mon lit. Je me suis r�veill� que le lendemain vers midi, et, comme si de rien n'�tait, j'ai pris un bon petit d�jeuner : caf� et tartines beurr�es, puis je me suis habill�, et me voil� parti rencontrer et saluer les amis.

Comme je l'ai dit, ces sept mois de d�tention avaient fait plus de d�g�ts � mon esprit qu'� mon corps, � un tel point qu'il m'a fallut quatre � cinq mois pour r�tablir mon �quilibre mental. Je me conduisais comme un somnambule, ob�issant par instinct aux obligations du quotidien, sans poser aucune question, sans m�me me rendre compte de ce qui se passait autour de moi. J'avais bien quand m�me remarqu� une esp�ce de g�ne chez mon ami November, ainsi que chez les Fegyveres, mais j'avais tout simplement pens� que les �preuves que j'avais subies durant ma captivit� les avaient incit�s � tenir une certaine r�serve. La cause �tait une histoire pourtant, une histoire d'amour dont j'avais �t�, sans le savoir, un des h�ros du triangle amoureux. Il faut revenir au jour de mon arrestation le 20 ao�t 1941, ce jour o� j'avais eu ce fameux rendez-vous avec Suzanne qui, suivant mon ultimatum, devait prendre sa d�cision. Vers deux heures de l'apr�s-midi, ne me voyant pas arriver et, bien que sachant ce qui s'�tait pass� dans le onzi�me et vingti�me arrondissement avec la rafle, elle n'a pas craint, une fois le calme revenu, de se pr�cipiter � mon domicile o� elle a trouv� ma sœur Emma, avec sa petite fille de cinq mois, toute en larmes, qui lui a racont� notre arrestation, � tous deux, mon beau-fr�re et moi. Les deux femmes sont devenues ainsi de grandes amies. Suzanne lui a racont� notre br�ve idylle en accentuant peut-�tre un peu son attachement � mon humble personne, ce qui fut la cause directe d'une aventure plut�t cocasse qui nous a amen�s Suzanne et moi, deux mois apr�s ma lib�ration � des fian�ailles pas r�ellement souhait�es par elle, mais tout de m�me c�l�br�es en bonne et due forme selon les r�gles et traditions du rite juif, avec contrat, t�moins et tout le tralala. Suzanne, donc, apr�s des confidences r�ciproques avec Emma, n'�coutant que son cœur g�n�reux et sensible emmena ma sœur et la petite Rose-Marie chez ses parents, o� elle pourrait mieux les soutenir moralement et aussi mat�riellement. C'est ainsi qu'Emma �tait devenue une amie de la famille Slomovitch.

C'�tait une famille typique de ces immigrants, install�s d�j� depuis quelques ann�es � Paris. Moiti� polonais, moiti� hongrois, parlant un mauvais hongrois et peu de fran�ais, leur langage �tait le yiddish. Les parents, surtout le p�re, �taient tr�s pieux, les enfants, au nombre de quatre, deux gar�ons et deux filles, s'acheminaient vers l'assimilation. Il y avait certes conflit de g�n�rations, mais c'�tait une famille unie, tr�s g�n�reuse, une vraie famille juive. Le p�re, en plus de son commerce de vieux bijoux, d'or � la casse, faisait un peu de march� noir � sur les bords � avec tout ce qui se pr�sentait. Il avait un sens tr�s aigu du commerce et aussi beaucoup de relations dans la communaut�. Il assurait ainsi une vie confortable � sa famille en ces jours tristes et difficiles. C'est ainsi que s'�taient �tablies des relations plus qu'amicales avec ma sœur Emma, et naturellement, j'�tais au cœur de leurs conversations. Emma faisait � l'article �, les Slomovitch acquies�aient.

Le contact avec mes camarades de quartier latin ainsi qu'avec mon ami Falus avait �t� maintenu par Emma et Suzanne, et c'est en introduisant Suzanne dans ce cercle d'amis qu'Emma d�clencha le d�marrage et l'�panouissement de ce triangle amoureux entre Suzanne, November et moi. Mon grand ami November qui �tait toujours en qu�te d'un aventure amoureuse, avec ses yeux pleins d'une douce m�lancolie, avait d�s le premier abord exerc� une influence quasi magn�tique sur Suzanne, qui elle-m�me depuis notre premi�re rencontre, inconsciemment �tait pr�te � tenter une aventure. Au fur et � mesure qu'ils se rencontraient, d'abord en pr�sence d'Emma, puis en t�te � t�te, leurs sentiments s'affermissaient et se transformaient en un amour qui paraissait impossible. D'un c�t�, les parents de Suzanne ne voyaient pas d'un bon œil cette amiti� entre les jeunes gens, consid�rant Suzanne comme promise � moi, et sans me conna�tre personnellement, ils avaient estim� que je devais �tre un mari id�al pour leur fille. D'un autre c�t�, ils trouvaient que November n'�tait pas d'une famille suffisamment pieuse pour pouvoir �tre accept� comme gendre. On aurait pu penser qu'ils avaient fait une enqu�te approfondie et positive � mon �gard, pour se montrer � ce point n�gatif vis � vis de November. Suzanne, quant � elle, �tait plong�e dans un tout autre dilemme. Personnellement, je ne comptais pas pour la simple et bonne raison que je n'�tais pas l�, et au contraire, ma r�apparition �ventuelle �tait totalement exclue du sc�nario. Il y avait eu tout un autre litige entre les deux jeunes gens, et ce, par la faute de November qui ne pouvait pas exister, subsister sans � La Femme �. Il avait donc eu une ma�tresse, une certaine madame Caron, femme extr�mement serviable, gentille, intelligente, poss�dant toutes les qualit�s requises pour faire la ma�tresse id�ale. Elle pouvait s'�clipser au moment voulu et ne r�appara�tre qu'en cas de besoin. Elle avait quarante ans (bien sonn�s), November avait 26. Elle ne semblait donc pas �tre une rivale bien s�rieuse pour Suzanne, mais celle-ci par fiert�, ne pouvait, bien s�r, accepter la pr�sence d'une ma�tresse, aussi �g�e ou discr�te fut-elle. Malgr� tout, les deux jeunes gens se rencontraient de plus en plus souvent. Les jeux tendres de mon ami, ses d�clarations sans cesse r�it�r�es, avaient chaque fois raison des r�voltes de Suzanne. C'est dans l'effervescence de cet amour impossible que survint ma lib�ration inattendue, et j'apparaissait comme un cheveux dans la soupe dans ce psychodrame.

Pour Suzanne, c'�tait une occasion inesp�r�e de me jouer contre madame Caron, et pour la famille Slomovitch de me jouer contre November, et moi, au beau milieu, j'�tais comme un pauvre pion innocent manipul� comme sur un �chiquier. Je vivais dans une confusion totale, ne m'occupant que de mon bien-�tre qui m'�tait largement procur� par les Slomovitch. D�s mon arriv�e, ils m'avaient accueilli, recueilli chez eux comme un de leurs fils, et s'�taient fait un devoir de le faire car bien rares �taient ceux qui avaient eu la chance de sortir indemnes des mains des Nazis, je dis bien indemnes physiquement, car les blessures int�rieures ne sont pas visibles. Suzanne �tait visiblement contente de me retrouver, elle �tait aux petits soins pour moi. Nous passions ensemble le plus clair de notre temps � bavarder, � nous promener, � renouveler ma maigre garde-robe. Gr�ce � l'aide de ses parents qui avan�aient l'argent, nous sommes all�s chez des marchands de tissus, puis Suzanne m'avait amen� chez une couturi�re d'elle seule connue, qui m'a confectionn� des chemises. Dans les magasins il n'y avait gu�re que des articles de tr�s basse qualit� qui eux-m�mes �taient vendus contre remise de tickets de rationnement, qui se faisaient rares.

Enfin tout paraissait de bien aller. � cause du couvre-feu, pour que je puisse assister aux d�ner du vendredi soir, j'ai pass� la nuit de vendredi � samedi chez eux, en dormant, avec l'a�n� de la famille Antoine, un gar�on de 20 ans, qui pendant des heures m'entretenait de ses d�sirs de joindre la r�sistance et de se venger sur les Allemands. Il ne soup�onnait pas encore, dans quelques mois, lui aussi tombera dans une rafle et qu'il sera d�port� et br�l� avec les autres. Ce que j'ignorais, que malgr� nos mamours de plus en plus pr�sents, Suzanne fr�quentait r�guli�rement November en discutant et en le mena�ant d'un �ventuel mariage avec moi, s'il ne quittait pas madame Caron. Comme il ne bronchait pas, � la propre initiative de Suzanne, et � la grande satisfaction de ses parents, ainsi qu'� ma sœur Emma, ils ont d�cid� de nous fiancer, selon la r�gle.

Pour bien caract�riser mon �tat psychique, dans lequel je me trouvais, je me laissais aller, faire manipuler et je me suis press� de faire conna�tre la bonne nouvelle avec une grande joie � mes amis, dont tous restaient avec bouche b�e. Au lieu de m'expliquer ce qui se passait, par exemple Fegyveres, qui connaissait tr�s bien les liens qui unissaient Suzanne et November, acceptait m�me de participer aux fian�ailles, tandis que November, je ne me rappelle pas tr�s bien avec quel genre d'excuse, mais tout � fait acceptable de ma part, s'�tait abstenu de la f�te, laquelle n'en �tait pas vraiment, qu'une signature de contrat et la casse d'une assiette. Pour le p�re de la fianc�e, c'�tait un acte rituel de la plus grande importance, et pour Suzanne, d�finitivement un atout infaillible contre madame Caron. L�, je soup�onne la complicit� de Fegyveres, seulement maintenant que je revis l'affaire et je vois dans un contexte tout � fait partisan. Pour moi, � cette �poque, toute cette affaire n'avait pas plus de valeur qu'aujourd'hui, n'ayant pas particip� qu'avec mon physique, avec mes d�sirs physiques, mon esprit ne r�alisant pas, ni le pr�sent, ni le futur. Les semaines, m�me quelques mois, de nos fian�ailles proprement dites, s'�croul�rent dans une aust�rit� plut�t ennuyeuse, les b�cotages �tant plut�t rares, Suzanne �vitait la plupart du temps l'intimit� et, curieux, moi je lui en voulais pas plus pour �a. Pendant tout ce temps l�, je ne travaillais pas, je vivotais des pr�ts que j'avais contact�s, j'ai m�me r�ussi par l'entremise de November (avec qui l'amiti� se tenait toujours et que je fr�quentais, comme avant ma d�tention, presque tous les jours) de recevoir une somme de quinze cents ou deux milles francs de Hongrie, d'un de mes cousins Stern Sandor, disparu dans les d�portations, par un transfert clandestin, par le canal, par lequel November recevait sa pension de son p�re de Budapest.

Au fur et � mesure que les Allemands recevaient des revers de la guerre de partout, sur les diff�rents fronts, la situation des juifs se d�t�riorait. Sur le front russe, les choses se g�taient, en Afrique on reculait, dans les pays occup�s on sabotait, la r�sistance les talonnait sans r�pit. Les attentats se multipliaient, enfin dans les yeux de beaucoup de monde la guerre prenait une autre tournure. Et pour garder le moral des troupes et des autres collaborateurs, on poussait sur les Juifs. � Paris m�me, rares �taient les jours quant il n'y avait pas quelques nouveaux r�glements contre les Juifs.

Qu'un Juif ne sortait pas dans la rue apr�s huit heures du soir �tait un fait accompli. Que toutes les places publiques, cin�mas, th��tres, biblioth�ques, piscines, etc. �taient interdits aux Juifs �tait devenu une simple habitude. Qu'on voyait marqu� avec des grosses et grasses lettres sur des rares boutiques juives J�disches Gesch�ft c'�tait entr� dans les mœurs.

On n'entendait pas d'autre nouvelle que celui et celle qui venait d'�tre arr�t� dans la rue, ou chez lui, donnait de ses nouvelles de Drancy. Drancy �tait devenu enfant ch�ri, lieu pr�f�r� des Allemands. Drancy, o� on entrait si facilement, mais en sortir il fallait plus qu'un miracle. Drancy, le pont, qui amenait directement � la d�portation; o� m�me la pr�sence de Dieu �tait encore et toujours absente.

Le r�gime � Drancy �tait rest� le m�me que lorsque je l'avais quitt�. Le courrier n'�tait toujours pas permis, mais les colis �taient admis et maintenaient les d�tenus en �tat jusqu'� la d�portation qui se dessinait de plus en plus � l'horizon. Derni�re �tape avant les arrestations devant pr�c�der la d�portation pour la � solution finale �, les Allemands impos�rent le port de l'�toile de David, �toile jaune, avec, en lettres �paisses stylis�es fa�on h�bra�que, l'indication � JUIF �. Ce furent d'abord les Juifs d'origine polonaise, puis, peu apr�s, toutes les autres nationalit�s, sauf les Hongrois et, je crois, les Suisses et les Fran�ais, et, ensuite encore, obligations pour toutes les nationalit�s, sans exception. Mais auparavant, un matin de juillet, vers le 18 ou le 20, je crois, � nouveau une rafle monstrueuse des Polonais et, cette fois-ci, sans distinction : hommes, femmes, enfants, tous ceux qu'on avait pu trouver � leur domicile furent ramass�s � l'aube, comme du b�tail, furent bouscul�s et rassembl�s dans un enclos pr�par� � l'avance sur un immense terrain vague. Aussit�t que j'ai entendu la nouvelle, je me suis pr�cipit� chez Suzanne, mais je n'ai trouv� qu'une maison vide.

Aussi, quel ne fut pas notre �moi quand, tard dans l'apr�s-midi, chez November, dans son h�tel, alors que nous d�battions pour trouver un moyen de sauver Suzanne et sa famille, Suzanne, en personne, p�n�tra dans la pi�ce. Il faut mentionner que November, qui aimait tremper dans toutes les sauces, avait un contact avec la R�sistance d'une part, mais aussi avec certains qui jouaient le double jeu, soit par conviction, soit tout simplement par int�r�t, et nous �tions en train d'envisager le pour et le contre des d�marches � entreprendre. La pr�sence inopin�e de Suzanne changeait d'un seul coup le d�cor. La premi�re des choses, la plus urgente, �tait de lui trouver un abri. C'est l� que m�me Suzanne allait trouver providentielle l'existence de Mme Caron. Celle-ci �tait parfaitement au courant de l'amour impossible de son amant, son prot�g�, qu'elle consid�rait parfois comme son enfant, car maintes fois, il venait pleurer son amour malheureux dans les jupes de sa vieille ma�tresse qui essayait d'att�nuer le chagrin de son amant en lui offrant tout son amour, le cajolant, le ber�ant m�me. En tous cas, l'id�e de proposer l'hospitalit� de Mme Caron venait de November lui-m�me. Au premier abord, Suzanne s'�tait montr�e tr�s r�ticente, puis, ne voyant pas d'autre issue, elle accepta � la condition que November, qui, ces derniers temps, avait �lu domicile chez cette brave femme pour se soustraire � une �ventuelle rafle, retourne � sa chambre d'h�tel, ou bien alors qu'il lui en laisse la jouissance, ce qui n'�tait pas, loin de l�, la meilleure solution. Nous voil� ainsi en route, le fameux triangle : Suzanne, November et moi, nous rendant chez Mme Caron qui, apprenant la raison de notre visite, ne pouvait qu'acquiescer et prendre Suzanne sous sa protection en attendant une meilleure solution. D�s qu'elle fut un peu repos�e, Suzanne nous raconta en quelques mots les p�rip�ties de son �vasion. Elle �tait partie rechercher un peu d'eau pour sa jeune sœur de 5 ans et, sans savoir comment, aussi incroyable que cela puisse para�tre, elle se retrouva en dehors de la file des prisonniers et, instinctivement, s'est mise � courir � toute allure, ne s'arr�tant seulement qu'au coin de la rue Monge et de la rue des �coles, d'o� elle s'est dirig�e vers notre h�tel. Myst�re de la destin�e? de la vie? du miracle juif? Qui sait? En tous cas, sa famille enti�re a disparu de ce bas monde, elle seule restait en vie pour subir dans les ann�es suivantes, maintes et maintes �preuves � travers l'Allemagne nazie, go�tant m�me � l'enfer de Buchenwald, et triomphant finalement de son destin tragique.

Tous les efforts r�p�t�s de November, aussi bien que ceux de Mme Caron pour garder Suzanne se r�v�l�rent vains, et au bout d'� peine 48 heures, elle n'a plus voulu rester. Elle s'obstina et d�cida de se r�fugier chez une amie, Sylvie, qui habitait Robinson, proche banlieue de Paris desservie par le m�tro, avec la famille de sa sœur. Elle pensait �tre l� davantage en s�curit�. Une fois install�e � Robinson, n'ayant plus d'obligation morale envers ses parents, elle voudrait jouer franc jeu et lutterait contre l'influence de Mme Caron. Voulant l'aider, ainsi que mon ami November, j'ai eu avec celui-ci une loyale explication o� je l'ai exhort� � rompre d�finitivement avec Mme Caron s'il �prouvait vraiment de l'amour pour Suzanne. Qu'il attende un peu que, chez Suzanne, s'estompe l'immense chagrin caus� par tous les malheurs qui avaient vu la disparition de tous les siens, puis qu'il l'�pouse. Ou sinon, moi je le ferai. Il s'est alors engag� � tout faire pour reconqu�rir Suzanne et en faire sa femme.

Nous �tions en plein mois d'ao�t 1942. Par l'entremise de mon oncle Jen�, j'avais r�ussi � obtenir un travail chez un Hongrois, Lowinger Pali, qui, avec un associ�, fabriquait des gilets en peau de lapin pour le compte des Allemands, en tant qu'entrepreneur. Mon travail, tout comme celui des 5 ou 6 autres personnes de l'atelier, consistait � �galiser, r�parer et tailler les peaux sur un patron d�termin�. Le travail �tait facile, le salaire assez bon, l'ambiance de travail, la camaraderie qui r�gnait, tout �tait magnifique. Et surtout, il y avait une tr�s jolie, belle et sympathique jeune fille, toujours souriante, qui travaillait en face de moi, � c�t� de son jeune fr�re. D�s les premiers jours nous sommes devenus d'excellents camarades. Elle, avec son mauvais hongrois, ne cessait de me taquiner, de me faire parler. Elle tombait bien car justement j'avais beaucoup � dire. Je sortais pratiquement d'une l�thargie qui avait suivi mon long cauchemar, et je parlais, je parlais, � la grande joie de son petit fr�re qui ne s'exprimait pas en hongrois mais le comprenait fort bien. D'ailleurs, lui et moi �tions de vieilles connaissances, nous avions tous deux �t� intern�s � Compi�gne, et c'est gr�ce � sa tante que j'avais pu recevoir mon seul et unique colis clandestin. Une fois encore, c'�tait le seul hasard qui s'�tait charg� de tout. Qui aurait pu penser que de cette rencontre, ordonn�e par le destin, allait na�tre un amour incommensurable, indestructible? Les quelques semaines que nous avons travaill� ensemble resteront toujours dans mes souvenirs comme une lumi�re �clatante qui illuminait les t�n�bres dans lesquelles je vivais constamment.

D'un autre c�t�, j'avais de grands soucis avec Suzanne. J'allais chaque semaine la voir � Robinson. Elle me paraissait tr�s d�prim�e, tr�s secou�e, mais ne se plaignait jamais, et, chaque fois que j'essayais d'aborder le sujet de November, elle d�tournait la t�te et changeait la conversation aussit�t. Je ne savais pas si c'�tait par g�ne ou par honte et je n'y comprenais plus rien. Autant elle avait �t� une jeune fille toute simple, autant elle �tait devenue compliqu�e. Jamais elle ne me donnait une r�ponse pr�cise, et moi, bon bougre, je revenais chaque semaine et je repartais gu�re plus avanc�. November, non plus ne savait comment pratiquer car avec lui aussi elle �tait tr�s �nigmatique, ne voulant dire, ni oui, ni non. La pauvre, elle tergiversait, et l'aurait certainement fait encore longtemps si les �v�nements ne s'�taient pas pr�cipit�s d'une fa�on vertigineuse.

Les Allemands, les agents de la Gestapo, multipliaient les arrestations. On ne savait � quel tournant de chemin, � quelle sortie de m�tro, on allait vous demander les papiers d'identit�, et un seul mot mal exprim� pouvait conduire n'importe quel individu au commissariat et, s'il s'agissait d'un Juif, il pouvait �tre directement dirig� vers Drancy. � la fin de septembre, je ne pouvais plus coucher � la maison; on �tait de nouveau venu me chercher. Heureusement, j'�tais absent � ce moment-l�, et ma sœur leur a signal� que le 20 ao�t 41 j'avais �t� arr�t� ici, � mon domicile, avec mon beau-fr�re, conduit � Drancy et de l�, transf�r� � Compi�gne comme otage et que depuis elle �tait sans nouvelles de moi. Mais les inspecteurs insistaient. Les salopards poss�daient mon dossier car ils savaient que j'avais �t� lib�r� de Compi�gne le 14 mars. Finalement ils partirent, promettant de revenir chaque jour afin de ne pas me rater. (Tout comme si j'avais �t� l'ennemi public No 1). C'est ainsi que je me suis trouv� pour la premi�re fois dans une ill�galit� totale. Je n'osais m�me plus aller � mon travail, malgr� qu'il �tait question qu'en travaillant pour le compte des Allemands, on risquait d'obtenir un � Ausweis �, esp�ce de laissez-passer, donnant soi-disant une certaine garantie au d�tenteur consid�r� comme � Juif indispensable �, mais on pouvait aussi penser que c'�tait �galement une fa�on d'�tre recens� par la Gestapo. Il fallait � tout prix que je trouve un moyen de m'en sortir. Comme je ne savais pas o� dormir, je suis all� durant une dizaine de jours chez mon oncle Jen� qui, avec sa femme, avaient pu se procurer une chambre dans le 18e arrondissement et ils m'ont fait une petite place chez eux. Nous avons longuement discut�, mon oncle et moi. Il �tait, maintenant aussi, toujours plein de projets et d'id�es et nous avons d�cid� de nous pr�senter dans un bureau de recrutement pour travailleurs volontaires en Allemagne. Pour ce faire, il fallait de l'audace mais les risques �taient minces. Il y avait urgence, surtout pour moi. Eux deux, par on ne sait quel miracle, n'avaient pas �t� inqui�t�s jusqu'aux derniers jours de septembre. Mais la situation devenait tellement mena�ante que je n'ai gu�re eu de peine � les convaincre d'�tre de la partie. De plus, mon oncle ne d�testait pas l'aventure et il voyait dans cette entreprise une excellente occasion de se faire un peu d'argent. Aussit�t dit, aussit�t fait, et, le 2 octobre, nous nous rendions, ma tante et moi, dans un bureau avec notre carte d'alimentation comme pi�ce d'identit�, la seule sur laquelle ne figurait pas le tampon � JUIF � (cela n'a d'ailleurs pas dur� bien longtemps). Mon oncle allait dans le bureau d'un autre quartier. En tant qu'Hongrois, nous �tions fort bien accueillis par les recruteurs allemands qui ne parlaient fran�ais qu'avec beaucoup de difficult�. J'�vitais de parler allemand pour ne pas tomber dans la situation cocasse o�, justement, s'est trouv�e ma tante. Par politesse, je l'avais laiss�e se pr�senter avant moi, tout en faisant d'ailleurs l'interpr�te, car la pauvre, apr�s 16 ans de s�jour en France, ne parlait pas un tra�tre mot. Mais quand l'Allemand lui a demand�, par politesse, si elle comprenait la langue de Schiller, elle lui a r�pondu dans un parfait yiddish! Je croyais m'�vanouir, tomber raide! Heureusement, le type n'a pas saisi. Moi, sans perdre mon sang froid, ce qui m'a m�me fort �tonn� en y resongeant plus tard, j'ai d�tourn� la conversation en lui racontant ma propre histoire que j'avais bien pr�par�e et bien ressass�e des heures durant : � je n'�tais qu'un pauvre �tudiant hongrois venu poursuivre ses �tudes � Paris car j'avais eu la possibilit� de travailler et de gagner mes frais d'�tudes, ce qui �tait impossible en Hongrie . C'�tait, pour moi, une occasion unique de travailler pour cette nouvelle Europe que les Allemands voulaient instaurer et, de plus, gagner suffisamment d'argent pour poursuivre mes �tudes l'an prochain dans de meilleures conditions. J'emmenais ma tante avec moi car je ne voulais pas la laisser toute seule dans cette grande ville en pleine guerre. � Je d�bitais tout ce discours en fran�ais et je suis persuad� que le malheureux Allemand n'en a pas compris le tiers, mais le r�sultat �tait l�. Il n'a pas demand� d'autres pi�ces d'identit�. J'ai exprim� notre d�sir de nous rendre � Frankfurt-am-Main, pr�tendant que nous y avions des amis qui travaillaient l�-bas et nous attendaient. En ce qui concernait le travail � exercer, j'ai expliqu� que mon p�re �tait boulanger, que j'avais toujours v�cu dans ce milieu et que je m'y connaissais suffisamment bien pour pouvoir me rendre utile. L'Allemand acquies�ait de la t�te � tout ce que je lui d�bitais et il nous a remis une feuille de route � chacun, � moi comme boulanger, � ma tante comme couturi�re. � Frankfurt, nous devions nous pr�senter au bureau du travail, l'adresse et les horaires �taient bien pr�cis�s sur la feuille, et l'Allemand nous laissa partir, non sans nous avoir souhait� un agr�able s�jour et un bon travail en Allemagne. En sortant, je me suis senti � nouveau libre; avec cette feuille de route �tablie � mon nom, j'�tais rassur�. Le jour du d�part n'�tait pas encore d�cid�, cela d�pendait de mon oncle, et je disposais de quelques jours dont je voulais profiter. D'abord revoir Suzanne et, au cas o� il n'y aurait pas eu de changement dans sa situation avec November, je lui aurais demand� de venir avec nous en Allemagne. Mais finalement il s'�taient d�cid�s � se marier, et, eux aussi, � jeter le cap vers l'Allemagne. Ainsi, nous nous sommes s�par�s, chacun allant vers sa propre destin�e. Pour avoir la conscience bien nette, j'ai �galement rendu visite � Yvonne (Stern). La pauvre vivait ses derniers jours dans un h�pital parisien. Mais j'ai d�j� racont� notre derni�re rencontre et nos tristes adieux.

Nous �tions donc, mon oncle, ma tante et moi, pr�ts � partir. Le 8 octobre, nous avons pris le train � la Gare de l'Est, un train bond� de volontaires, de requis, de jeunes du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire). En effet, les nazis obligeaient tous les jeunes gens sans emploi � se rendre en Allemagne pour participer � l'effort de guerre du Troisi�me Reich. Tous ceux qui ne voulaient pas satisfaire aux exigences de nos nouveaux ma�tres �taient oblig�s, par la force des choses, de prendre le maquis, ce que beaucoup ont fait, gonflant ainsi, � une vitesse inou�e, le nombre d�j� important des r�sistants qui devinrent le noyau des futures F.F.I. (Forces Fran�aise de l'Int�rieur). Le voyage fut monotone, banal, avec les tracasseries d'usage � la fronti�re : examen des papiers, passage en douane. � travers l'accomplissement de ces simples formalit�s, on ressentait une certaine arrogance de la part des douaniers vis-�-vis des vaincus. Dans la matin�e, vers 10 h, nous arrivions en gare de Frankfurt. Directement, sous la conduite de mon oncle, nous nous sommes dirig�s vers le bureau du travail. Mon oncle avait d�j� pass� 3 mois � Frankfurt, comme volontaire, et connaissait donc bien le chemin. C'est pendant mon internement � Compi�gne qu'il y �tait venu, mais je n'ai jamais r�ussi � savoir comment et pourquoi il s'�tait engag�. Je crois m�me qu'� part lui, personne ne le savait. Ce que je sais, c'est qu'� peine 3 mois plus tard, il �tait de retour � Paris et renon�ait � retourner en Allemagne. C'est en me racontant sa vie � Frankfurt qu'il a sugg�r� que, peut-�tre, la meilleure solution pour me sauver des griffes du fauve, serait de me cacher dans son antre m�me. Durant son court s�jour � Frankfurt, mon oncle avait r�ussi � �tablir quelques contacts tr�s utiles, surtout dans le milieu de la boulangerie. Pour lui-m�me, il s'�tait d�nich� une place sur mesure dans une grande p�tisserie. Il y avait l� assez de temps libre et, comme il avait beaucoup de relations, il pouvait s'adonner � la pratique de sa v�ritable vocation : le march� noir. Pour moi, il avait trouv� une petite place bien tranquille dans une petite boulangerie de quartier situ�e dans une banlieue proche de Frankfurt, � Buchenheim, Schlosstrasse 28. Mon oncle et ma tante avaient lou� une chambre, avec un petit r�chaud passait le plus clair de son temps � se reposer, ne faisant strictement rien. Elle s'y entendait � merveille!

J'arrivai donc le 9 octobre 1942 vers les quatre heures de l'apr�s-midi � la boulangerie Suppe, flanqu� de mon oncle, avec armes et bagages. Il se pr�senta, me pr�senta, prit cong�, me laissant � mon effroyable trac que j'eus bien du mal � ma�triser. J'y parvins en fin de compte en constatant que j'avais affaire � une femme aussi timide que moi, quoique plus s�re d'elle-m�me. Elle me pr�senta � Whilem, mon coll�gue, grand et solide gaillard � l'air un peu niais mais paraissant �tre un excellent copain et camarade de travail. Ce brave Hollandais venait en Allemagne d'abord pour gagner sa vie, mais aussi pour �viter les avatars qui pouvaient surgir dans un pays occup�, sans aucune d�fense, enti�rement sous la coupe d'un Quisling de l'ennemi. Apr�s m'avoir montr� tout ce qui concernait la boulangerie, il me conduisit un �tage et demi au-dessus. L�, il y avait deux belles chambres s�par�es, une grande et une autre plus petite qui m'�tait destin�e. Petite chambre tr�s propre avec tout ce qu'il fallait : armoire, commode, miroir, et surtout un grand et bon lit, propre, avec un �dredon de qualit�. Enfin, j'�tais vraiment �pat�. Je songeais aux ouvriers de mon p�re et � leurs lit faits de sacs de farine vides quand il y en avait assez, car chaque fin de semaine les sacs vides �taient vendus pour r�cup�rer un peu d'argent. J'�tais au septi�me ciel. Ensuite, nous nous sommes assis et avons fait plus ample connaissance. Je le laissais parler, le poussais m�me, pr�textant mon mauvais allemand mais lui certifiant que je comprenais tout. Finalement je constatai qu'il �tait loin d'�tre stupide, il avait plut�t cet air endormi, bien caract�ristique des boulangers. Il aimait parler, il causait un excellent allemand avec une pointe d'accent hollandais. Je le comprenais tr�s bien alors que je ne poss�dais que des connaissances scolaires. Malgr� mes huit ann�es d'�tudes, je manquais de vocabulaire. En tous cas, il faisait de son mieux pour me donner tous les renseignements concernant notre boulangerie et ses propri�taires. C'est ainsi que j'ai appris que M. Suppe �tait un tr�s bon bougre qui, depuis deux ans et demi, �tait au service du 3e Reich. Il avait �t� mobilis� et appartenait � la 3e r�serve au commencement de la campagne de l'Ouest en 1940. Depuis il avait �t� tremp� dans toutes les sauces, envoy� sur tous les fronts. Il avait cependant une bonne planque. Il servait dans l'intendance et, avec son unit�, �tait en mouvement perp�tuel derri�re les premi�res lignes. Comme chef d'entreprise, il avait droit � une permission de trois semaines chaque ann�e, pour s'occuper de ses affaires. Sa derni�re permission datait justement du mois d'ao�t dernier. En son absence, sa femme s'occupait de la conduite de la boulangerie familiale. Selon Wilhem, Madame Suppe �tait une femme plut�t aust�re, tr�s catholique; elle avait une quarantaine d'ann�es, m�re d'un gar�on de 8 ans, Willi, et d'une petite fille de 5/6 ans, Greta. C'�tait des enfants bien �lev�s, pas trop g�t�s, mais surtout ils n'�taient pas endoctrin�s avec les th�ories nazies comme la plupart des enfants de cet �ge. L�, j'ai aussi remarqu� que Wilhem ne semblait pas non plus �tre un adepte de la doctrine hitl�rienne. Toujours selon Wilhem, Mme Suppe �tait une femme � la hauteur, conduisant avec aisance et succ�s les affaires de la boulangerie. En ce qui nous concernait, elle ne nous demandait que d'accomplir s�rieusement notre travail, d'�tre � l'heure avec la production et, notre t�che achev�e, nous �tions libres de notre temps. Nous �tions nourris, log�s et blanchis; je touchais 25 marks par semaine. Ce n'�tait pas un gros salaire mais �a suffisait � mes menues d�penses, sorties et cigarettes, et quand, � nouveau, je faisais la comparaison avec les ouvriers de mon p�re, je trouvais ma situation particuli�rement privil�gi�e � tous les points de vue. Wilhem, comme premier commis, recevait 10 marks de plus par semaine, mais il �tait enti�rement responsable de la bonne marche de la production. Mon travail consistait � seconder Wilhem dans sa t�che. En outre, chaque matin, vers sept heures, j'avais � livrer quelques douzaines de petits pains � certains clients dans le voisinage. J'utilisais une bicyclette. Vers les dix heures je faisais un saut, avec la m�me qualit� de petits pains, dans les bureaux de l'Association des m�decins. Ma client�le y �tait compos�e exclusivement de jeunes filles et de jeunes femmes qui devinrent tr�s rapidement d'excellentes copines. Nous bavardions chaque jour un peu plus. Elles s'int�ressaient � moi, � ma pr�sence dans cette boulangerie, � mes ant�c�dents parisiens, � mes origines hongroises, � ma vie estudiantine. Elles n'arr�taient pas de louer mon courage. Elles �taient pleines de pr�venances et, gr�ce � leur gentillesse, la vente des petits pains avait sensiblement augment�e, � la grande satisfaction et aussi la grande surprise de ma patronne. Plus tard, j'ai m�me pu obtenir quelques rendez-vous galants qui ont favoris� le sacril�ge de profaner la puret� de la race aryenne et nazie. En principe, notre dur�e de travail �tait de quarante-huit heures par semaine, soit 6 jours de huit heures, de quatre heures du matin jusqu'� midi, mais jamais le dimanche. La nourriture n'�tait pas tr�s riche et suivait le rationnement en vigueur. Madame Suppe tenait la boutique ouverte de sept heures du matin � sept heures du soir.

C'�tait une petite maison d'un �tage et demi. Au rez-de-chauss�e, la partie fabrication de la boulangerie. C'�tait une seule grande pi�ce avec tout le n�cessaire : fours, machine � p�trir la p�te, �tag�res, bien s�r l'eau courante, eau chaude et froide, des toilettes, enfin c'�tait tr�s moderne et rationnel. Un petit couloir menait � la boutique juste en face. D'un c�t� de ce couloir se situait la cuisine, de l'autre la salle � manger o� nous ne mangions, � notre demande expresse � Wilhem et moi, que le samedi uniquement. Les autres jours, nous prenions nos repas sur place, � notre lieu de travail. De la cuisine, un escalier int�rieur menait au 1er �tage o� se trouvaient les chambres � coucher. Au-dessus, � un demi-�tage, �taient nos deux chambres avec toilettes, ainsi qu'un petit logement d'une pi�ce-cuisine. …..

On n'entendait pas d'autre nouvelle que celui et celle qui venait - pas celui de ma sœur Emma qui restait � Paris, en pleine mis�re, tant mat�rielle que morale, avec son enfant de 20 mois, sans aucune ressource. Son mari, en plus, venait d'�tre d�port� de Drancy en septembre, elle-m�me ne sachant quand viendrait son tour. Enfin, tout en vivant dans une s�curit� relative, je pensais tr�s fr�quemment � ma sœur et � sa petite fille, � leur situation pr�caire, mais je n'y pouvais pas grand chose. J'�tais recherch�, et donc oblig� de partir pour sauver ma peau. De son c�t�, Emma n'�tait pas vraiment certaine de la d�portation de son mari. Ce qu'il fallait, c'�tait demeurer en contact tr�s �troit, par correspondance, et nous encourager mutuellement. Ma paie �tait juste suffisante pour subsister. Heureusement qu'Emma �tait d�brouillarde et faisait courageusement face aux adversit�s de cette chienne de vie. Elle commen�a par mettre sa petite fille en nourrice chez une dame Nadeau � Saint-Cyr, du c�t� de Versailles, et alla travailler � ma place chez Lowinger Pali, dans les peaux de lapin.

Aucune nouvelle des �tats-Unis. N�anmoins, j'avais pu donner de mes nouvelles par mon ami Tibi Roth, avec qui je demeurais en contact �pistolaire. Comme prisonnier de guerre, il avait le droit de correspondre m�me avec les �tats-Unis, et, gr�ce � lui, par deux fois, j'ai pu glisser quelques mots � faire parvenir. Peu de temps apr�s avoir d�couvert ce moyen de communication, la d�claration de la guerre entre les U.S.A. et l'Allemagne nous isolait compl�tement de la famille. Tibi �tait au courant de toutes nos mis�res et, pour nous aider, il nous avait fait parvenir tout ce qu'il avait gagn� pendant sa captivit�, soit une somme d'environ 10.000 francs. Inutile de dire combien cela nous avait aid�s. Quel magnifique geste, et quel t�moignage d'amiti�! Je lui avais �videmment fait savoir en son temps, en des termes plut�t enthousiastes, mon d�sir de me rendre en Allemagne pour contribuer � l'effort de guerre allemand et y travailler. D�s mon arriv�e en Allemagne, j'ai �crit � Tibi et lui ai communiqu� mon adresse � Frankfurt. Quelle n'a pas �t� ma surprise de recevoir de lui, non pas une lettre toute imprim�e avec les formules de r�ponses comme habituellement en envoyaient les prisonniers de guerre, mais une lettre normale dans laquelle il m'expliquait bien des choses, ce qu'il n'aurait jamais pu faire dans une correspondance officielle. J'appris ainsi qu'il travaillait � Bautzen, dans une usine o� il jouissait d'une certaine libert�. Il m'avait donn� une adresse o� je pouvais lui �crire ouvertement de tout ce qui me concernait. Il m'avait m�me envoy� un colis de cigarettes qu'il s'�tait procur� officiellement dans son Stalag; lui, ne fumait pas du tout, mais il savait que moi, j'avais toujours �t� un grand fumeur. Dans une de ses lettres, il m'avait une fois fait savoir qu'il se pr�parait � prendre la clef des champs et me demandait de lui faire parvenir quelques effets civils. Je lui avais envoy� ce qu'il me demandait, mais, en m�me temps, dans ma lettre, je lui d�conseillais vivement de tenter de s'�vader. Je lui ai d�crit brutalement tout ce qui se passait � Paris et dans la France enti�re, toutes choses qu'il ignorait totalement, en lui faisant conna�tre mon opinion, c'est-�-dire que le meilleur endroit pour lui actuellement �tait l� o� pr�cis�ment il se trouvait. Tibi m'a tr�s bien compris et s'est depuis, tenu coi.

Petit � petit, ma vie s'organisait et prenait la tournure d'une existence tranquille, mais plate. Wilhem et mes conqu�tes f�minines �taient mes seules distractions. Wilhem et moi �tions devenus d'excellents camarades aussi bien dans le travail qu'apr�s. Tous deux, apr�s le d�jeuner, nous faisions � tour de r�le notre toilette dans un cagibi qui nous servait de cabinet de toilette, entre le four et le p�trin m�canique, puis nous montions dans notre chambre pour dormir. En g�n�ral, je dormais jusqu'� 4/6 heures de l'apr�s-midi, ensuite je faisais ma correspondance, plut�t abondante. Vers 6 heures, Wilhem et moi descendions pour le souper qui n'�tait pas des plus copieux. La plupart du temps une soupe �paisse (les Allemands, en g�n�ral, en raffolaient) et ensuite un autre plat, le plus souvent un l�gume sans viande - pommes de terre et chou rouge. Apr�s le d�ner nous pr�parions tout ce qu'il fallait pour le lendemain matin puis, bien bichonn�s, nous partions en ville, plus pr�cis�ment dans un certain caf� sur la Kaiserstrasse qui �tait notre quartier g�n�ral. On y rencontrait tous les copains, et surtout les copines, tout en d�gustant un caf� ersatz avec des g�teaux.

Au bout de quelques semaines, Wilhem et moi �tions devenus presque des amis. Il m'avait tout doucement initi�, non seulement aux myst�re de la boulange, ex�cutant toujours lui-m�me les travaux les plus durs qui demandaient de la force, mais aussi � ses affaires priv�es, entre autres son commerce de tickets de pain et de g�teaux. Pour se les procurer, sa m�thode, tr�s ing�nieuse bien que peu honn�te, lui avait valu ma plus grande admiration. Chaque matin, avant l'ouverture de la boutique, Wilhem, et lui seul, avait l'autorisation de ranger le pain frais sur les �tag�res ainsi que les petits pains et autres produits. Il profitait de la confiance - et aussi de la n�gligence de Mme Suppe qui ne fermait jamais son tiroir � clef, tiroir qui contenait les tickets de rationnement, pour subtiliser, quand l'occasion le lui permettait, une bonne quantit� de tickets qu'il revendait � bon prix � quelqu'un de lui seul connu. Je ne savais pas, et ne le sais toujours pas aujourd'hui, ce qui l'avait pouss� � m'avouer son man�ge et m'associer � son commerce. Peut-�tre �tait-ce pour apaiser sa mauvaise conscience, peut-�tre pour se rendre int�ressant et compenser la diff�rence de niveau qui nous s�parait, diff�rence qu'il ne cessait de mentionner et de signaler � tous ceux qui voulaient bien l'entendre. En tous cas, en me mettant au courant, il s'�tait cr� oblig� de partager avec moi les b�n�fices, ce qui m'avait donn� un sacr� coup de main pour l'�quilibre de mon budget.

L'hiver �tait arriv� et s'annon�ait tr�s dur. Ma chambre �tait sans chauffage. Avec l'autorisation de la patronne, j'ai d�m�nag� mon lit et ma commode dans la chambre de Wilhem o�, avec un grand et bon po�le, nous chauffions comme en temps de paix. Le charbon ne faisait pas d�faut, on en consommait beaucoup pour les fours. Cette chambre en commun nous rapprochait, tous deux, encore davantage. Mais confidences apr�s confidences, j'appr�hendais de me trahir un jour, par m�garde. Il me fallait redoubler d'attention et rester sur mes gardes afin de n'en pas dire plus long qu'il ne fallait. Parfois, m�me nos petites amies �taient de bonnes amies, comme la Th�r�se et la Lily, respectivement mon amie et celle de Wilhem. Les deux jeunes filles travaillaient ensemble dans un h�tel comme soubrettes et nous avions fait leur connaissance dans ce fameux caf� de la Kaiserstrasse un samedi soir. C'�tait moi qui avais pris l'initiative des op�rations en les entendant parler fran�ais. Rien que par simple habitude, je commen�ai � attaquer d'un ton nonchalant, d'un air d�tach�, et, � ma grande surprise, le r�sultat semblait tr�s prometteur. Wilhem qui ne parlait pas un mot de fran�ais, assistait, assez incr�dule, mais, au bout d'un certain temps, voyant une possibilit� de r�ussite ais�e et aussi la bonne volont� des jeunes filles, les essais de Lily d'engager une conversation avec son peu de connaissance de la langue allemande, il se ragaillardit soudain, et se mit, lui aussi, � faire sa cour avec succ�s, tandis que moi je continuais � embobiner la douce Th�r�se. Je fais gr�ce des d�tails car des aventures comme celles-ci �taient tr�s courantes. J'en parle simplement � cause de Wilhem qui, avec Lily, allait vivre non seulement une liaison, mais un amour inoubliable qui durait toujours quand j'ai quitt� d�finitivement Frankfurt, alors que Wilhem ne cessait encore pas de me remercier de l'influence heureuse que j'avais eue sur sa vie amoureuse. Quand � mon aventure avec Th�r�se, elle n'avait �t� qu'un feu de paille. Quelques semaines, et puis, pour moi ce fut fini, � mon grand regret. Mais la plus grande prudence s'imposait, je me devais de faire extr�mement attention. En effet, malgr� tous ces petits plaisirs innocents et cette s�curit� relative, ma vie �tait loin d'�tre une sin�cure. J'�prouvais perp�tuellement une esp�ce de crainte qui me figeait et ne me permettait d'agir qu'avec d'extr�mes pr�cautions. J'aimais rester seul, avec mes pens�es, � revoir tous les �v�nements de ces derniers mois. Mon aventure avort�e avec Suzanne, mon lent r�veil, la renaissance de ma conscience, de mes esprits perdus dans les remous de la captivit�, me faisaient encore davantage aspirer � un amour stable et profond. Appartenir � quelqu'un, de tout mon corps, de toute mon �me, ch�rir et �tre ch�ri, enfin aboutir � un amour absolu. Je repensais, plus souvent qu'� mon tour, � ce coup de foudre que j'avais eu en rencontrant Claire, sans vouloir et sans pouvoir me permettre cette nouvelle agitation, cette passion qui envahissait mon corps et mon �me. Cela � cause du contentieux que je croyais exister encore entre Suzanne et moi. C'�tait la manifestation de l'honn�tet� maladive d'un �tre en pleine crise psychologique qui se croyait d�finitivement enfonc� dans le n�ant et qui ne pouvait tol�rer aucune compromission.

Mais le temps arrange tout et aplanit toutes les difficult�s. Ainsi, d'avoir pens� et repens� durant plusieurs semaines � la possibilit� d'une approche honn�te et sinc�re, je me suis d�cid� � faire parler mon cœur et mon �me � travers ma plume. J'ai donc �crit � ma sœur qui travaillait elle aussi chez Lowiger, et lui ai dit de demander carr�ment � Claire si elle me permettrait de lui �crire. La r�ponse affirmative me parvint tr�s vite et je me suis mis � l'œuvre aussit�t, expliquant bri�vement mais clairement tous mes sentiments, le coup de foudre, les raisons de mon mutisme, ma timidit�, toutes les raisons qui m'avaient emp�ch� de d�clarer mon amour, mon admiration et mon d�sir le plus cher de faire d'elle ma femme pour la vie.

La r�ponse que je re�us me combla d'aise. Non seulement Claire ne me fermait pas la porte au nez, mais, avec une gentillesse qui t�moignait d'une extr�me grandeur d'�me, elle me proposait de nous �crire, de mieux faire connaissance, tant par correspondance que de vive voix, lors de ma prochaine permission. Forc�ment, j'�tais plein d'impatience, mettant tout en œuvre pour obtenir ce cong� de deux semaines auquel j'avais officiellement droit au bout de six mois de travail. Entre temps, ma correspondance avec Claire battait son plein, disons de ma part tout au moins. Chaque lettre que je recevais, avait sa r�ponse le jour m�me, et ne manquait pas de substance. D'apr�s ses lettres, Claire ne semblait pas compl�tement insensible � mes sentiments. J'ai m�me cru d�celer une certaine sympathie de sa part, une certaine envie d'une affection qui paraissait lui manquer et qui se d�veloppait au fur et � mesure de nos �changes de lettres.

Pour concr�tiser et prouver ma d�cision irr�vocable, je chargeai mon oncle qui se pr�parait justement pour un voyage � Paris, d'une commission d�licate : aller, de ma part, demander officiellement la main de Claire � ses parents. Pendant ce temps, ma sœur Emma qui se complaisait toujours dans les intrigues amoureuses �tant tenue au courant des �v�nements, d'une part par Claire, d'autre part par moi-m�me, attendait avec beaucoup de fi�vre la visite de notre oncle. Elle avait d�j� confi� � Claire l'objet de la mission dont celui-ci avait �t� charg�.

Vint enfin le grand jour. C'�tait le 14 mars, un an, jour pour jour, apr�s ma lib�ration de Compi�gne. Invit� � d�jeuner chez les Horovitz, voil� donc mon oncle Jen� qui s'am�ne, un bouquet de fleurs � la main, en compagnie de ma sœur Emma, pour faire la demande solennelle. L'histoire, telle que je l'ai connue, me para�t encore, apr�s tant d'ann�es, assez cocasse. Je vois tr�s bien mon oncle qui, au fond, �tait un grand timide, surtout dans de telles occasions, arriver avec son �ternel sourire et sa gaucherie bien caract�ristique, remettre le bouquet, sans prononcer le moindre mot. Le d�jeuner se prolongeait. Le bavardage roulait sur tout et rien et mon oncle restait toujours coi, ne sachant comment aborder le sujet d�licat, objet de sa pr�sence. Finalement, c�dant aux injonctions discr�tes mais incessantes d'Emma (Jen� ! parle donc !), il avait, en quelques mots, expliqu� le but de sa visite et la mission dont il avait �t� charg�. En dehors de Claire et Fran�ois, nul ne me connaissait. Ma future belle-m�re m'avait peut-�tre d�j� aper�u de loin mais mon futur beau-p�re, par exemple, jusqu'� ces derniers jours encore, ignorait mon existence m�me. Mais les renseignements fournis, mon curriculum vitae, et aussi la propagande active de ma sœur, avaient �t� convaincants. Mon futur beau-p�re consentit � laisser une totale libert� de choix � sa fille, lui, pour sa part, ne voyait pas d'obstacle � mon projet.

Ainsi s'achevait le fameux d�jeuner de la � demande officielle � qui s'�tait d�roul� pour le plus grand plaisir de mon beau-fr�re Fran�ois et l'amusement difficilement contr�l� du fr�re et de la sœur.

Le temps passait lentement, p�niblement. Nous �tions d�but mars, mon apprentissage se terminait. Je devenais un second acceptable, � la grande satisfaction de Wilhem et aussi de ma patronne qui se montrait tr�s gentille � mon �gard; elle m'avait m�me, un jour, transmis les salutations de son mari. Elle lui avait donc parl� de moi en bien. Wilhem se pr�parait � sa permission biennale qui, � vrai dire, aurait d� avoir lieu pour la No�l, mais avait �t� retard�e � cause de mon manque de comp�tence, mon incapacit� � pouvoir me d�brouiller tout seul, surtout en p�riode de f�te. M�me en ce d�but de mars, ma patronne avait �t� oblig�e d'embaucher un ancien employ�, vieux boulanger, 2 � 3 heures par jour dans la matin�e, pour m'aider durant l'absence de Wilhem. Cette absence me pesait singuli�rement. Au point de vue physique, j'avais �norm�ment de travail. Grimper la farine et le charbon de la cave me causait de tels maux musculaires que, les premiers jours, je n'avais m�me pas envie de sortir. Je me mettais au lit sit�t mon travail termin�, avec 2 � 3 heures de retard. Mais que c'est beau la jeunesse! Au bout de quelques jours, tout �tait rentr� dans l'ordre, mon travail se terminait � temps, et, apr�s un peu de repos, je sortais.

Quand, finalement, Wilhem revint, cet exercice de la mont�e des fournitures de la cave me manquait presque! Mais je me suis bien gard� de le dire, c'�tait � mon tour de me pr�parer pour le voyage tant attendu. Je comptais les jours, je me pr�parais mentalement � la premi�re v�ritable rencontre, en face-�-face avec l'amour, et j'�tais tellement s�r de moi, de mon amour, que rien n'aurait pu m'emp�cher de lutter pour arriver � me faire aimer. Pour mon voyage, j'avais besoin d'un laissez-passer, esp�ce de titre de voyage que j'ai obtenu sans grande difficult� avec l'aide de ma patronne qui se portait garante de ma personne et de la v�racit� de mes dires sur mon identit�. Mon titre de transport � Fremdenpass �, sp�cialement pr�vu pour les �trangers, me permettait de circuler aussi bien dans les territoires allemands que dans les territoires occup�s. En mains, une permission de 14 jours, autoris�e par le Bureau de travail � Arbeitsamt �, j'�tais en excellente posture face aux autorit�s.

Ainsi arm� de tous ces papiers et de mon maigre bagage, � la mi-avril je pris le train � Frankfurt d'o�, apr�s dix longues heures de route, j'arrivai � Paris, ext�nu�. Le voyage avait �t� pas mal perturb�. Par suite d'actes de r�sistance autour de Paris, les sabotages ferroviaires se multipliaient et for�aient le convoi � des arr�ts inopin�s en pleine campagne. Sans tarder, apr�s juste un brin de toilette, je m'empressai d'aller rendre visite � celle qui, depuis des mois maintenant, faisait partie int�grante de mes r�ves les plus doux, et comblait ma solitude dans mon exil.

Gr�ce � elle, � sa forte personnalit�, nous nous sommes retrouv�s comme si nous nous �tions quitt�s la veille, me mettant sans c�r�monie � mon aise. Elle me pr�senta � ses parents. Fran�ois, lui, je le connaissais d�j�, et nous bavardions tous ensemble, de tout, de ma vie en Allemagne, de la leur � Paris. Il ne me fallut gu�re de temps pour me sentir parfaitement � l'aise et je constatai que, cette fois-ci, j'avais frapp� � la bonne porte. Il me semblait apercevoir une certaine complaisance dans les yeux de madame, ma future belle-m�re, ainsi qu'une bienveillante indulgence chez monsieur, mon futur beau-p�re, � la grande satisfaction de mademoiselle, ma future fianc�e. On nous laissa bient�t seuls, tous deux, et nous avons enfin essay� de faire r�ellement connaissance pour de bon. La guerre, doubl�e de notre �tat de juifs, mon s�jour actuel en Allemagne, les cons�quences qui pouvaient en r�sulter, toutes les incertitudes du temps pr�sent, ne nous permettaient pas de pr�voir � longue �ch�ance, de planifier quelque projet que ce fut, et nous nous contentions de rester ensemble, le plus possible.

Pour ma part, j'essayais de la convaincre de la sinc�rit� de mes sentiments. Avoir pu passer une apr�s-midi et une soir�e enti�re en compagnie de Claire m'avait gris� et je me sentais planer dans les plus hautes sph�res d'un bonheur supr�me.

Il �tait bien tard quand, ivre de joie, je me suis retrouv� au 43 rue de la Roquette. En effet, en tant que permissionnaire, le couvre-feu ne me concernait pas; j'�tais sous la juridiction allemande. Nous nous �tions donn� rendez-vous pour le lendemain apr�s-midi. Nous ne sortions pas car la situation des Juifs �tait tr�s d�licate. Les rues devenaient dangereuses et nous nous contentions de passer les apr�s-midi, parfois m�me les soir�es, chez elle ou chez moi. Enfin, nous nous faisions des promesses, surtout moi, en les scellant par de longs baisers.

Ainsi s'acheva ma premi�re et inoubliable permission o�, non seulement j'avais rencontr� mais j'avais commenc� � vivre un amour que, apr�s maintenant quarante ans, je continue � vivre et qui, j'esp�re, durera jusqu'� la derni�re heure de mon existence sur cette terre.

Mais la vie avait repris ses exigences et au bout de 13 jours, il me fallut bien, de nouveau, plier bagages et regagner mon exil si je voulais revenir et continuer � r�aliser ma vie. � mon retour, pendant de longs jours, je n'ai v�cu que du souvenir de mon r�cent voyage et je me creusais perp�tuellement la cervelle pour trouver un moyen de r��diter l'exploit et repartir en permission. Comme toujours, ce fut le hasard qui, plus tard, a bien voulu venir � mon secours. En attendant, la vie et le travail reprenaient leur petit bonhomme de chemin, tandis que moi, je redoublais de prudence, prenant certaines distances � l'�gard de Wilhem sans d'ailleurs qu'il ne s'en rende compte. C'�tait bien n�cessaire car j'avais d�j� commis quelques bavures impardonnables, par jeunesse et intr�pidit� irr�fl�chie; mais, fort heureusement, elles n'avaient eu aucune cons�quence f�cheuse. Je ne fr�quentais pratiquement plus, non plus ce fameux caf�, pr�textant une liaison avec une femme d'une quarantaine d'ann�es, qui, d'ailleurs, existait vraiment. C'�tait la logeuse de mon Pocsek (Lembersky Jen�). Il �tait arriv� quelques semaines avant mon d�part en permission, directement de Paris. Lui aussi venait pour se cacher, prendre les devants, car sa situation �tait devenue intol�rable. Il travaillait, en effet, comme triporteur chez un boulanger; il �tait donc, pratiquement toujours par monts et par vaux, expos� � tous moments � un contr�le d'identit�. Voyant bien que mon oncle, qu'il connaissait fort bien, et moi-m�me avions pu trouver refuge � Frankfurt, il avait donc fait les d�marches n�cessaires et, un beau jour, j'ai eu sa visite sur les lieux de mon travail. � dire vrai, je n'ai pas �t� tr�s agr�ablement surpris car, malheureusement, son physique, sa figure, toute sa physionomie trahissaient, de tr�s loin, ses origines. Heureusement, personne n'aurait os� supposer que quiconque de ce peuple maudit aurait eu le culot d'oser se cacher chez ses pers�cuteurs, dans sa tani�re m�me. Pourtant, nous n'�tions pas uniques. Il y en avait �norm�ment, dispers�s dans la grande Allemagne. Pocsek travaillait dans une usine d'armement, d'ailleurs sans danger particulier, et il gagnait juste suffisamment pour survivre. Je l'aidais de mon mieux en lui fournissant de temps en temps, sans ticket, une boule de pain noir.

Bizarrement, j'ai �t� oblig� un jour de lui demander l'hospitalit� au beau milieu de la nuit. En effet, j'�tais avec sa logeuse pour la nuit, quand le fils de celle-ci, �g� de 19 ans, arriva � l'improviste pour une permission de week-end, � une heure du matin, dans son grand uniforme de S.S.! En quatri�me vitesse, j'ai saut� du lit et j'ai bondi chez mon ami qui, ayant entendu la sonnette, s'�tait dout� de ce qui se passait et il m'a ouvert sur le champ. J'ai pu, ainsi, �viter le pire, car le jeune homme me connaissait de vue et sa m�re, veuve de guerre depuis peu, m�re de deux autres enfants, une petite fille de 10 ans et une autre de 3 ans, �tait port�e aux nues par son fils. C'est elle-m�me qui le disait. Christine, c'�tait son nom, �tait une tr�s belle et encore tr�s jeune femme, aimante comme tout. Je l'avais charm�e et s�duite dans un tango qu'interpr�tait sur un piano mon ami Pocsek. Il jouait � merveille.

Wilhem ne se doutait de rien. Il se rendit seulement compte que je d�sirais prendre mes distances quand je lui annon�ai que je d�sirais me r�installer dans ma chambre. L'�t� �tait arriv�, nous n'avions plus besoin de chauffage. J'invoquai le bon pr�texte qu'il pourrait ainsi avoir plus d'intimit� avec sa Lily et que de mon c�t�, je ne serai plus dans l'obligation de passer tous mes week-end chez Christine. Nous nous sommes ainsi mis d'accord et sommes rest�s de tr�s bons camarades, lui, vivant sa vie de son c�t�, et moi, du mien. J'ai commenc� aussi � m'appliquer davantage dans mon m�tier de boulanger car j'avais con�u un plan dans le but pr�cis d'obtenir une nouvelle permission dans un avenir proche.

C'�tait fin juin, la saison d'�t� �tait tr�s belle alors que pour les Allemands, les revers devenaient de plus en plus fr�quents et de plus en plus cuisants. L'Afrique �tait revenue aux mains des Alli�s. � ce propos, je me souviens d'une phrase de Frau Braun, la bonne de Mme Suppe, dont la fille, fianc�e � un sergent S.S., m'avait procur� �galement l'occasion de profaner la puret� de la race aryenne. C'�tait un samedi apr�s-midi, dans ma chambre ombrag�e. Elle venait aider sa m�re dans son travail et �tait mont�e dans le but de changer mon lit. Apparemment surprise de me trouver couch�, il ne m'a pas fallu beaucoup de discours pour la convaincre de venir me rejoindre! Il faut dire que nous nous connaissions depuis plusieurs mois, et moi, je ne laissais jamais une fille sans la taquiner ou m�me la lutiner quelque peu, parfois; c'�tait donc un aboutissement tout � fait logique. Or donc, je reviens � Mme Braun qui, apprenant le retrait des troupes allemandes des pays africains, se lamenta � Unser sch�nes Afrika! � � Notre belle Afrique! �. Tout furieux, je n'ai pu m'emp�cher de r�torquer avec une col�re difficilement rentr�e : � Depuis quand l'Afrique appartient-elle � l'Allemagne? �

�a a �t� plus fort que moi, mais c'�tait une grosse b�tise et j'aurais bien mieux fait de me taire. Fort heureusement, je n'avais affaire qu'� une boniche plut�t stupide, habitu�e � se faire houspiller et �tre mise au pas plus souvent qu'� son tour, et l'incident fut clos.

� Frankfurt, nous ne ressentions la guerre que de tr�s loin. Le moral des Allemands autour de nous �tait assez bon. Ceux qui �taient du c�t� des seigneurs, aveugl�s encore par les souvenirs des grandes victoires du d�but, demeuraient confiants, tandis que les autres car il y en avait d'autres, et en grand nombre, s'attendaient � une fin sans trop de d�g�ts.

Tout �a n'emp�chait pas mon ami Wilhem de penser � une nouvelle escapade vers sa Hollande natale, et sa r�ussite entra�nerait syst�matiquement la mienne. C'�tait une question de chance. Nous avons donc �tabli une strat�gie commune. Les demandes en produits de boulangerie baissaient consid�rablement pendant la p�riode estivale et cela pouvait nous servir de pr�texte pour convaincre la patronne qu'un seul homme pourrait suffire � la besogne. Nous avons tranquillis� Mme Suppe sur mes comp�tences et ma capacit� � assumer, seul, le travail de nous deux, sans aucune aide ext�rieure cette fois-ci. Mme Suppe accepta donc d'accorder � Wilhem douze jours de vacances sans solde, et, d�s son retour, je pourrai b�n�ficier de cette m�me faveur. Je me rendais parfaitement compte de tout le labeur qui m'attendait : assumer toute la production journali�re et, en plus, se coltiner tous les jours la farine et le charbon qui �taient � la cave. Mais j'avais donn� mon accord de bon gr�, quitte � me lever une heure plus t�t et me coucher une ou deux heures plus tard, avec la perspective de mon voyage prochain � Paris.

Mission accomplie. Wilhem partit au d�but de juillet et moi je restai confront� � un d�fi que j'allais assumer avec grand succ�s.

Petite anecdote du temps de mon � one man show � : l'histoire des œufs. Le samedi de chaque semaine, en tant que p�tisserie, nous faisions une douzaine de tartes au biscuit, genre de g�teaux au beurre et aux œufs. Nous avions droit � une douzaine d'œufs pour cette fabrication d'apr�s une recette personnelle de Wilhem, qui rajoutait un peu plus d'ersatz et de colorant, ce qui nous permettait de subtiliser 6 � 8 œufs que nous cachions soigneusement jusqu'au lendemain. Le dimanche, la patronne avec ses deux enfants partaient en g�n�ral apr�s la messe rendre visite � ses parents � une cinquantaine de kilom�tres de Frankfurt et nous restions donc les seuls et uniques ma�tres � bord. Le dimanche apr�s-midi, apr�s notre sieste bien m�rit�e, nous descendions dans la boulangerie. Faisant une copieuse omelette avec ces 6 � 8 œufs, nous festoyions en savourant nos œufs, et, ma foi, une f�te pareille n'�tait pas � d�daigner dans la conjoncture o� nous vivions. Lors de la premi�re permission de Wilhem, je m'en �tais assez bien sorti avec un gain de 5 œufs (pour des commandes de 13 tartes), je m'�tais donc fait un festin tr�s bienvenu et n'avais, du coup, pas touch� � mon maigre d�ner. � l'occasion de cette seconde absence de Wilhem, le cas �tait diff�rent. Nous �tions en plein �t�, comme je l'ai d�j� dit, et les affaires �taient plut�t calmes; je n'ai re�u le samedi qu'une commande pour six tartes. Madame Suppe, voulant �tre g�n�reuse � l'�gard de ses fid�les clients et les g�ter un peu, me demanda d'utiliser la m�me quantit� d'œufs et de diminuer la dose d'ersatz. Comme je ne connaissais que bien peu la p�tisserie, je n'ai pas voulu changer quoi que ce soit � la recette de Wilhem et, pour �viter toute gaffe, j'ai choisi d'utiliser la m�me quantit� d'ingr�dients que pour 12 tartes mais avec moins de farine, donc moins d'œufs, et je suis rest� avec une prime de 8 beaux œufs! La r�ussite �tait totale, les tartes sortaient du four bien dor�es, dodues, ce qui me valut les plus vives f�licitations de ma patronne. Quand, plus tard, j'ai racont� mon histoire � Wilhem, il s'est aussit�t empress� de changer sa recette en doublant la quantit� d'ersatz ainsi que de colorant. J'�tais donc rest� avec mes 8 œufs et le lendemain, vers les quatre heures de l'apr�s-midi, je suis descendu dans la boulangerie me faire ma superbe omelette. Soudain, oh d�sarroi! En voyant tous ces œufs battus dans la casserole, un extr�me d�go�t m'a pris et, sans m�me les faire cuire, j'ai �t� vite les jeter dans les cabinets. Il m'a fallu des ann�es et des ann�es pour que je revienne � la consommation des œufs, et encore aujourd'hui, autant que possible, j'�vite les omelettes.

� la fin juillet Wilhem �tait de retour et quinze jours plus tard, d�but ao�t, je pris de nouveau le train pour Paris. Cette fois-ci j'arrivai le lendemain matin de bonne heure, sans aucune anicroche. Cette seconde et derni�re permission restera pour toujours un souvenir inoubliable dans ma vie sentimentale. Il avait �t� convenu, d'un commun accord entre Claire, sa famille et ma sœur Emma, qu'� cause de la situation extr�mement critique des Juifs dans la France enti�re, mais surtout � Paris, que pour ma s�curit� j'habiterai chez la tante � Claire, la tante Ir�ne, qui poss�dait dans le m�me immeuble un petit logement de deux pi�ces, cuisine, donnant sur la cour. Elle y demeurait toute seule, son mari �tait intern� et ses enfants �taient plac�s en province dans une famille fran�aise, bien en s�curit�. Chez elle, je risquerai beaucoup moins. Je serai leur invit� et cela m'�viterait tout d�placement. Je pourrai, ainsi, profiter pleinement de la pr�sence de Claire. L'id�e �tait formidable. J'�tais rempli de joie, l'intensit� de mon bonheur m'aveuglait. Tout notre temps, nous le passions ensemble, sauf les nuits (h�las!). Pour moi, c'�tait le paradis sur terre, malgr� tout ce qui se passait dehors : la guerre, les restrictions, le couvre-feu, toutes les contraintes auxquelles les Juifs �taient assujettis. Nous �tions heureux d'�tre ensemble, de parler, de faire des projets d'avenir, sans seulement se soucier particuli�rement de la simple question : � Est-ce que nous allions survivre? � Mais l'insouciance de la jeunesse nous permettait de planer haut dans les nuages et nous ne voyions � cette guerre qu'une issue heureuse et proche. Pourtant, Dieu savait comme nous en �tions encore bien �loign�s; il a fallu encore toute une ann�e pour que Paris soit lib�r� et qu'on puisse respirer, non pas en paix, mais au moins sans les Allemands.

De toute fa�on, nous avions d�cid� que de retour � Frankfurt, je ferai l'impossible pour qu'� la fin de mon contrat d'un an qui s'achevait fin septembre, je revienne au pays, mettant ainsi fin � mon exil volontaire. J'attendrai � Paris m�me la fin in�vitablement proche de cette guerre. Les bombardements de Frankfurt et sa banlieue devenaient de plus en plus fr�quents; j'�tais donc, tout aussi expos� � tous les dangers.

C'est dans cet �tat d'all�gresse que prit fin cette merveilleuse permission. Vers la mi-ao�t, je quittai de nouveau Paris mais avec, cette fois-ci, la ferme volont� d'�tre de retour tr�s bient�t, d�finitivement.

Sit�t arriv�, je plaidai ma cause devant ma patronne, lui expliquant que mes �tudes m'obligeaient � rentrer � Paris fin septembre et, qu'en cons�quence, je souhaiterais ne pas renouveler mon contrat. J'avais d�j� perdu une ann�e enti�re, mes �tudes en avaient bien p�ti! Ma patronne pr�ta une oreille attentive � mes propos, me promettant de faire l'impossible pour convaincre son mari qui, dans les jours prochains, devait arriver pour sa permission annuelle. Encore une fois, le � destin � semblait de nouveau jouer en ma faveur. D'ailleurs, les affaires �taient calmes, il n'y avait pas urgence, et l'on pouvait tr�s facilement se passer de mes services, surtout avec l'aide �ventuelle de mon patron.

Monsieur Suppe arriva donc � la mi-septembre, � la grande joie de toute la maisonn�e, y compris Wilhem et moi. Nous avons fait connaissance et il nous a vivement remerci�s de la pr�cieuse aide que nous avions apport�e � sa femme et � sa famille. Il nous assura qu'il serait � notre disposition s'il pouvait, � son tour, nous rendre un service. Je revois encore devant moi son visage rustaud, mais plein de bienveillance. Ce n'�tait certainement pas lui qui aurait pu faire un S.S. ou un agent de la Gestapo! Pour f�ter sa venue, nous avons eu le droit de participer � un d�ner familial, avec vin! Tout en bavardant agr�ablement, j'ai pu lui expliquer ma situation en �tayant solidement l'argumentation relative � mes soi-disant �tudes. Et cette universit� qui ne pardonne pas! J'avais d�j� une ann�e de retard mais en compensation j'avais pu �tre utile, non seulement � lui-m�me et � sa famille, mais aussi � la grande et sainte Allemagne... Je jetais de temps en temps un coup d'œil vers Wilhem et voyais dans son air une grande admiration et satisfaction. Je parlais selon son go�t et pour son compte aussi. Il �tait combl� et, en sortant de la salle � manger, il n'a pas arr�t� de me f�liciter de mes propos. Monsieur Suppe, lui, d'un ton bienveillant, m'a promis de m'emmener d�s le lendemain matin aux Arbeitsamt et de mettre tout son poids dans la balance, tant comme combattant que comme employeur, pour que je puisse rentrer le plus vite possible et poursuivre mes ch�res �tudes. Effectivement, nous nous sommes rendus au Bureau du travail qui, apr�s quelques bonnes explications de Monsieur Suppe, m'a rendu ma libert� avec l'accord total de mes patrons.

Ainsi, libre � nouveau de tout engagement, je me pr�parai � rentrer � Paris. En Allemagne, la situation avait beaucoup �volu� depuis douze mois. En arrivant, j'avais trouv� un pays relativement tranquille. Bien s�r, c'�tait la guerre mais, mises � part quelques restrictions, la population ne semblait gu�re souffrir. Au fur et � mesure que le sort des arme paraissait se d�placer en faveur des Alli�s, un �trange sentiment, je dirai m�me une crainte, envahissait les gens. On commen�ait peu � peu � envisager m�me la perte �ventuelle de la guerre et alors l'avenir serait extr�mement dur. Les bombardements des grandes villes industrielles se multipliaient, y compris Frankfurt. Au courant du mois d'ao�t nous avions �t� bombard�s presque toutes les nuits, surtout en banlieue, mais heureusement pour nous, nous �tions dans une banlieue r�sidentielle, donc un peu � l'�cart des drames quotidiens. Berlin avait re�u largement son compte et l'Allemagne enti�re �tait � feu et � sang. Mon ami Pocsek avait �t� oblig� lui aussi de changer de domicile; l'usine o� il travaillait avait �t� compl�tement an�antie et il avait d� se d�placer, avec tous les ouvriers, vers une autre ville. J'ai ainsi perdu tout contact avec lui jusqu'� la fin de la guerre. Je l'ai alors revu � Paris, sain et sauf. Il avait r�ussi � s'enfuir gr�ce � d'heureuses circonstances. De m�me pour Tibi Roth, avec lequel j'avais perdu tout contact, par suite du chambardement continuel dans les lieux d'affectation des prisonniers de guerre. Nous nous sommes retrouv�s seulement � la fin de la guerre, au moment du retour des prisonniers, le jour m�me de mon mariage civil avec Claire.

Quant � ma tante et mon oncle Jen�, ils ne voulaient pas bouger. Mon oncle faisait inlassablement son march� noir, ce qui lui sera fatal, car il fut arr�t� au mois de novembre sous l'inculpation bien plus grave d'appartenir � la race maudite. Il s'en est d�fendu comme un beau diable, ainsi que sa femme, citant des t�moins de son entourage qui se port�rent garants (entre autres, sa patronne qui, d'apr�s de mauvaises langues, �tait depuis d�j� fort longtemps sa ma�tresse). Il r�ussit � s'�chapper de la voiture mais, repris, il fit de la prison et au bout de deux mois fut d�port� � Buchenwald. M�me dans sa d�portation, il a �t� chanceux. D'apr�s le r�cit qu'il m'en a fait bien des ann�es plus tard � New York, son dossier s'�tait �gar� et il arriva au camp en tant que prisonnier de guerre, donc dans la section des non-Juifs, et c'est ce qui lui a permis de survivre.

� la d�faite de l'Allemagne, il s'�tait mis � la recherche de sa femme et la retrouva, �vacu�e � cause des bombardements, � une trentaine de kilom�tres de Frankfurt, dans le m�me petit village o� mon ami Pocsek r�sidait. Il n'a pas voulu revenir � Paris. Il avait d'ailleurs bien raison, car Paris ne lui avait jamais tellement bien r�ussi.

La veille de mon d�part, je me suis rendu dans l'est de la ville; je voulais faire mes adieux � Christine, l'ex-logeuse de Pocsek, qui, au fil des mois, �tait devenue une amie, une tr�s bonne et fid�le amie. Bien que ne connaissant pas les raisons de ma pr�sence en Allemagne, elle �tait assez intelligente pour deviner que quelque chose de grave m'avait fait �chouer dans son pays. Je n'ai m�me pas pu retrouver sa maison. Tout le quartier n'�tait que ruines; peut-�tre, elle-m�me, n'avait-elle pu en r�chapper?

J'avais bien h�te de retrouver Paris, pas pour Paris m�me, qui en tant que tel ne repr�sentait pour moi qu'un immense Drancy. J'�tais relativement bien plus en s�curit� en Allemagne, mais le d�sir de vivre, de profiter de la vie, de l'amour, m'avait fait compl�tement oublier les risques que je pouvais courir.

C'est ainsi qu'en tr�s peu de temps je me suis trouv� dans une compl�te ill�galit� avec, comme seule pi�ce d'identit�, un r�c�piss� prolong� par les soins de Fran�ois, avec le gros tampon rouge � JUIF �. La situation des Juifs � Paris et sur tout le territoire de la France �tait devenue tout simplement intenable. La plupart des Juifs, surtout les non-Fran�ais, se cachaient et essayaient de vivre sous une fausse identit�. La zone, dite libre, avait �t� occup�e, envahie par les Allemands.

Fin ao�t donc, encore pendant mon absence, avec l'aide et la recommandation de mon futur beau-p�re, Emma a pu louer, sous la fausse identit� de mademoiselle Didier, un mis�rable logement d'une pi�ce et demie. C'�tait un ancien atelier de maroquinerie. Ce devait �tre notre destin�e d'habiter toujours dans un ancien atelier de maroquinerie; cela avait �t� �galement le cas de la rue de la Roquette. � mon arriv�e, l'installation �tait d�j� faite et je n'ai plus eu qu'� emm�nager avec Emma dans ce � palace �. De toute fa�on, nous avions un g�te o� l'on ne viendrait pas nous chercher (sauf en cas de d�nonciation, ce qui �tait tr�s en vogue ces temps-ci dans la France �ternelle...).

Claire et toute la famille Horovitz s'�taient install�es � 30 kilom�tres de Paris dans une petite ville de banlieue, Livry-Gargan, o� ils avaient lou� un petit pavillon sous le nom d'emprunt de Houbron. C'est dans cette s�curit� plut�t fragile, mais relativement s�re, que nous allions �tre oblig�s d'affronter les dix prochains mois, qui nous ont paru dix ann�es! Entre-temps, il fallait bien vivre, se nourrir. Rose-Marie �tait en nourrice, il fallait pr�voir la pension. Malgr� tous les dangers qui nous guettaient, chaque jour nous sortions, nous prenions le m�tro. Il fallait tout de m�me se d�placer, ce que nous avons fait courageusement. Emma travaillait sous sa v�ritable identit� chez Revillon, un tr�s grand atelier de fourrure qui produisait pour le compte des Allemands. Elle gagnait juste assez pour ne pas mourir de faim. Moi-m�me, j'�tais chez Indiana, autre atelier de fourrure, travaillant �galement pour les Allemands. Travailler ainsi, m�me indirectement pour les Occupants, donnait le sentiment d'une certaine s�curit�, bien pr�caire; mais, dans notre �tat de Juifs pers�cut�s, nous nous raccrochions � n'importe quel f�tu de paille, si menu fut-il, pourvu qu'il nous fournisse le moindre semblant d'espoir.

C'�tait Fran�ois qui m'avait trouv� l'emploi. Au bout de quelques semaines, il avait r�ussi � me faire entrer comme coupeur, moi qui, � cette �poque, ne connaissait strictement rien � la fourrure, sauf le peu que j'avais appris en quelques semaines chez Lowinger Pali. Enfin, je me suis d�brouill� gr�ce � l'aide de camarades, v�ritables fourreurs, qui avaient d�j� aid� Fran�ois � acqu�rir le minimum de notions pour rester en place. Parmi ces coupeurs, l'un �tait prisonnier �vad� et l'autre, un nomm� Simon, s'�tait �vad� de Pithiviers, enfin de pauvres h�res comme Fran�ois et moi, mais de grandes �mes qu'on ne peut jamais oublier.

Pendant quatre � cinq semaines tout se passa � merveille jusqu'au jour o�, d�but d�cembre, il nous a fallu cesser de produire nos chefs-d'œuvre. Une histoire quelque peu cocasse qui aurait pu se terminer tragiquement nous a permis, � Fran�ois et � moi-m�me, d'�chapper � une arrestation, donc � une d�portation certaine, gr�ce � un r�flexe spontan� mais utile de ma part.

Avant de rapporter cette anecdote, il me faut mentionner certain avant-propos. Depuis fin octobre, la famille Horovitz s'�tait donc install�e � Livry-Gargan et, tout naturellement, je passais toutes mes fins de semaines chez elle et, le lundi matin, je regagnais mon travail. J'accomplissais ce voyage hebdomadaire avec la plus grande s�r�nit� apparente mais mes yeux et mes oreilles restaient constamment en �veil. J'�tais sur le qui-vive, toujours pr�t � d�taler � toutes jambes en cas de n�cessit�, un contr�le d'identit� par exemple. D�j�, le matin, en prenant le m�tro, je m'effor�ais de marcher le plus calmement et le plus lentement possible, regardant loin devant moi, scrutant l'horizon, guettant si tout �tait bien normal. En haut de l'escalier du m�tro et dans les correspondances, surtout au dernier tournant menant sur le quai, il fallait �tre tr�s vigilant car, tr�s souvent, des contr�les d'identit� s'y op�raient. Cette concentration int�rieure �tait devenue quasi-obsessionnelle chez moi (j'ai, d'ailleurs, conserv� cette habitude bien longtemps encore apr�s la lib�ration). J'ai ainsi appris � me d�placer l'esprit toujours en alerte, �vitant les contr�les assez fr�quents, prenant chaque samedi matin, puis plus tard chaque vendredi le train de banlieue, avec, �ventuellement, une correspondance pour me rendre � Livry-Gargan, muni d'un sac � provisions avec les six bouteilles de vin rouge hebdomadaires.

Or donc, un samedi matin, � mon arriv�e, j'ai trouv� mon Fran�ois dans un �tat bien inconfortable : il pensait avoir attrap� une blennorragie. En l'�coutant me d�crire les sympt�mes, moi qui avais l'exp�rience de cette maladie, je n'ai pu, h�las, que lui confirmer ses suppositions. Prenant l'affaire en mains, je lui sugg�rai de consulter le seul m�decin � notre disposition. Il s'agissait bien �videmment de mon cher ami, Dr. Falus, qui �tait visible dans l'h�pital militaire o� il �tait toujours en service. Aussit�t dit, aussit�t fait. Et voil� mon Fran�ois parti en ville, revenu avec les pilules prescrites par Falus, une vingtaine, qui devaient servir � une gu�rison prompte et sans douleur. D'ailleurs Falus avait promis de venir nous rendre visite le dimanche apr�s-midi pour en discuter et voir son malade. C'est ici qu'arrive mon intervention extravagante. Avec beaucoup de conviction, j'ai r�ussi � persuader Fran�ois de prendre, non pas la dose prescrite, mais le triple, ce qui le gu�rirait trois fois plus vite et le remettrait sur pied d�s dimanche. Le pire, et ce fut �galement notre chance, c'est qu'il m'a �cout�. C'est s�r que son infection a �t� stopp�e sur le champ mais, en m�me temps, il a �t� malade comme un chien et, le lendemain dans l'incapacit� de se lever. Cet empoisonnement s'est r�v�l� b�nin mais l'a retenu � la maison. Le lundi matin il n'a pu se pr�senter � son travail. La chance et le hasard conjuguaient leurs efforts. Le lundi matin, comme d'habitude, j'�tais � huit heures � l'atelier et j'ai racont� l'histoire aux copains. On a bien rigol�. Mais, vers onze heures, deux personnes, habill�es d'une fa�on qui ne laissait aucun doute sur leur identit�, se pr�sentaient au bureau de la patronne et, sans autre pr�ambule, demand�rent un certain Fran�ois Horovitz. Il avait d� y avoir une d�nonciation! Mon esprit, mes yeux, mes oreilles toujours en alerte, j'entendis tout derri�re la porte de l'atelier rest�e ouverte par le plus grand des hasards. La patronne, entendant qu'on la cherchait, avait, dans sa h�te, laiss� la porte entreb�ill�e. Aussit�t, j'ai pris mon manteau, ma gamelle (qui �tait un bien tr�s pr�cieux � cette �poque) et, sortant par la porte de derri�re vers l'escalier de service, j'ai eu vite fait de prendre le large. Je craignais un contr�le d'identit� et, effectivement, comme je l'ai su plus tard, la Gestapo n'avait pas voulu croire en l'absence de Fran�ois et avait effectu� un contr�le en bonne et due forme. Je me rappelle, aujourd'hui encore, � quelle vitesse j'ai d�guerpi, pris le m�tro directement vers la gare, et, vers deux heures de l'apr�s-midi, j'arrivai avec les nouvelles chez les Horovitz. Apr�s avoir repris un peu nos esprits, nous d�cid�mes de ne plus nous pr�senter � notre travail, ni Fran�ois, ni moi. Ainsi s'acheva notre carri�re de fourreur, seulement un certain temps pour moi, mais pour Fran�ois, c'�tait d�finitif. Le soir m�me, je rentrai � Paris : ma vie clandestine totale commen�ait : sans travail, sans ressources, jusqu'� la lib�ration de Paris.

Les semaines, les jours, m�me les heures passaient tr�s lentement. Nous �tions tous fatigu�s de la guerre, des privations et, de ce qui est le plus cher � un �tre humain : la privation de sa libert�. Nous �tions des prisonniers un peu � part. Bien s�r, on pouvait, si on �tait audacieux, sortir dans la rue et m�me risquer quelques folies, mais nous r�sistions � la tentation tout simplement parce que nous voulions survivre � tout prix. Au fur et � mesure que le temps passait, le sort de la guerre, son issue, commen�aient � se dessiner � l'horizon. Le monde entier, y compris les Allemands, avaient fini par r�aliser que la puissance des Alli�s l'emporterait malgr� les efforts d�sesp�r�s des Allemands et des Japonais. Nous �tions au printemps 1944. L'Allemagne �tait en ruine. Les bombardements incessants de Berlin et de l'Allemagne enti�re sapaient le moral de toute la population allemande. La pr�paration d'un �ventuel d�barquement sur les c�tes fran�aises par les troupes alli�es devenait de plus en plus pr�visible; on sentait, enfin, l'approche �vidente de la solution finale � cette guerre. Malheureusement, la fameuse � solution finale �, invention tragique du sinistre Adolf Eichman, battait aussi son plein dans les usines de la mort.

Ma seule et unique distraction �tait l'amour que je portais � Claire et j'essayais, en d�pit de tout, de le nourrir, de le d�velopper et surtout de bien le faire comprendre et le faire partager. Je passais la moiti� de la semaine en sa compagnie chez ses parents, c'est-�-dire que mon week-end commen�ait d�s le vendredi matin. J'arrivais avec mon sac � provisions et mes bouteilles et je restais jusqu'au lundi, parfois m�me jusqu'au mardi apr�s-midi. Certaines fois, Claire venait passer une journ�e en notre compagnie � Emma et moi et, � cause du couvre-feu, elle �tait m�me rest�e quelquefois pour la nuit. Enfin, nous essayions de vivre notre bonheur dans le malheur le plus intens�ment possible. Nous avions pouss� l'audace jusqu'� fr�quenter, quand l'occasion se pr�sentait, le cin�ma de Livry-Gargan.

La vie continuait, le temps passait. Bien s�r les incidents ne manquaient gu�re. Entre autres, l'histoire de ma sœur Emma qui, sans son �tonnant sang-froid et son admirable pr�sence d'esprit, aurait pu se terminer dans une effroyable trag�die. �a s'�tait pass� un mardi matin, la derni�re semaine de mai 1944, exactement 10 jours avant le jour � J � du d�barquement du 6 juin. Emma ne travaillait pas ces jours-ci et, vers les dix heures du matin, elle �tait descendue faire le peu de commissions que l'�tat de nos finances (bien maigres, h�las!) permettait. Le hasard avait voulu qu'elle fasse la rencontre d'une jeune fille juive arborant l'�toile jaune, et elle avait engag� une br�ve conversation avec elle, sans se douter des cons�quences f�cheuses qu'il pourrait en r�sulter. Effectivement, la pr�caution la plus �l�mentaire dans notre cas, quand soi-m�me on ne portait pas son �toile jaune, consistait � �viter dans la rue et les lieux publics, la compagnie de ceux qui en portaient car on devenait une proie facile pour les flics exp�riment�s. Ce qui devait arriver, arriva. Un inspecteur s'approcha d'Emma et lui demanda ses papiers. Elle n'osa pas montrer sa carte, bien qu'elle fut vraie, mais la photo avait �t� manipul�e. Elle ne perdit pas sa pr�sence d'esprit et r�pondit qu'elle les avait oubli�s � la maison et, comme adresse, elle indiqua le 43 rue de la Roquette. Magnifique r�action! L'inspecteur, lui, ne demandait pas mieux que de l'amener au poste de police o�, certainement, une prime l'attendait pour chaque Juif ramass�. Au commissariat, elle avoua �tre Juive - un crime pareil se payait automatiquement par la d�portation apr�s un bref s�jour � Drancy. Avec la permission de ses ge�liers, elle m'envoya un pneumatique en me relatant en hongrois son histoire. Elle a d� concevoir son plan � ce moment-l�. Elle demanda � se faire conduire � son domicile, rue de la Roquette, pour se munir de quelques effets indispensables. Accord�. En compagnie d'un inspecteur, elle se rendit au no 43. La ruse consistait � se rendre dans cette cour d'o�, par un escalier, on acc�dait au logement du 1er �tage. En sortant, on refaisait le m�me chemin en passant obligatoirement devant la porte arri�re de l'�picerie de Mme Petit, �galement � cette m�me adresse. L'inspecteur avait consciencieusement fait son devoir, accompagnant ma sœur jusqu'� la porte de son domicile et, au retour, tout le long de la cour, ne l'avait pas l�ch�e d'une semelle. Arriv�s devant la porte de l'arri�re-boutique de l'�picerie, ma sœur, d'un air aussi na�f qu'innocent, demanda la permission de faire ses adieux � Madame Petit. � cette demande inattendue, l'inspecteur surpris, acquies�a et Emma, comme la foudre, se propulsa dans le magasin, lan�ant un � Bonjour Madame Petit! � et s'�chappa par la porte du magasin qui donnait sur la rue. Elle fila dans une maison avoisinante, grimpa aussi vite qu'elle le put jusqu'au 4e �tage. L�, elle frappa � une porte, expliqua en quelques mots sa situation demandant un asile provisoire, ce qui lui fut refus�. Au comble du d�sarroi, elle grimpa un autre �tage o�, finalement, un �tre charitable consentit � la laisser se cacher dans une esp�ce de r�duit, soupente � charbon, o� elle resta terr�e plusieurs heures. Entre-temps, l'inspecteur ne la voyant pas revenir faisait brutalement irruption dans l'�picerie, mena�ant Mme Petit de d�portation et de toutes sortes de mesures de r�torsion pour complicit� d'�vasion. Il appela des renforts et de v�ritables perquisitions furent effectu�es dans l'immeuble et m�me dans les maisons alentour pendant de longues heures, comme s'il s'�tait agi de poursuivre la plus grande des criminelles de guerre. Pour ma part, les souvenirs de cette journ�e m�morable resteront grav�s pour toujours dans ma m�moire. Au bout d'une heure d'attente environ, ne voyant pas ma sœur revenir de ses commissions, je commen�ais � m'inqui�ter, me demandant si elle ne s'�tait pas fait arr�ter. Combien de fois, en effet, ne l'avais-je pas sermonn�e, ma ch�re sœur, lui recommandant d'�tre prudente, de ne pas jouer � la fanfaronne, et surtout de ne pas provoquer le destin! Mais h�las!, avec son nouveau nom, elle croyait �tre � l'abri de tout danger. Bien s�r, tant qu'elle n'avait pas besoin d'ouvrir la bouche, cela pouvait marcher, mais s'il lui avait fallu parler, son mauvais fran�ais, son effroyable accent hongrois, rien que pour d�cliner sa nouvelle identit� � Didier �, auraient suffi � la rendre suspecte. Heureusement qu'au moment de son arrestation elle avait eu assez de pr�sence d'esprit pour ne pas utiliser sa nouvelle carte ni sa nouvelle adresse, et, au contraire, donner spontan�ment l'adresse de son ancien domicile. Les faits ont malheureusement confirm� que j'avais eu raison dans mes conseils, mais j'ignorais ce qui avait pu se passer et j'attendais, rong� par l'angoisse, guettant � travers les vitres, fig�, n'ayant personne � qui me confier; j'�tais compl�tement paralys�, tant physiquement que moralement. Fort heureusement, j'attendais aussi la visite de Claire. Elle devait arriver vers deux heures et, par hasard, elle �tait quelque peu en retard, ce qui n'a fait qu'ajouter � mon angoisse, craignant qu'elle aussi, peut-�tre, �tait tomb�e dans une rafle. Mes nerfs �taient � fleur de peau. Finalement Claire arriva, ce qui m'a beaucoup aid�, car nous �tions ensemble et, � deux, on peut mieux supporter l'adversit�. Vers quatre heures, on frappa � la porte! Inutile de dire que mon sang s'�tait litt�ralement fig� dans mes veines. Nous n'osions bouger et avons pris le parti de nous r�fugier sans bruit dans la chambre, car il n'�tait pas question d'ouvrir la porte. Un bruit l�ger, un froissement � peine perceptible, et quelques minutes pass�rent avant qu'on aie os� aller voir. Un pneumatique �tait gliss� sous la porte. De loin, d�j�, j'avais reconnu l'�criture d'Emma. Apr�s avoir lu et relu sa missive, j'ai parfaitement r�alis� ce qu'avait pu �tre son aventure. En lisant entre les lignes, j'ai compris ou tout simplement voulais-je ainsi le comprendre, je ne sais, mais, d'un seul coup, j'ai eu l'intuition, la certitude qu'Emma imaginerait quelque chose et qu'elle r�ussirait � s'�chapper d'une mani�re ou d'une autre. Une esp�ce de tranquillit� m'envahissait et, fort de ma certitude, j'ai mis mon impatience en veilleuse et j'attendis fermement le retour de ma sœur. Effectivement, vers neuf heures du soir, on frappa doucement � la porte. C'�tait elle, ma frangine, toute souriante, les mains noires de charbon ou de cambouis, contente de son exploit, fi�re de d�tailler son aventure. Nous lui prodigu�mes force louanges, c�l�brant sa bravoure, son intr�pidit�, sa pr�sence d'esprit. Nous aurions bien voulu f�ter comme il se devait son prodigieux retour, malheureusement, nous manquions de tout, mais nous nous f�mes la promesse de le f�ter dignement � la prochaine occasion.

Ainsi finissait encore une journ�e mouvement�e de cette odieuse guerre o� chaque instant de la vie �tait expos� aux plus grands risques. C'est seulement au petit matin, recrus de fatigue, mais malgr� tout l'espoir au cœur, rass�r�n�s par ce retour miraculeux qui s'annon�ait comme un signe d'espoir, que nous avons pu trouver le r�confort d'un sommeil bien m�rit�.

Sur l'invitation de Claire, nous d�cidions le lendemain matin de nous rendre s�par�ment � la gare, et, toujours s�par�ment, de prendre le train pour Livry-Gargan et de passer quelques jours loin de Paris, des flics et de cette rue des Amandiers o� nous commencions � �tre trop connus.

Mais la guerre ne s'arr�tait pas pour autant. Au contraire, elle atteignait sa phase d�cisive et les harc�lements devenaient encore plus fr�quents, les bombardements encore plus intensifs, � tel point, que certains faubourgs de Paris avec leurs usines �taient devenus des objectifs strat�giques et soumis � des bombardements massifs. Apr�s � peine deux jours pass�s � Livry-Gargan dans le plus grand calme, nous apprenions que la petite ville de Saint-Cyr-l'�cole, o� ma ni�ce Rose-Marie �tait en nourrice chez Mme Marpeau, avait �t� s�v�rement bombard�e. Pleine d'appr�hension, effray�e, craignant le pire, ma sœur reprit la route en toute h�te, mais fort heureusement, une fois sur place, elle trouva tout le monde en parfaite sant�. La famille Marpeau n'habitait pas dans la zone critique.

C'est le 6 juin au matin que nous apprenions la nouvelle du d�barquement alli� sur les c�tes normandes. Quelle joie, mon Dieu! Cette fois-ci c'�tait vrai et le grand combat �tait engag�. Un espoir nouveau naissait, une euphorie indescriptible nous gagnait; nous voyions d�j� pour demain la fin de la guerre.

Pourtant, les jours et les semaines qui suivirent le d�barquement ne firent que prolonger notre mort lente. Il aura fallu encore trois longs mois pleins de bonnes et de mauvaises nouvelles pour �tre enfin lib�r� du joug des nazis. Ces trois mois nous parurent les plus longs de toute la guerre. Les rues �taient plus dangereuses que jamais. Il fallait redoubler de prudence, �viter de s'arr�ter en chemin, d'attendre quelqu'un, car, aussit�t, venu on ne sait d'o�, apparaissait un individu pr�t � vous demander votre identit�. Ce n'�tait pas, � cette �poque, une partie de plaisir pour un jeune homme de mon �ge de se promener dans les rues de Paris. Je r�duisais donc mes d�placements au strict minimum. J'ai pass� la premi�re semaine apr�s le d�barquement enti�rement � Livry-Gargan. Dans ma na�vet�, je comptais que nous serions lib�r�s dans une semaine ou deux, mais, au bout de huit jours, voyant combien �tait difficile l'avance des Alli�s et d�sesp�r�e la r�sistance allemande, j'ai tr�s vite r�alis� que la lib�ration n'�tait pas pour demain, et j'ai donc repris ma navette entre Paris et Livry-Gargan tout comme auparavant.

Nous suivions les �v�nements pas � pas, chaque jour apportant son bonheur ou sa d�ception, mais chaque vingt-quatre heures v�cues sous une telle tension permanente valait bien 24 jours! Heureusement, j'avais Claire et son amour de plus en plus profond; nous en arrivions � ne plus former qu'une seule �me, qu'un seul �tre, et attendions avec impatience la sanctification de notre amour par le mariage.

Enfin, le 24 ao�t, le grand jour tant attendu �tait arriv�. Les Allemands, traqu�s de toutes parts, avaient d'abord menac� de d�truire Paris, puis ils d�cid�rent de quitter la capitale. Ce sont encore des souvenirs qui vivront �ternellement dans ma m�moire. Depuis d�j� plusieurs jours les F.F.I. (Forces Fran�aises de l'Int�rieur) harcelaient les Allemands, des combats sporadiques s'engageaient dans diff�rents quartiers de la ville. L'une des bagarres les plus intenses se tenait � la pr�fecture de police o� les policiers r�sistants s'�taient retranch�s. On sentait de toutes parts que la fin approchait � grands pas. Pour ma part, je ne me risquais pas � mettre le nez dehors. Je tenais absolument � rester en vie et assister � la lib�ration. On pouvait peut-�tre me traiter de l�che, ou d'�go�st; et que j'avais gagn� le droit de survivre et donc de ne pas risquer cette vie que j'avais r�ussi � pr�server, � travers quatre ann�es de peines et de mis�res, de prison, de camps de concentration.

24 ao�t 1944. Magnifique journ�e d'�t�, ciel clair et radieux. Ne pouvant tenir en place, j'�tais descendu tr�s t�t le matin. La rue des Amandiers �tait tr�s calme, d'un calme inhabituel. Il n'y avait que tr�s peu de gens dans la rue, on aurait pu penser que la ville enti�re dormait. Pourtant elle �tait bel et bien �veill�e, mais curieusement, chacun se tenait terr� chez soi, � l'abri derri�re les fen�tres closes.

Longeant la rue des Amandiers, je m'�tais ensuite engag� dans l'avenue Gambetta, la remontant jusqu'� la place o� je me suis arr�t� devant la bouche du m�tro. L�, je n'�tais plus seul, le monde arrivait, de plus en plus nombreux, de plus en plus dense, comme si quelque chose d'extraordinaire se pr�parait. Bien entendu, le m�tro ne marchait pas depuis la veille, ni les autobus. De temps en temps, on voyait passer en trombe des voitures avec de grosses enseignes � F.F.I. �. Couch�s sur les ailes des voitures, deux/trois jeunes gens pointaient leurs mitraillettes. La situation �tait solennelle, �mouvante. Quelques jeunes civils, brassard F.F.I. sur le bras, sur la t�te parfois un vieux calot militaire, sur l'�paule, en bandouli�re, une mitraillette, circulaient tout fiers de leur importance.

On attendait. On ne savait pas exactement quoi, mais on sentait qu'il se passerait quelque chose. Effectivement, vers neuf heures, nous apercevions, de loin, une file interminable de camions militaires, venus on ne savait d'o�, allant vers leur destin, pleins � craquer de soldats en uniforme vert-de-gris, braquant des mitraillettes dans tous les sens. C'�tait les Allemands en fuite. Je me souvenais que quatre ann�es auparavant j'avais vu ces m�mes brutes vert-de-gris arriver et j'avais pleur� avec les Fran�ais. Cette fois-ci aussi j'avais les larmes aux yeux, mais c'�tait de joie.

Quelques heures apr�s le d�part des Allemands, nous assistions � l'arriv�e de la division Leclerc. Bien que la ville ait �t� lib�r�e par les forces de la R�sistance, l'entr�e de la division Leclerc nous rassurait d�finitivement. Nous �tions, enfin lib�r�s!

Dans cette seule journ�e, la vie enti�re �tait chang�e. Les rues bourdonnaient, les gens plaisantaient, s'interpellaient, se f�licitaient. S'il n'y avait pas eu quelques tireurs isol�s cach�s sur les toits, quelques fanatiques qui ne voulaient pas admettre la d�faite, la situation de Paris aurait �t� parfaite, mais, au bout de quelques jours, ces ultimes sursauts avaient cess� et, quand les premiers Am�ricains arriv�rent, Paris rayonnait d'un bonheur retrouv�. Il avait fallu quelques jours pour que les transports soient r�tablis et que le ravitaillement d'une aussi grande ville que Paris soit assur� - mais personne ne se plaignait. La patience redevenait une vertu.

Pour rejoindre Claire et sa famille le jour m�me du 24 ao�t, il m'avait fallu faire preuve de beaucoup d'ing�niosit�. Il n'y avait pas de train; j'ai commenc� par la marche � pied, interpellant chaque voiture, chaque camion qui passait. Comme les gens �taient bons, serviables, aimables!! Apr�s avoir ainsi chang� quatre � cinq fois de v�hicule, et apr�s un rude trajet �puisant de quatre heures, j'avais tout de m�me atteint mon but. J'avais recouvr� une libert� totale et mon �tat de Juif me donnait maintenant une assurance nouvelle. Je croyais avoir des ailes tellement mon bonheur �tait complet.

Je ne suis rest� qu'une semaine � Livry-Gargan. Je voulais r�gler au plus t�t tout ce qui restait en suspens. � dire vrai, je ne pouvais plus rester en place, il fallait que je bouge. Au bout de dix jours, la famille Horovitz regagnait, elle aussi, ses appartements de la rue des Amandiers. Tout le monde essayait de reprendre une vie normale, celle de la libert�!

En prenant contact, par l'entremise de Claire, j'avais r�ussi � remettre � des soldats am�ricains quelques mots pour mes parents afin de donner de nos nouvelles, tout au moins l'essentiel : que nous �tions en vie et relativement en bonne sant�.

Au bout de quelques jours, la grande euphorie s'�tait att�nu�e et la situation nous incitait tout de m�me � une certaine prudence. La guerre n'�tait pas encore gagn�e. Les Allemands, particuli�rement les S.S. ainsi que leurs collaborateurs d�vou�s (Fran�ais et autres), tous ceux qui par leurs m�faits, leurs crimes, tous ceux qui s'�taient ouvertement affich�s comme collaborateurs, ne voulaient pas admettre la d�faite et continuaient un combat � outrance. C'est ainsi qu'au d�but de l'hiver il y eut la derni�re mais une des plus sanglantes offensives des troupes allemandes, la fameuse offensive des Ardennes. La lutte avait �t� farouche mais, finalement, les Alli�s r�ussissaient � sortir de l'�tau, pourchassant l'ennemi jusqu'� travers l'Allemagne enti�re, continuant sans rel�che et finissant enfin � faire la jonction avec les Russes � Berlin. C'en �tait fini d'Hitler et de sa clique. La grande Allemagne �tait occup�e et scind�e en deux pays distincts, � la grande satisfaction des populations des anciens pays occup�s.

Maintenant libre, il me fallait m'occuper � trouver un emploi et le plus vite possible. Pendant un court instant, il avait m�me �t� question que je reprenne mes �tudes universitaires, abandonn�es depuis dix ann�es. Mon futur beau-p�re m'avait tr�s g�n�reusement offert son aide. Une fois mari�s, Claire pourrait travailler comme patronni�re, tandis que j'�tudierais tout en exer�ant un m�tier � temps partiel. L'id�e �tait int�ressante et me tentait, mais, les dix ann�es �coul�es depuis ma tentative en Italie, ces dix ann�es pleines de m�saventures, l'arm�e, la guerre, l'occupation, les camps de concentration, c'�tait beaucoup trop d'�preuves pour l'�tre fragile que j'�tais et que je suis encore. Toutes ces �preuves m'avaient marqu� tr�s profond�ment. Mon cerveau se bloquait, j'avais l'impression qu'il resterait imperm�able � toutes les tentatives intellectuelles, tout au moins un certain temps. Je n'avais qu'un d�sir, vivre, respirer librement, aller o� je voulais, quand je le voulais, aimer sans restriction, enfin me sentir bien dans ma peau. � cause de tout cela, les travaux manuels devaient me convenir beaucoup mieux.

De prime abord, j'ai song� imm�diatement � mon nouveau m�tier : la boulangerie. Le premier boulanger � qui j'ai propos� mes services � deux pas de mon domicile, au 19 rue des Amandiers, avait accept� sans h�sitation. Je lui avais pourtant bien expliqu� que mes connaissances me venaient de la Hongrie et de l'Allemagne; il m'avait simplement r�torqu� que m�ler de l'eau � la farine donnait dans le monde entier le m�me r�sultat. Quant au savoir-faire, il �tait fonction de chaque individu. La seule chose qu'il exigeait, c'�tait de travailler � son go�t et � sa mesure, et tout irait bien.

Nous nous sommes mis d'accord pour une semaine d'essai, mais quand j'ai su les horaires de travail, je n'ai pu m'emp�cher d'avoir un certain recul : 10 heures du soir � six heures du matin! Mais je voulais travailler � tout prix. Diverses raisons me poussaient, entre autres, il me fallait absolument un contrat de travail pour obtenir un permis de travail. J'�tais toujours consid�r� comme �tranger et, comme tel, il me fallait suivre les r�glements en vigueur. C'est pourquoi, et bien � contre-cœur, j'avais accept� de commencer le soir m�me pour d�marrer ma nouvelle carri�re.

D�s la premi�re nuit, j'ai compris que ce ne serait certainement pas dans la boulangerie, surtout pas la boulangerie fran�aise, que s'accomplirait mon destin. En plus du d�sagr�ment de travailler toute la nuit, les fr�quentes coupures d'�lectricit� m'obligeaient � p�trir la p�te � la main dans une position abominable et, comme par hasard, dans ces moments-l�, mon patron �tait toujours occup� ailleurs (surtout � somnoler...).

Ma semaine n'�tait pas encore termin�e que mon patron, voyant mon peu d'aptitude � cet emploi, me donna gentiment mon compte, mais me gratifia d'un contrat de travail par lequel il s'engageait � m'employer d�s l'accord du minist�re du Travail. La premi�re manche �tait gagn�e.

Quinze jours plus tard je recevais l'avis favorable du minist�re du Travail. J'avais obtenu un r�c�piss� de travailleur bien qu'�tant toujours sous le coup d'un arr�t� d'expulsion. Cela ne m'emp�chait pas de courir apr�s un emploi pour gagner ma subsistance. Apr�s la boulangerie, enterr�e pour toujours, comme deuxi�me choix, j'avais les peaux de lapin et leurs diff�rentes utilisations, m�tier que j'avais eu � exercer avant mon d�part en Allemagne. Pour ressusciter ce noble gagne-pain, j'avais l'appui total de Claire, de mon futur beau-p�re, et surtout de mon ancien patron dans le m�tier : Lowinger, qui non seulement m'encourageait, mais mettait � ma disposition le petit atelier o� j'avais travaill� pour lui au d�but de la guerre, en face de chez Claire au 28, rue des Amandiers.

L'emploi aussi bien que l'emplacement �taient faits sur mesure pour moi. Sans trop de cassements de t�te, du travail, mais surtout beaucoup d'heures, je pouvais me faire un peu d'argent. Nous �tions toujours en guerre et les grands manipulateurs du commerce des peaux de lapin qui, jusque-l�, faisaient de l'or avec les Allemands, continuaient avec l'Intendance fran�aise, et la fabrication des gilets en peaux de lapin destin�s cette fois-ci � nos pauvres petits soldats combattant dans la neige et le froid se poursuivait. Ils n'en virent d'ailleurs jamais la couleur car ces gilets rest�rent stock�s quelque part en France. Pour mes employeurs, et m�me pour moi, c'�tait rentable. Finalement, presque tout le monde y trouvait son compte - sauf les petits soldats. Je travaillais comme chambre-ma�tre et j'employais quelques ouvriers. J'avais pu, ainsi, r�aliser des b�n�fices appr�ciables. J'avais m�me pu �conomiser quelques milliers de francs tout en vivant gentiment, et sans me priver de sorties, tout en attendant notre mariage.

Depuis la lib�ration de Paris, nous �tions pr�ts � nous marier. Seul obstacle, nous attendions le retour du deuxi�me fr�re de Claire qui avait �t� d�port� en 1943 de Drancy. On esp�rait le voir, lui aussi, revenir d'un jour � l'autre, comme les quelques dizaines qui �taient tout de m�me revenus, par miracle, sur les six millions qui ont �t� sauvagement assassin�s, br�l�s par cette horde de brigands : les � NAZIS �. Malheureusement, notre attente �tait vaine et comme derni�re et ultime date, nous avions fix� le mariage civil pour le 24 mai et le mariage religieux pour le 27 mai 1945.

Entre-temps, la vie commune avec Emma et sa fille Rose-Marie, maintenant revenue, s'av�rait assez d�licate; j'avais fini par la quitter et m'�tais install� dans l'immeuble o� Claire habitait avec ses parents. Ils disposaient d'une petite chambre au 1er �tage, qu'ils avaient lou�e au temps de l'occupation allemande et qui aurait pu servir de cachette provisoire en cas de n�cessit�. En tous cas, pour moi, pour ce que j'avais � en faire, c'�tait une solution excellente en attendant mon mariage prochain.

Ainsi s'�coula l'hiver 44/45, nous nous pr�parions au mariage qui, �tant donn� les circonstances, devait �tre d'une extr�me simplicit�. L'absence de Ladis �tait tr�s cruellement ressentie et, � mesure que les semaines et les mois passaient, l'espoir de le revoir vivant diminuait.

En attendant, la vie devait continuer, et elle continuait. Avec de la chance, mon beau-p�re avait r�ussi � louer, contre une grosse reprise, un petit logement dans le m�me immeuble au 7e �tage, une pi�ce, une toute petite cuisine et les toilettes. Ceci, gr�ce � la concierge qui, avec son mari, comptaient parmi les braves gens qui consid�raient comme un devoir d'aider les gens dans la d�tresse, Juifs ou pas. Cette location n'avait rien de luxueux mais, en attendant des jours meilleurs, nous y avons tout de m�me d�couvert le septi�me ciel. Mes beaux-parents nous avaient meubl�s g�n�reusement jusqu'au dernier accessoire et c'est ainsi que nous avons pu d�marrer notre vie de couple sans aucun souci pour le pr�sent.

Pendant ce temps, la guerre continuait � exiger son tribut. Ainsi, le lendemain de la lib�ration de Paris, Fran�ois aussi s'�tait senti dans l'obligation de s'engager dans les Forces fran�aises et, en peu de temps, il se retrouvait en pleine campagne d'Alsace. Au bout de sept mois, apr�s avoir fait toute la campagne d'Allemagne avec bravoure et chance, il avait m�rit� d'�tre d�cor� de la Croix de Guerre, ce dont il se montrait bien fier, et � juste titre. Pour ma part, j'avais eu une altercation assez vive avec mon bon ami Falus. Selon lui, j'aurais aussi d� m'engager au lieu de nourrir des id�es de mariage que j'aurais pu laisser pour plus tard. Mais, finalement, apr�s une bonne discussion amicale, il avait fini par admettre que mon �tat psychique exigeait plut�t des apaisements, des consolations, une stabilit�, plut�t que de nouvelles aventures guerri�res. De toutes fa�ons, apr�s la capitulation de l'Allemagne, quelques jours avant mon mariage, aussi bien lui que Fran�ois, �taient d�mobilis�s.

En ce qui concernait les d�port�s, ceux qui avaient pu survivre, ceux qui devaient revenir, ils rentr�rent, ainsi que les prisonniers de guerre, au fur et � mesure de la lib�ration des camps. Malheureusement, ni Ladis, ni mon beau-fr�re Schillinger n'�taient du nombre. Par contre, j'appris avec plaisir le retour de mon ami November, seul, sans sa femme Suzanne. � notre rencontre, il me raconta toutes les m�saventures en Allemagne, leurs activit�s clandestines, leur arrestation, et, en fin de compte, leur d�portation comme prisonniers politiques � Buchenwald Il se sentait coupable d'avoir entra�n� sa femme dans une vie aussi dangereuse.

Malgr� tout, il me promit d'assister � mon mariage en t�moignage de notre vieille amiti�.

Avec le 24 mai 1945, arriva, enfin, le grand et m�morable jour. Superbes dans nos v�tements neufs, le jeudi matin � 10 heures, nous nous rendions � la Mairie du XXe arrondissement o�, en pr�sence de monsieur le Maire, des parents de Claire, de ma sœur Emma, de mon futur beau-fr�re Fran�ois, de quelques rares amis, nous devenions mari et femme, selon les lois de la belle France. Apr�s une br�ve mais tr�s touchante c�r�monie, nous retournions chez mes beaux-parents o� nous attendait un magnifique d�jeuner de circonstance.

Nous �tions encore � table lorsque la sonnerie de la porte d'entr�e retentit. Fran�ois introduisit un jeune homme v�tu de loques qui avaient, il y a fort longtemps, d� �tre un v�tement militaire. Ce jeune homme en question n'�tait autre que mon ami Tibi. Quelle joie!

� son retour en France, il nous avait recherch�s partout. Ne nous trouvant pas au 43 rue de la Roquette, il s'�tait renseign� de toutes parts et avait fini par nous retrouver Emma et moi chez la famille Horovitz, le jour pr�cis de mon mariage civil. Nul besoin de pr�sentation. Tout le monde connaissait bien son existence, j'avais assez parl� de lui; apr�s tout, nous �tions rest�s en contact � peu pr�s pendant toute la dur�e de cette maudite guerre. Maintenant, il revenait apr�s s'�tre fait d�mobilis� en cours de route et il se trouvait, pour ainsi dire, tout nu dans l'agitation infernale de cette immense m�tropole ressuscit�e. Les gens, la famille Rosen chez qui il avait laiss� ses maigres bagages � son d�part pour l'arm�e, avaient quitt� la France en pleine occupation. Ils avaient pu profiter de circonstances favorables qui s'�taient pr�sent�es durant les deux premiers mois de l'occupation allemande et avaient travers� la zone libre. Ils avaient ensuite mis le cap sur Cuba o� ils avaient r�ussi � s'installer. Plus tard, ils s'�taient fix�s aux �tats-Unis et sont actuellement des citoyens heureux et bien nantis de l'�tat de Floride.

Mais revenons � notre ami de toujours, � Tibi. Naturellement, nous voulions � tout prix que lui aussi soit de la f�te. Le temps pressait terriblement et il fallait l'habiller d�cemment. Sa taille nous causait quelque souci; il �tait plut�t petit et, ni Fran�ois, ni moi, pouvions lui venir en aide. Finalement, la solution vint de Reich Erzsi, vague cousine de mon beau-fr�re Schillinger. Son mari, disparu en d�portation, avait � peu pr�s la taille de Tibi. Non sans mal, nous avons fini par le convaincre de bien vouloir accepter un des costumes qu'Erzsi offrait si gentiment. Et les pr�paratifs continuaient pour la c�r�monie finale qui devait se tenir le dimanche suivant � trois heures de l'apr�s-midi, � la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth. Cette c�r�monie religieuse �tait suivie d'une r�ception simple et intime dans une petite salle situ�e � quelques pas de la synagogue, sur les Grands Boulevards.

Pendant les trois jours qui s�paraient le mariage religieux du mariage civil, � la demande expresse de ma belle-m�re qui l'exigeait plus par superstition que par tradition, nous ne devions Claire et moi rester en aucun cas en t�te-�-t�te, il nous fallait obligatoirement la pr�sence d'un chaperon. Avoir constamment quelqu'un derri�re son dos finissait vraiment par lasser mais, enfin, nous avons fait contre mauvaise fortune, bon cœur.

Le dimanche tant attendu arriva enfin. Un peu de pluie dans la matin�e, puis le soleil se mit de la partie d�s le d�but de l'apr�s-midi. La noce s'�tait r�unie � l'heure pr�vue dans une synagogue illumin�e au maximum. Une c�r�monie tr�s belle et tr�s touchante s'ensuivit pr�sid�e par un rabbin assez peu loquace qui fit de nous, d�finitivement, un couple pour la vie, selon les lois de Mo�se et d'Isra�l. La seule ombre au tableau, l'absence de mes parents. Comme ils auraient �t� heureux de nous voir ainsi, ob�issants aux commandements de nos lois ancestrales! Mais le destin en avait d�cid� autrement. Il avait voulu que mes parents, bien en s�ret� aux �tats-Unis, puissent prier pour nous, ce que mon p�re n'aurait n�glig� pour rien au monde. Mon fr�re Bandi me raconte encore, chaque fois que nous �voquons son cher souvenir, comment, chaque matin, de bonne heure, il descendait dans la boulangerie, avec, dans les mains, le petit livre des psaumes, et priait avec ferveur pour notre salut.

Apr�s la c�r�monie, tout le monde s'�tait retrouv� � une petite r�ception tr�s bien organis�e o�, avec accompagnement musical, nous avons mang� et bu. Les gens s'amusaient, dansaient. La compagnie �tait peu nombreuse mais bien gaie. Vers 20 h 30, Claire et moi nous nous �tions discr�tement �clips�s sans que quiconque l'ait remarqu�. C'�tait Fran�ois qui avait la charge d'annoncer, quelques instants plus tard, notre d�part en voyage de noces. De fait, tout le monde a cru, y compris mes beaux-parents, que nous avions pris le train le soir m�me. Seul Fran�ois �tait dans le secret, nous avions d'ailleurs rendez-vous avec lui le lendemain midi dans le petit square de la place Martin-Nadeau et, ensemble, nous nous sommes rendus � un deuxi�me repas de noce dans un petit restaurant de la rue Saint-Maur o� nous avons d�gust� un magnifique menu, dont une raie au beurre noir d�licieuse. De l�, nous sommes partis directement � la gare et avons pris le train pour une petite station Bagnoles-de-l'Orne o�, selon une amie d'enfance de Claire, nous devions trouver des menus gastronomiques. En fait, la petite auberge o� nous avions �chou�, bien que fort charmante, manquait encore de beaucoup de produits et les menus n'�taient gu�re vari�s. Le temps �tait tr�s m�diocre et dans ce petit patelin, pas un seul cin�ma ni autre distraction, ce qui fait qu'au bout de quatre jours, ayant �puis� tous les programmes de la r�gion, nous rentrions sur Paris sans avertir quiconque. Nous avons retrouv� avec plaisir notre paradis du 7e �tage et avons continu� l� notre vie en nous arrangeant pour prolonger ces vacances pendant encore une dizaine de jours. Nous en avons profit� pour fr�quenter les cin�mas, les cabarets et tout ce que l'on pouvait trouver en cette �poque de renouveau.

Au bout de dix jours, il a tout de m�me bien fallu songer � l'avenir et reprendre en mains ces sacr�es peaux de lapin. La fabrication des gilets tirait � sa fin. Au fur et � mesure que l'�tat de paix semblait s'instaurer, la fabrication de nombreux articles pr�vus express�ment pour un usage militaire s'arr�tait net. Apr�s la reddition du Japon, du jour au lendemain, plus une seule commande. Cependant l'immense stock de peaux de lapin obligeait les entrepreneurs � trouver un autre d�bouch�.

La solution ne tarda pas, et d'un seul coup, je devins sp�cialiste d'enfants de 4 � 12 ans. M�me genre de travail que les gilets, aussi grossier et juste assez bon pour continuer � remplir les poches des n�gociants. En ce qui me concernait, je ne m'en faisais pas particuli�rement, j'accomplissais mon travail, je me faisais une � gratte � de peaux que je revendais au fur et � mesure.

Ainsi pass�rent les premiers mois de la paix et de ma vie de jeune mari�. Peu � peu, la correspondance avec les �tats-Unis reprenait et, pour nous venir en aide, mes parents envoy�rent quelques colis, ce qui nous fit tr�s plaisir. Et bient�t, ils nous conseill�rent de nous inscrire sur le quota d'immigration pour les U.S.A. ainsi que ma sœur Emma, afin de pouvoir les rejoindre. Dans la fi�vre de la libert� retrouv�e, nous n'avions jamais envisag� de quitter le pays. Malgr� toutes les souffrances endur�es pendant ces quatre ann�es d'occupation, nous avions un certain sentiment d'appartenance � ces lieux t�moins de tous nos malheurs et de toute la mauvaise fortune qui avait �t� notre lot.

Ici, je mentionnerai un �v�nement qui devait bien arriver un jour ou l'autre, la vie commune de Tibi et d'Emma. Ils �taient tr�s bons amis bien avant la guerre et la disparition de mon beau-fr�re, Schillinger, devenait malheureusement une certitude; il n'y avait donc rien qui pouvait les emp�cher d'unir leur destin. Nous �tions donc deux familles � essayer, plut�t mal que bien, de vivre dans cette grande jungle nomm�e Paris.

L'ann�e 1945 qui avait �t� pleine d'�v�nements b�n�fiques touchait � sa fin. Notre bonheur � tous deux �tait � son comble : nous attendions un h�ritier et nous le d�sirions ardemment. Nous �tions pleins de projets et attendions dans une all�gresse bienheureuse sa venue, pr�vue pour fin mars 1946. Mais, cette fois-ci �galement, le destin nous a jou� un tour. Heureusement que nous avions bien tout pr�vu et pr�par�, car ce curieux personnage avait, d�s le 15 f�vrier, sollicit� sa venue en ce monde, et d'accord ou pas, nous �tions bien oblig�s de l'accepter parmi nous.

C'est ainsi que nous avons eu l'immense joie d'accueillir notre premier enfant, petit pr�matur� de huit mois, mais plein de vie, que nous avons appel� Georges Pierre. �tant pr�matur�, on ne pouvait certes pas dire qu'il �tait un sujet tr�s facile mais, avec l'aide de Dieu et de la gentille doctoresse Rosa Mark, l'enfant avait r�ussi � se sortir assez vite de toutes les difficult�s caus�es par sa naissance avant terme. Au bout de quelque trois � quatre mois, il �tait devenu un enfant tout ce qu'il y avait de normal, un tr�s beau, et surtout, tr�s bon petit bonhomme, pour le plus grand plaisir de ses parents et de ses grands-parents.

Ainsi, l'ann�e 1946 paraissait �galement bien s'annoncer. Sauf que mon affaire de peaux de lapin, tout doucement, s'�teignait, et, vers la fin du mois d'avril me laissait sans aucun revenu. Tr�s peu d'�conomies devant nous, comme en g�n�ral tous les jeunes mari�s, il me fallait trouver quelque chose pour gagner ma vie et celle de ceux qui �taient � ma charge. Il y avait bien s�r la boulangerie, mais ma premi�re exp�rience m'avait rebut�. Claire, de plus, n'avait aucune envie de devenir boulang�re. Ses paroles resteront toujours grav�es dans ma m�moire : � je ne tiens pas � me faner avant l'�ge dans une boulangerie �.

Le probl�me �tait de taille, j'avais un atelier, endroit relativement spacieux o� l'on pouvait travailler, fabriquer n'importe quoi. Justement, j'�tais � la recherche de ce n'importe quoi, quand la solution se pr�senta. Du moins, je croyais l'avoir d�couverte en la personne d'un de mes meilleurs amis d'enfance qui, par extraordinaire, se trouvait �tre un authentique fourreur avec d�j� plus de dix ans de m�tier.

C'�tait en plein mois de juin, au commencement d'un �t� plut�t maussade et pluvieux. N'ayant rien d'autre � faire tandis que Claire pr�parait le d�ner, je donnais le biberon au petit. Il �tait bien lent � le boire. Soudain, coup de sonnette. Gardant mon fils dans les bras, je vais ouvrir la porte. Ma surprise en ouvrant a �t� telle, que j'ai failli en laisser tomber mon petit bonhomme. Dans l'ombre de l'encadrement de la porte, je venais d'apercevoir, comme dans un r�ve, un visage, une figure floue, mais tr�s famili�re. Comme un �clair, une joie immense me traversa en reconnaissant mon ami, mon tr�s grand ami d'enfance, Krausz Loli. Malgr� son accoutrement bizarre (il portait, en effet, un imperm�able avec une capuche dans le dos, mais si vaste, si immense, qu'il aurait pu en contenir trois comme lui, le tout le couvrant de la t�te aux chevilles), je l'avais tout de m�me reconnu sur le champ. Il venait d'arriver, le jour m�me, par voie clandestine de la Tch�coslovaquie o�, apr�s avoir quitt� la Hongrie vers le mois d'ao�t 1945, il avait s�journ� environ huit mois et il s'�tait mari�.

Il nous racontait tout : les diverses p�rip�ties de la guerre, son mariage, leur fuite devant le communisme tout fra�chement install�. En l'�coutant, le temps passait, et lui, qui �tait venu tout simplement pour nous saluer, laissant sa femme enceinte avec le groupe des r�fugi�s, r�alisait tout � coup, combien il �tait tard. Il fallait bien nous s�parer, ne serait-ce que jusqu'au lendemain. Il �tait d�j� neuf heures, il faisait noir dehors et sa femme l'attendait. C'est � cet instant pr�cis que sa situation, et du m�me coup, la mienne, commen�a � se compliquer, je dirai m�me � se corser.

Dans sa h�te de nous voir, il avait omis de noter son adresse pr�cise. Il s'�tait content� de quelques indices, quelques signes apparents (il se croyait encore � Debrecen!). Lorsque je lui posai la question concernant son adresse, il me r�pondit tout simplement : � Derri�re la Gare de l'Est, dans une petite rue, pas loin, il y a une �glise avec des escaliers et au coin de la rue, sur le mur, une affiche d'Auto-�cole �.

Bien s�r qu'une telle adresse existait et existerait toujours, mais par dizaines dans Paris. Oubliant les heures heureuses qu'il nous avait apport�es par sa pr�sence, je me suis mis dans une col�re noire et lui exprimai mon opinion personnelle qui �tait loin d'�tre flatteuse. Je dis ensuite � Claire que j'allais accompagner Loli jusqu'au m�tro et que je serai de retour dans 10/15 minutes.

Et nous voil� partis tous les deux. En cours de route, il osa m'avouer qu'il n'�tait pas si s�r que cela de retrouver, seul, son logis. De plus, il ne comprenait rien aux correspondances dans le m�tro et il me demanda de l'accompagner. Ne voulant pas l'abandonner dans cette grande ville, j'ai bien s�r accept�. Je savais tr�s bien que Claire pouvait s'inqui�ter de mon retard, mais n'ayant pas le t�l�phone, je n'ai rien pu faire. Je prenais le risque en esp�rant que ce ne serait pas trop long. En effet, nous avons eu la correspondance assez vite et nous d�barquons � la station Gare de l'Est. Il faisait d�j� nuit noire et maintenant, � nouveau, la situation devenait critique. Nous avons commenc� � arpenter les rues, les unes apr�s les autres - sous une pluie tr�s fine, mais p�n�trante, rep�rant une �glise apr�s l'autre, jusqu'� une heure du matin. Finalement, fatigu�, tremp� jusqu'aux os, j'ai d�cid� de lui prendre une chambre d'h�tel car il pr�tendait qu'avec la clart� du jour, il pourrait facilement retrouver son chemin. Il me fallait me d�p�cher et surtout ne pas rater le dernier m�tro. Nous nous sommes donc arr�t�s au premier h�tel sur notre chemin, j'ai r�gl� la nuit en demandant qu'on le r�veille vers six heures du matin. Nous nous sommes quitt�s en nous promettant de nous revoir le lendemain chez moi, quoi qu'il puisse arriver.

En me h�tant, j'ai r�ussi � attraper le dernier m�tro mais la correspondance m'a pris encore une demi-heure et, finalement, �puis�, je suis arriv� � la maison vers deux heures du matin pour essuyer le juste courroux de ma jeune �pouse. Heureusement que nous nous aimions et que la confiance r�gnait.

Elle m'�couta tr�s attentivement, s'amusant m�me fort bien de notre m�saventure qui n'�tait gu�re qu'une tragi-com�die cr��e et interpr�t�e par notre cher ami Loli qui, d'ailleurs, au fil des ann�es, en jouera de plus en plus souvent, et toujours de fa�on de plus en plus int�ressante.

Quant � Claire, elle avait tout simplement imagin� que nous �tions partis tous deux f�ter nos retrouvailles dans les bistrots alentour en nous abreuvant gaiement et abondamment. La paix r�tablie avec Claire, j'ai pu prendre enfin un d�ner bien tardif.

Le lendemain, dans l'apr�s-midi, � l'heure convenue, nous avions la visite de Loli, mais cette fois-ci, accompagn� de sa femme. Les pr�sentations une fois faites, il nous raconta les d�tails de sa premi�re nuit parisienne. Il n'avait pratiquement pas pu dormir et avait �videmment eu beaucoup de remords � cause de sa femme, qui de son c�t�, n'avait pu, non plus, trouver le sommeil. Finalement, Loli avait quand m�me r�ussi � s'assoupir pour quelques instants mais, d�s cinq heures, � l'heure o� le jour commence � poindre, il quittait l'h�tel sans tambour ni trompette et, directement, sans se tromper, para�t-il, il regagnait son logis. � peine dix minutes plus tard, il �tait pr�s de sa dulcin�e qui, bien diff�rente de la mienne, l'abreuva de toutes sortes de termes bien sentis, dignes de la langue hongroise qui poss�de un r�pertoire �tonnamment riche dans ce genre de vocabulaire.

Finalement, elle aussi s'�tait calm�e et, une fois ses larmes s�ch�es, elle s'�tait montr�e bien heureuse de retrouver son Loli � c�t� d'elle, sain et sauf, alors qu'elle avait craint de l'avoir perdu dans cette immense ville.

La version de Loli ayant corrobor� la mienne, les deux femmes nous rendirent leur totale confiance et nous avons pass� ensemble une tr�s agr�able apr�s-midi et m�me une soir�e tout en mangeant et bavardant. Nous avons raviv� quelques vieux souvenirs, les �pisodes les plus marquants de notre enfance. Mais, curieusement, ni lui, ni moi, n'avions eu le go�t ni l'envie de parler des �v�nements r�cents; nous avions pr�f�r� nous replonger dans un pass� lointain et laisser de c�t� tout ce qui �tait r�cent.

Nous �tions contents d'�tre en vie tout simplement, de respirer librement. C'�tait doublement valable pour Loli et sa femme qui venaient de juste d'�chapper � ce nouveau fl�au qui avan�ait � grands pas, assombrissant toute l'Europe de l'Est : le communisme.

En attendant, il fallait se nourrir, se loger. Bien s�r, il y avait les bureaux de bienfaisance, mais tout le monde n'�tait pas capable de mendier. Car, soyons justes, c'�tait bel et bien de la mendicit�, ou tout au moins consid�r� comme tel par ces bureaux, c'est-�-dire ceux qui d�cidaient � qui, et combien allouer. Enfin, je ne tiens pas � faire le proc�s de ces bureaucrates, mais mes souvenirs resteront toujours bien peu flatteurs vis-�-vis de ces institutions.

Tout en bavardant, je me rappelai tout � coup du m�tier de Loli et une id�e me traversa l'esprit : la fourrure. Je fis aussit�t part � mon ami de cette id�e et, au fur et � mesure que je parlais, il s'enthousiasmait et, en quelques instants, nous avions mis sur pieds les bases de notre association. D'un c�t�, je fournissais le local, l'outillage (machines, planches et autres), mes relations, et lui apportait son savoir-faire, son talent.

Deux jours plus tard, Loli et sa femme �taient install�s tant bien que mal dans une chambre d'h�tel, un meubl� comme on disait � la mode parisienne. Loli et moi avons alors organis� notre atelier selon son go�t, agencement, �clairage, et nous voici partis ensemble � la recherche de travail, ce qui, � cette p�riode de l'ann�e, n'�tait pas sp�cialement ardu � trouver. Je l'emmenai chez un fourreur hongrois pour qui j'avais travaill� � fa�on dans les peaux de lapin avant et apr�s mon mariage. Il m'estimait beaucoup, j'avais �t� l'un de ses meilleurs, mais surtout le plus ponctuel de ses fa�onniers. Il m'avait m�me fait un tr�s joli cadeau de mariage : un service � ap�ritif - la carafe de cristal avec ses six verres. Seuls ces verres sont encore intacts et je les garde avec une certaine fiert�.

Lorsque la fabrication des gilets de lapin avait touch� � sa fin, il m'avait fortement encourag� � pers�v�rer, croyant que la fourrure �tait vraiment mon m�tier, et m'avait propos� de lui faire � fa�on de vrais manteaux en lapin pour dames. Je lui avais alors avou� mon ignorance totale du vrai m�tier de fourreur en lui racontant comment ma pr�sence dans cette sp�cialit� n'�tait due qu'� un hasard, un simple incident de parcours. De son c�t�, il me confia alors sous le sceau du secret que pas plus que moi il ne connaissait ce m�tier, peut-�tre m�me moins que moi, et s'il avait �t� un v�ritable fourreur, il serait toujours � l'heure actuelle pli� en deux devant sa table de coupe ou pench� devant sa machine � coudre, ou encore en train de taper sur les clous (et sur ses doigts) pour mettre les peaux en forme. Et, surtout, il ne serait pas maire de l'Isle-Adam, dans la banlieue parisienne.

Combien il avait raison! Mais je n'�tais pas comme lui, un audacieux qui avait pu passer, aux yeux des Allemands, toute l'occupation pour un non-juif. Son nom, Muller, pouvait pr�tendre �tre de pure souche alsacienne. Revenons maintenant � nos moutons.

Donc, avec Loli, nous voici arriv�s devant lui. Il nous re�ut avec beaucoup de gentillesse, heureux de pouvoir nous �tre utile, et, sans h�sitation, croyant enti�rement � mes propos et � ceux de Loli, il donna l'ordre � son contrema�tre de nous confier de la marchandise pour la confection de trois manteaux en lapin teint�, coloris brun.

Aussit�t arriv�s, nous examinons soigneusement le travail � r�aliser. Tr�s, tr�s vaguement, je me souvenais des quelques manteaux que nous avions aid�, avec Fran�ois, � fabriquer du temps des Allemands chez Indiana-Fourrures. Ces manteaux avaient �t� r�alis�s en peaux de lapin naturel, couleur chinchilla, travaill�s en forme de chevrons et, justement, M. Muller demandait de lui en r�aliser deux de cette fa�on. Donc, je pouvais tout de m�me fournir un peu d'aide tout en ignorant le processus r�el de fabrication. Je n'�tais qu'un assistant, excellent peut-�tre, mais sans plus.

Pauvre Loli! Il avait travaill� comme un n�gre pendant trois ou m�me quatre jours pour arriver � sortir le premier manteau, pr�t � la livraison. Je l'ai saisi tr�s d�licatement, comme s'il s'�tait agi d'un v�ritable vison, l'ai rang� tr�s soigneusement dans une valise et me voil� parti pour la livraison.

Tout gonfl� de fiert�, j'arrive avec mon tr�sor, le d�balle pr�cautionneusement et le remets au contrema�tre qui le suspend, l'examine, le flanque sur un mannequin comme s'il ne s'agissait que d'une loque, s'approche pour examiner de plus pr�s, souffle dans les poils, souffle encore, et resouffle, hochant la t�te de plus en plus vite, et devenant de plus en plus rouge, l'air de plus en plus furieux. Il s'arr�te enfin, me lance un regard plein de d�dain qui me glace litt�ralement, et p�n�tre dans le bureau du patron.

Son absence se prolongea bien une dizaine de minutes. Il arriva enfin, le visage toujours aussi cramoisi, me transmettant les ordres de son patron : je devais rapporter, illico, toute la marchandise. Peu fier, je lui en demandai quand m�me la raison. D'un ton sup�rieur qui frisait l'arrogance, il nous traita, Loli et moi, de vulgaires bouchers et non pas de fourreurs. Il critiqua tout, depuis l'assortiment des peaux, leur r�paration, jusqu'� la couture elle-m�me, et toutes les phases de l'ex�cution. J'ai encaiss� piteusement, sans dire un mot. Faute de m�tier, je ne pouvais argumenter. J'ai pris ma valise et quittai les lieux.

Nous �tions fin juin, il faisait tr�s chaud ce jour-l�. J'ai trouv� mon Loli suant � grosses gouttes sur l'assortiment du second manteau. Il m'attendait impatiemment, avec, toutefois, une pointe d'inqui�tude et, quand je lui ai eu d�bit� tout ce que ce sacr� contrema�tre m'avait si brutalement jet� au visage, il se contenta de me r�pondre en souriant : � et apr�s...? �.

Il ne me restait plus qu'� r�cup�rer tout ce qui restait de peaux et m�me les d�chets, les jeter dans ma valise et repartir chez M. Muller, que je n'ai d'ailleurs plus jamais revu. Sans plus de salutations, j'abandonnai sur place toute la marchandise en exigeant toutefois un re�u en bonne et due forme. Ainsi s'acheva notre association avec Loli. Elle avait dur� une semaine enti�re. Mais cette m�saventure n'avait alt�r� en aucune fa�on notre amiti�. Au contraire, elle nous avait bien fait rire, et, encore maintenant, quand nous nous rem�morons cet �pisode de notre vie, il nous fait toujours bien sourire.

La semaine suivante, gr�ce � l'un de ces bureaux qui s'occupait des clandestins, Loli r�ussissait � trouver un emploi chez un fourreur. L�, sous la direction d'un patron, le travail �tait r�alis� d'une fa�on impeccable, mais �tant donn� qu'il s'agissait d'un emploi officieux, la paye �tait bien maigre. Mais, il �tait en place, et c'�tait l'essentiel; le peu d'argent gagn� les aidait tous deux � survivre jusqu'� leur d�part vers la Hollande qui devait normalement survenir au mois de novembre.

Mais moi, en tous cas, j'�tais de nouveau sans travail. Le peu d'�conomies que nous avions commen�ait � s'effriter. Je louais maintenant le local, alors qu'� vrai dire, je n'�tais moi-m�me que sous-locataire puisque le bail �tait au nom de Lowinger Pali qui, d�s la lib�ration de Paris, m'avait tr�s g�n�reusement sous-lou� cet atelier pour une somme d�risoire, persuad� qu'il �tait que ce ne serait pas pour une tr�s longue dur�e - ce n'�tait pas la grande confiance en moi qui l'�touffait!

Un ami de Lowinger, Eug�ne Wallerstein, ancien fa�onnier d'imperm�able en tissu caoutchout� coll�, cherchait de toutes parts un local pour red�marrer dans sa sp�cialit�. Lowinger lui conseilla de s'adresser � moi et de trouver un arrangement, une association m�me, sous une forme quelconque. Ce fut le cas, et, pour moi, cette offre �tait la bienvenue. C'�tait encore un nouveau m�tier mais l'envie de faire quelque chose, de gagner de l'argent, si peu que ce soit, me d�mangeait: je voulais � tout prix prouver au monde entier, et surtout � moi-m�me, que j'�tais capable d'apprendre et de ma�triser n'importe quel m�tier. De toute fa�on, je savais, par ou�-dire, que le collage des imperm�ables n'�tait pas vraiment un m�tier, tout �tait dans la rapidit�.

L'installation du local, ou plut�t sa transformation, ne prit gu�re de temps. Nous avions besoin d'une longue table pour le collage, d'une machine � coudre; le petit outillage, lui, on pouvait se le procurer pour quelques francs. En quelques jours notre affaire �tait en route. Notre association, bien qu'uniquement verbale, n'�tait bas�e que sur l'honn�tet� et la bonne volont� mutuelle.

Nous �tions en pleine saison et l'ouvrage ne manquait gu�re. En quelques jours, je dirai m�me en quelques heures, Eug�ne Wallerstein m'avait montr� les rudiments du � m�tier � et expliqu�, ind�pendamment de l'art du collage, les distinctions � faire entre les diff�rentes parties d'un manteau. Au bout de quelques heures d'apprentissage, j'�tais devenu un bon colleur d'imperm�able, un peu lent, mais plein d'avenir. Il fallait battre le fer tant qu'il �tait chaud et nous avons donc travaill� sans compter nos heures.

La saison avait �t� bonne mais tr�s courte. Les longues journ�es de travail, la temp�rature estivale, l'odeur prenante de la colle, ne faisaient gu�re bon m�nage avec les cigarettes abondamment consomm�es par le � gang �. Nous �tions quatre hommes et une femme. Tous fumaient. Au bout de dix semaines, du jour au lendemain, tout �tait stopp�. Plus une parcelle de travail nulle part dans le m�tier. D'apr�s Eug�ne, vieux routier de la profession, la morte-saison s'�tait install�e plus t�t que de coutume et, selon lui, une reprise valable et pr�visible ne pourrait avoir lieu avant novembre ou d�cembre, pour la pr�paration de la saison de printemps. D'ailleurs, � Paris, c'�tait du pareil au m�me dans chaque branche de la confection. Il �tait une loi non �crite, qu'apr�s deux bonnes mais tr�s courtes p�riodes dans l'ann�e o� c'�tait vraiment l'affolement, surgissait une morte-saison o� il n'y avait plus aucun travail. Il fallait se d�brouiller pour se tirer d'affaire au mieux. Donc, � c�t� de ce � m�tier �, il me fallait en choisir un second de compl�ment qui soit moins saisonnier; c'est ainsi que j'ai opt� pour la fourrure.

Ceci pour diverses raisons. D'abord, nous �tions fin septembre et la saison d�marrait. De plus, j'avais quelques vagues notions de fourrures et aussi certaines relations dans ce milieu. Le probl�me �tait de savoir � quelle porte frapper. Comme je n'�tais pas quelqu'un � remettre au lendemain ce que je pouvais faire le jour m�me, j'allai voir une de mes rares relations, un fourreur hongrois, dans le Centre. Je ne me rappelle plus par qui, ni comment je l'avais connu, mais c'�tait au temps des gilets. Il m'avait achet� quelques douzaines de peaux de lapin, parmi les plus belles, m'expliquant complaisamment sur quels crit�res il �tablissait son choix. Il aimait son m�tier qu'il consid�rait comme un art et en parlait avec un amour infini.

Lorsque je lui ai eu expliqu� mon d�sir d'apprendre le m�tier et les raisons qui m'y poussaient, il m'approuva sans restriction, me souhaitant un savoir-faire bien sup�rieur au sien. Il me conseilla, pour conclure, d'aller voir une de ses connaissances, un Hongrois �galement, v�ritable artiste dans le m�tier, un certain Monsieur Hanga que j'essaie de convaincre cet homme d'accepter d'aider � mon initiation dans les secrets de l'art et la technique de la fourrure. Apr�s l'avoir vivement remerci� de sa gentillesse, je m'empressai de me rendre, sur le champ, chez Monsieur Hanga qui demeurait dans une rue voisine.

Cet atelier se situait rue d'Enghien, dans un grand immeuble, dit commercial. C'�tait un appartement de quatre pi�ces, cuisine, entr�e; la plus grande et la plus claire des pi�ces servait d'atelier. Il me re�ut tr�s aimablement et, � ma surprise, m'�couta sans m'interrompre une seule fois tout en continuant � travailler. Je lui racontai ma vie, en gros, mes exp�riences, mes aspirations, mon d�sir d'apprendre ce m�tier que lui, et lui seul, �tait capable de m'enseigner. J'essayais d'�tre bref, mais mon argumentation a tout de m�me dur� un bon laps de temps. Je poursuivis en lui soumettant une proposition : je lui offrais mes services, sans aucune r�tribution pour un mois, pendant lequel je demandais tout simplement l'autorisation de l'observer dans son travail, de l'aider � l'occasion, et, si possible, qu'il m'explique quand il le voudra bien, le pourquoi du comment.

Je terminai, en le priant, qu'au bout de ce mois, il veuille bien donner une opinion tout � fait impartiale et un jugement sans indulgence sur mon avenir dans ce m�tier de la fourrure, si avenir il pouvait y avoir pour moi. En le voyant, tout plong� dans son travail, j'avais l'impression qu'il n'avait m�me pas suivi mon long et fastidieux monologue, mais, comme nous le verrons par la suite, mon histoire l'avait profond�ment touch�. Tout en souriant doucement, il me demanda si j'avais encore quelque chose � ajouter, et, � ma r�ponse n�gative, il se lan�a � son tour. Il adorait parler. C'�tait un ancien l�gionnaire d'avant-guerre, un de ceux qui avaient particip� aux combats de la pacification des pays du Maghreb, et il voyait en moi un fr�re d'armes d'origine hongroise, ancien l�gionnaire rescap� de l'holocauste, un intellectuel rat� qui voulait s'ins�rer dans cet art qu'il adorait, je dirais m�me qu'il v�n�rait. Bien s�r et sans aucune h�sitation, il avait accept� ma proposition, me promettant son aide la plus large et la plus d�sint�ress�e. Nous nous sommes mis d'accord pour que je commence le premier lundi d'octobre 1946.

Comme dans l'imperm�able, c'�tait la pleine morte-saison, nous n'avions strictement rien � faire. J'en profitai donc pour faire cette tentative dans la fourrure. Je n'avais rien dit � Eug�ne W., personne n'�tait au courant, sauf, bien s�r, Claire et ma belle-famille.

Le lundi matin je me pr�sentai donc chez Monsieur Hanga. Il lui fallut peu de temps pour se r�v�ler un professeur de tr�s grand talent qui, non seulement connaissait � fond son art dont il parlait toujours avec une immense affection, mais il avait �galement le don de transmettre son savoir avec une simplicit� remarquable. Pendant toute la p�riode que je passai � ses c�t�s, et d�s les premiers jours, il ne cessa de parler, de commenter. Chaque proc�d�, chaque mouvement qu'il ex�cutait, il m'en expliquait la raison. Mes yeux, mes oreilles, mon cerveau, tous mes sens �taient en �veil pour capter ses explications et les assimiler.

La premi�re semaine il m'expliqua les fondements de la th�orie de la technique de la fourrure sans trop approfondir. Mais d�s la seconde semaine il m'autorisait � m'exercer dans la d�coupe sur de petits morceaux de peaux r�cup�r�s dans les d�chets. Comme devoir � la maison, j'avais � ex�cuter des d�coupes sur une feuille de papier tenant lieu de peau et je pr�sentai mon travail le lendemain matin. Toutes ces notions, toutes ces �tudes qu'en g�n�ral les d�butants apprenaient petit � petit, au fur et � mesure, j'avais � les comprendre en quelques jours pour qu'il puisse juger mes capacit�s et mon adresse manuelle.

En ce qui concerne le clouage, je connaissais tr�s bien le principe �tant donn� mon pass� dans les peaux de lapin. � cette �poque, c'est moi qui m'occupais la plupart du temps du clouage des peaux, pour la simple raison que c'est, en grande partie, cette op�ration qui peut permettre de se faire de la gratte. La peau bien tir�e peut gagner de 10 � 15% en surface. Le clouage proprement dit, c'est-�-dire par d�coupage des peaux en fines lani�res, puis, assemblage en d�calant ces morceaux, technique qui permet d'obtenir une bande deux � trois fois plus longue que la peau d'origine tout en conservant l'aspect et la sp�cificit� de la b�te.

Ce qui m'int�ressait de prime abord, c'�tait d'acqu�rir les connaissances permettant de calculer ce d�coupage et les diverses m�thodes d'allonge. Le reste pourrait venir au fur et � mesure des mois et m�me des ann�es que j'exercerai ce m�tier.

En tous cas, mes progr�s �taient foudroyants, non pas sp�cialement � mes yeux, mais surtout � ceux de Monsieur Hanga. En quinze jours j'�tais devenu capable de calculer et de couper une peau. Malheureusement, la troisi�me semaine j'avais attrap� un tr�s mauvais rhume et j'�tais rest� � la chambre durant quatre jours, week-end non compris. � mon retour, il me fit faire un apprentissage complet pour l'assortiment th�orique des peaux, et, en pratique, il m'enseigna le clouage des v�tements et bien d'autres d�tails. Mais, en ce qui concerne la couture : rien! D'apr�s Monsieur Hanga, ce n'�tait pas l'affaire du coupeur. Sur ce point, je ne peux lui donner raison.

Les quatre semaines pass�rent � une vitesse folle. � vrai dire, c'�tait seulement trois bonnes semaines et j'attendais maintenant avec une grande impatience son verdict. Avant de se prononcer, il avait exig� que je compense mes quatre jours de maladie. Plus tard, il m'avoua que ce n'�tait que pour jouir plus longtemps de ma pr�sence � ses c�t�s.

Il me fit part enfin de son diagnostic : il estimait que non seulement je pourrais devenir un fourreur, mais qu'il fallait absolument que je continue dans cette branche, car j'avais un talent extraordinaire et un go�t peu commun qui pourraient me permettre de percer dans cette voie. Il m'avait �galement exprim� son vif d�sir de me garder avec lui, mais, pour mon bien, il me conseillait d'aller voir et de fr�quenter d'autres ma�tres pour �largir mes connaissances. Il me donnait l'assurance que j'�tais apte � occuper la place d'un aide-coupeur dans n'importe quelle place et, comme r�f�rence, il m'autorisait � indiquer son nom comme �tant celui de mon initiateur et ma�tre.

Je le quittai sur ces bonnes paroles en le remerciant bien vivement de tout ce qu'il avait fait pour moi, et en lui promettant que je me pr�senterai devant lui le jour o� je serai arriv� � quelque chose. Effectivement, je l'ai revu, une seule fois, trois ann�es plus tard. J'�tais �tabli, � mon compte, � quelques pas de chez lui, au 8 rue Rochechouart. Je le trouvai tr�s abattu; il avait perdu sa femme, et comme ils n'avaient pas eu d'enfants, juste un vieux chat, il �tait bien seul, travaillait � peine, simplement pour subsister.

Quelques mois plus tard, j'apprenais la nouvelle de sa mort. C'�tait un grand bonhomme, un artiste, et je lui devais beaucoup.

Pour en revenir � ce d�but de novembre 1946, tr�s encourag� par les compliments de Monsieur Hanga, d�bordant de fiert� et de confiance en moi, je croyais d�j� vraiment poss�der ce m�tier; pourtant, il m'en a fallu des mois et m�me de nombreuses ann�es d'exp�rience de pratique pour parvenir � ma�triser � peu pr�s 80% de cet art.

C'est dans cet �tat d'esprit que j'ai r�pondu � une petite annonce parue dans le journal France-Soir le 7 novembre 1946. On recherchait un petit ouvrier fourreur avec un peu d'exp�rience. C'�tait pr�cis�ment mon cas, un emploi fait sur mesure. Je me d�p�chai donc, et me voici au 24 avenue Laumi�re, devant un grand immeuble. Au mur, une petite plaque m�tallique � Fourrures Gaska �, deuxi�me �tage � gauche. Je grimpe donc � ce second �tage, et l�, un homme �g� vient m'ouvrir et me fait entrer. Presque aussit�t, apparaissait par la porte d'une des nombreuses pi�ces, un jeune homme d'une vingtaine d'ann�es, v�tu d'une blouse blanche, d'apparence pr�tentieuse, renvoyant, en yiddish, d'un ton tr�s d�sagr�able le vieux dans la cuisine. Il me fait aussit�t entrer dans une tr�s grande pi�ce faisant office d'atelier.

Ce premier contact n'�tait pas tr�s encourageant. Lui, avec son accent tr�s prononc� de Juif polonais malgr� son excellent fran�ais, me tapait sans arr�t sur les nerfs et, � cette premi�re rencontre, j'�tais bien loin de supposer que je travaillerais quatre ans avec lui. D�s les premiers instants, au vu de sa personnalit�, car il en avait une et une forte, je me suis rendu compte qu'il allait me falloir rester sur mes gardes et ne pas me laisser march� sur les pieds.

En quelques phrases bien choisies, je lui expliquai mes ant�c�dents dans la fourrure, n'ajoutant ni n'enlevant rien, mentionnant mon apprentissage dans l'allonge chez Monsieur Hanga que d'ailleurs il ne connaissait pas. Il me demanda de revenir le samedi suivant pour effectuer un essai, car le lendemain quelqu'un devait d�j� venir �galement pour un essai. Au moment de nous quitter pourtant, il me dit qu'il avait �t� enchant� de faire ma connaissance et qu'il esp�rait m'avoir comme � collaborateur �.

Le samedi matin, je me pr�sentai donc chez lui; nous n'�tions que tous les deux. Il me donna une peau d'opossum d�j� clou�e me demandant de la nettoyer et de calculer, selon la largeur qu'il m'indiquait, les d�coupes et dire la longueur qu'atteindra la bande. C'�tait un examen relativement simple, mais �difiant. Un peu de math�matiques, mais aussi, test de l'adresse manuelle et de la vitesse d'ex�cution. Tout avait �t� parfait, aussi bien la rapidit� que l'ex�cution. Gaska, lui-m�me, cousait la bande dont chaque d�calage �tait minutieusement marqu�; il avait pu, ainsi, constater l'exactitude de mes calculs. Il me f�licita et me demanda de commencer le travail d�s lundi matin. Il me gratifiait de 50 francs l'heure et d'autant d'heures de travail que je le souhaiterai.

J'acceptai son offre sans h�sitation, sauf que je ne tenais pas � travailler ce lundi car c'�tait le 11 novembre et, pour moi � cette �poque, cette date �tait plus sacr�e que n'importe quelle autre journ�e de f�te. Il acquies�a avec un petit sourire plut�t moqueur, ce qui ne me d�rangea pas du tout car j'avais bien vite appris � le conna�tre. Nous nous sommes donc mis d'accord pour le mardi � 8 heures du matin.

J'utilisai mon lundi pour liquider mon association avec Eug�ne W. qui accueillit la nouvelle avec une grande satisfaction car je lui laissais la sous-location. Je conservais les planches et les tr�teaux qui pouvaient m'�tre utiles dans mon nouveau m�tier qui me paraissait bien �tre d�finitif, et nous nous s�par�mes en excellents termes.

Ainsi, le 12 novembre 1946, commen�a ma carri�re de fourreur, m�tier dont j'avais appris les bases en quatre semaines et qui, pendant 34 ann�es qui me parurent parfois bien longues, sera la source de nombre d'indignation, de r�voltes, de pressions, de d�go�ts pour les patrons ou certaines gens avec qui les contacts n'ont pas �t� parmi les plus tendres. Mais, tout de m�me, c'est gr�ce � ce m�tier et � la position que j'ai r�ussi � m'assurer parmi les premiers de la profession, que j'ai pu �lever, faire instruire mes trois gar�ons et assurer � ma ch�re �pouse et � moi-m�me une retraite confortable et une vieillesse agr�able.

Je commen�ai donc ma carri�re avec beaucoup de bonne volont� pour apprendre et r�ussir. Louis Gaska avait aussi �t� un grand ma�tre et �tait un excellent ouvrier qui poss�dait son m�tier jusqu'au bout des doigts. Bien que l'un de ses doigts, tr�s souvent, surtout quand il r�fl�chissait, se trouvait tr�s facilement plant� dans une narine, ce qui me r�pugnait assez. Chaque jour, j'apprenais un peu plus car il �tait un excellent professeur, un peu rude, mais toujours pr�t � r�p�ter ses explications, et c'�tait tr�s important pour moi. De plus, il m'avait recommand� un bouquin, � Art et technique de la fourrure �, qui m'aidait beaucoup mais qui m'a surtout aid� bien des ann�es plus tard au Canada. Au bout de huit mois, j'�tais capable de couper et clouer, donc fabriquer un manteau de sconse - sauf la couture et la finition.

En travaillant 55 heures par semaine, je r�ussissais � subvenir aux besoins de ma petite famille. Nous n'�tions encore que trois. De plus, j'�conomisais assez d'argent pour pouvoir acheter des peaux de sconse, de quoi r�aliser un beau manteau pour Claire. Je l'ai ex�cut� apr�s les heures de travail, tout seul, sans la moindre aide, dans l'atelier de mon patron qui m'a d'ailleurs fait des compliments tr�s �logieux.

Malheureusement ou heureusement, Claire n'a pas profit� longtemps du plaisir de porter cette fourrure. En effet, d�s la premi�re fois qu'elle la mit, c'�tait � l'occasion d'une visite chez des amis, la femme d'un jeune avocat est tomb�e en extase devant ce manteau que nous avons �t� oblig�s de lui c�der pour un prix qui n'�tait pas � d�daigner.

Au fur et � mesure que je progressais dans le m�tier, ma paie avan�ait proportionnellement et, au bout d'une ann�e, je l'avais doubl�e.

Au d�but de 1947, nous avons eu la chance de pouvoir �changer notre petit logement du 7e �tage avec un autre logement du m�me genre, mais au 6e �tage, avec une chambre bien plus grande, une cuisine normale et une salle de bain qui, malheureusement, ne servait pas � grand chose car, faute de combustible, le chauffage central ne marchait toujours pas, ni l'eau chaude. Mais nous �tions tout de m�me tr�s satisfaits de notre sort. De l'entr�e, nous avions �galement acc�s � une petite terrasse priv�e qui nous comblait de joie. Durant les mois d'�t�, avec notre petit gar�on, c'�tait r�ellement le paradis. En introduisant dans la chambre un petit radiateur � gaz, m�me les quelques mois d'hiver avaient �t� supportables.

L'ann�e 1947 commen�ait bien, mais le mois de mai nous plongea dans une immense tristesse. Je venais d'apprendre le d�c�s de mon p�re aux �tats-Unis puis, six semaines plus tard, celui de ma sœur a�n�e, Ibolya. Bien s�r, entre eux et moi, il y avait tout l'oc�an et de nombreuses ann�es de s�paration dont il ne restait que des souvenirs, souvenirs des voix, des visages, souvenirs anciens de la m�moire. Ce coup du sort �tait certainement moins cruel pour moi que pour ceux qui avaient r�ellement v�cu le drame de la disparition de ces deux �tres chers, tel, par exemple, ma m�re, mon fr�re Bandi, ma sœur Magda. Je ne m'�tais pas vraiment rendu compte de leur disparition jusqu'� cette ann�e 1950, alors que j'�tais aux �tats-Unis, au cimeti�re. L�, en voyant leurs tombes qui t�moignaient de leur disparition d�finitive, j'ai r�alis� la perte des ces deux �tres chers.

L'�t� 1947 passait. Fin ao�t, nous avions fait la connaissance de mon beau-fr�re Joe, le mari de ma d�funte sœur Ibolya. Il venait nous rendre visite et en m�me temps noyer un peu son chagrin dans un voyage en Europe. Comme il nous l'avait confi� au cours de nos diverses conversations, il ressentait une sorte de responsabilit� vis-�-vis de ma sœur Emma qui s'�tait trouv�e si tragiquement veuve et m�re d'une petite fille, et il songeait � lui venir en aide en l'�pousant. Agir, en somme, comme avec Ibolya, et l'emmener aux U.S.A. - d�cid�ment, il aimait bien la jeunesse. Mais, trouvant Emma enceinte de huit mois, il avait vite chang� d'id�e et, encore plus vite, regagn� les �tats-Unis.

En dehors de ces �v�nements tristes, la grande nouvelle de l'ann�e fut incontestablement la visite inesp�r�e de ma m�re, d�but octobre. �prouv�e, �puis�e par le chagrin, elle cherchait un peu de consolation, peut-�tre une compensation morale en d�cidant de venir nous voir, et aussi une bonne excuse pour quitter, ne serait-ce que pour un petit laps de temps, ces lieux t�moins de ses r�centes �preuves. En tous cas, en ce qui nous concerne, sa visite nous procurait une immense joie. Emma et moi ne l'avions pas revue depuis sept ans, dont quatre longues ann�es de cette maudite guerre o� nous �tions rest�s totalement sans nouvelles. De la revoir prochainement nous r�jouissait profond�ment. Nous nous pr�parions � sa venue, astiquant, esp�rant.

Finalement, le grand jour arriva. � premi�re vue, ma m�re n'avait chang� en rien. Elle avait toujours �t� et �tait rest�e une tr�s belle femme. Seuls, ses yeux, d'une immense tristesse, t�moignaient de toutes ces souffrances support�es avec tant de courage. Nous nous r�jouissions, essayant de nous sentir pleinement heureux, mais, malheureusement, les ombres des deux disparus et celles de tous ceux qui avaient pay� de leur vie leur tribut au saint � Holocauste �, jetaient toujours une certaine tristesse dans nos manifestations de joie. C'est dans cette atmosph�re, sans cesse partag�e, que s'�coul�rent les quelques semaines de la visite si appr�ci�e de ma m�re qui nous promit de revenir tr�s prochainement - ce qu'elle fit effectivement quelque temps apr�s. Elle repartit d�but novembre.

L'ann�e 1947 avait d�finitivement consacr� mon choix pour la fourrure. Ma progression dans la connaissance de ce m�tier avait �t� tellement rapide que mon patron, � l'occasion du premier anniversaire de ma pr�sence dans son atelier, m'avait tout simplement, tout b�tement, offert une association � parts �gales dans son affaire. Je crois qu'il m'avait surestim� et de toutes fa�ons, il y avait une condition de taille. Il aurait fallu que j'investisse une somme �quivalente � la moiti� de la valeur de son stock. Son offre �tait magnifique pour une personne comme moi qui n'avais qu'une seule ann�e d'exp�rience. C'�tait vraiment inesp�r�. Une opportunit� qui ne se pr�sente gu�re qu'une seule fois dans une vie. Naturellement, la somme demand�e pouvait para�tre �norme. Il �tait question de 2.500 � 3.000 $ ce qui, � cette �poque, �tait une v�ritable fortune. Un million et demi de francs, et je gagnais alors 150 francs l'heure. J'avais touch� quand m�me deux mots de cette affaire � ma m�re. Elle poss�dait cette somme mais me d�conseillait vivement une telle association car alors, jamais, au grand jamais, je ne quitterais la France; or, son r�ve, son vœu unique de nous voir tous r�unis aux �tats-Unis ne pourrait plus se r�aliser. Elle avait enti�rement raison, une fois encore.

Janvier 1948. Autre date m�morable dans ma vie pass�e en France. Claire, notre fils Georges-Pierre et moi, recevions la nationalit� fran�aise. Moi, l'�ternel proscrit, devenais d'un seul coup citoyen fran�ais par naturalisation sous le nom d'Alexandre Citrome suite au d�cret �mis par le ministre de la Sant� publique de la R�publique Fran�aise, d�ment paraph� par le Pr�sident du Conseil, qui m'autorisait du m�me coup � changer le nom de Czitrom Alexandre en celui de Citrome. Fait � Paris, le vingt-quatre janvier mil neuf cent quarante huit.

Pourtant, l'histoire n'�tait pas si simple. Tout avait d�but� en 1946 ou plut�t en 1945, peu apr�s mon mariage, un jour que je revenais de la pr�fecture de police, rouge de col�re. J'y avais pass� toute la matin�e � essayer d'obtenir une nouvelle prolongation de mon permis de s�jour. J'�tais toujours, en effet, un expuls� en sursis. Nous avons alors d�cid� d'�crire directement aux hautes autorit�s. Avec l'aide pr�cieuse de Fran�ois, nous avons r�dig� une longue lettre, deux pages dactylographi�es, directement adress�e � Monsieur le Ministre de l'Int�rieur. Dans ce courrier quelque peu agressif, j'avais essay� d'expliquer en �talant tout mon pass� en France, le non-sens, l'absurdit� de ma situation, et demandais la lev�e de mon arr�t� d'expulsion et ma r�habilitation pure et simple, �tant donn� mon pass� militaire, entre autres.

Cette lettre a produit largement son effet et le r�sultat a �t� sensationnel. Quelques semaines plus tard, je recevais une r�ponse directement du Ministre de l'Int�rieur, une lettre personnelle accompagn�e d'une esp�ce d'avis, d'ordonnance, annulant d'une part, l'ordre d'expulsion et tout ce qui pouvait en d�couler, ainsi que les amendes, et sommant par ailleurs les autorit�s polici�res de m'accorder, en tant qu'�tranger privil�gi�, un permis de s�jour permanent, renouvelable tous les dix ans et permettant d'exercer n'importe quel travail, dans n'importe quel endroit en France. Dans ce m�me courrier, il m'�tait signal�, qu'au cas o� je d�sirerais acc�der � la nationalit� fran�aise, je fasse les d�marches appropri�es dans les plus brefs d�lais. Ce que j'ai fait, illico presto.

C'est ainsi que j'�tais devenu Fran�ais � part enti�re, tout au moins selon la loi car, dans la pratique, c'�tait tout autre chose. Pour comprendre, il faut avoir v�cu en France la vie d'un �tranger. Un peuple chauvin, jusqu'� l'outrance. �videmment, ce n'�tait pas mon tout nouvel �tat civil qui pouvait me d�barrasser de mon accent hongrois et, vis-�-vis des gens, j'�tais rest� un �tranger. Juridiquement j'�tais accept�, j'avais acquis tous les droits civiques, mais dans la vie de tous les jours, le contact avec les Fran�ais restait bien difficile. J'en �tais r�duit � �voluer dans un milieu restreint : �trangers, Juifs, naturalis�s. Comme mon m�tier, ainsi d'ailleurs que toute la confection en g�n�ral, �tait aux mains des Juifs, ma situation �tait plus facile � vivre. Autre chose � signaler chez les Fran�ais, surtout � Paris, un �tranger �tait pratiquement consid�r� comme Juif, il n'y avait gu�re de distinction. Malgr� le contre-courant qui existait � cette �poque en France vis-�-vis des Juifs, un antis�mitisme, parfois latent, d'autres fois plus virulent, se manifestait dans tous les milieux de la soci�t�, sans exception, et ce n'est pas une fois seulement que j'avais entendu cette r�flexion dans le m�tro aux heures d'affluence, entass�s les uns contre les autres � Hitler n'a pas termin� son travail...! � En somme, tout en �tant devenu Fran�ais, je continuais � vivre comme un �tranger.

Donc, l'ann�e 1948, en commen�ant avec mon accession � la nationalit� fran�aise continuait � pr�sager d'autres bonnes nouvelles. Mon salaire augmentait relativement vite; je l'avais quadrupl�, j'en �tais maintenant � 200 francs l'heure, plus de 10.000 francs par semaine. M�me avec l'inflation, cette somme permettait une vie qui, sans �tre luxueuse, �tait n�anmoins d�cente. De plus, notre bonheur �tait � son comble car nous attendions un second enfant. Maintenant, il fallait s�rieusement songer � un plus grand logement. Y penser �tait plus facile que de trouver. Il fallait de l'argent, beaucoup d'argent. L'occasion se pr�senta vers le mois de mai sous forme d'un �change d'appartements dans l'immeuble o� logeait Emma, au 166 rue de Charonne; c'�tait d'ailleurs elle qui nous avait indiqu� le � tuyau �.

Le logement se situait dans un grand ensemble immobilier compos� de plusieurs b�timents, le tout r�gent� par une concierge toute puissante que nous avions surnomm�e la � Duchesse �. Suivant les usages en cours � cette �poque, il avait fallu lui graisser la patte comme on disait, et bien g�n�reusement, pour aboutir � cet �change. L'appartement en question �tait situ� escalier � C �, tout comme celui d'Emma, mais le sien �tait au 3e �tage et le n�tre au 6e, avec ascenseur. Les deux logements �taient identiques : deux pi�ces, cuisine, salle de bain, avec un chauffage central qui fonctionnait bien, mais pas l'eau chaude.

Le grand avantage de notre sixi�me, c'est que, sur le palier, juste � proximit�, une porte ouvrait sur une tr�s grande terrasse d'environ vingt m�tres de long sur quatre m�tres de large. C'�tait, pour les enfants, un endroit id�al pour y passer leurs journ�es d'�t� et m�me, bien emmitoufl�s, les journ�es d'hiver. D'ailleurs, notre petit Georges en a profit� tr�s largement, y faisant m�me du v�lo � longueur de journ�e, de m�me pour Daniel qui y a fait ses premiers pas.

Il avait fallu pour conclure beaucoup d'argent que naturellement je ne poss�dais pas. J'ai alors eu l'id�e de solliciter l'aide de mon fr�re Bandi, sous forme d'un emprunt de 500 $, ce qui repr�sentait 250.000 francs. Une grosse somme, m�me pour un Am�ricain poss�dant une certaine aisance. La r�ponse ne se fit pas attendre, elle �tait absolument positive. Encore aujourd'hui, je ne peux m'emp�cher d'y songer et d'exprimer ma gratitude pour ce geste si g�n�reux et spontan�. � cette �poque j'avais trouv� tout cela normal, mais maintenant, avec le recul, apr�s tant d'ann�es, ayant fait mon bout de chemin moi aussi, ayant accumul� des exp�riences, bonnes et mauvaises dans les rapports humains, j'ai appris � appr�cier. Un grand merci, mon fr�re! Une fois au Canada, ayant fait un peu ma place, j'ai voulu lui rembours� ma dette. Il a toujours refus� m'assurant qu'il l'avait toujours consid�r�e comme un cadeau et non un pr�t.

Tu �tais � cette �poque notre seul recours, encore merci � toi!

Au moins de juin, nous avions effectu� les d�marches en vue de cet �change et le logement �tant vide, je pouvais entreprendre la restauration des lieux qui �taient plut�t en piteux �tat, la peinture, l'installation du gaz dans la salle de bain, afin de poss�der un minimum de confort. �galement, le remplacement de la vieille moquette par un bon lino, plus l'achat de quelques petits meubles pour la chambre des enfants, et c'est ainsi que disparurent les 500 dollars dont la plus grande partie d'ailleurs, avait �t� destin�e � la Duchesse.

Le mois d'ao�t, pendant mes vacances, nous avons d�m�nag�. Je nous vois encore, Fran�ois et moi, tirant la petite voiture � bras que nous avions lou�e. La distance n'�tait pas tr�s grande entre l'ancien et le nouveau logement et, en trois � quatre aller-retour, le d�m�nagement s'�tait tranquillement effectu� par un beau samedi apr�s-midi.

Le fait de poss�der enfin un logement assez grand et confortable nous avait combl�s de joie. Cette fois-ci, tout �tait pr�t pour accueillir le deuxi�me enfant, gar�on ou fille - tout rouge, tout laine, comme disait son fr�re Georges.

Le 25 septembre vers deux heures du matin, il arriva : un deuxi�me gar�on. Nous l'avons appel� Daniel-Robert. Apr�s dix jours de clinique nous �tions tous quatre r�unis dans le beau grand logement.

D'apr�s l'homme du culte qui devait pratiquer la circoncision selon les lois juda�ques, l'enfant n'�tait pas pr�t physiquement; il fallait attendre encore trois semaines. Comme il devait porter le nom de mon p�re r�cemment d�c�d�, je tenais � ce que cette c�r�monie soit ex�cut�e selon les r�gles de notre tradition, et en donnant au petit le nom h�bra�que de mon p�re, lui rendre ainsi un ultime hommage.

L'ann�e 1948 se terminait. Son bilan �tait tr�s largement positif. Nous avions r�ussi � nous loger relativement bien; nous avions maintenant deux beaux gar�ons. Tout en �tant loin d'�tre riches, nous �tions contents de notre sort. L'ann�e 1949 d�butait sous des auspices moins encourageants. Mon savoir-faire dans le m�tier avait maintenant atteint un excellent niveau mais mon patron ne pouvait plus am�liorer mon salaire car une grande qualification dans son petit atelier n'�tait pas n�cessaire. J'�tais donc contraint de quitter cet emploi.

Bien s�r, auparavant avec Gaska, nous avons examin� et r�examin� la situation pour finalement conclure que la meilleure solution pour moi serait de me mettre � mon compte comme chambre-ma�tre, c'est-�-dire entrepreneur � domicile. Il m'avait m�me promis de m'�pauler de son mieux, de me fournir, m�me � l'occasion, un peu de travail, de m'aider de ses conseils chaque fois que j'en �prouverai le besoin.

Ainsi, gonfl� d'encouragements, de promesses, je m'�tais mis en campagne pour trouver un local, si possible dans le Centre de la fourrure. Je ne poss�dais pas beaucoup d'argent (le peu que j'avais provenait de mon beau-p�re). Ce n'�tait pas une chose ais�e de trouver. Finalement, apr�s trois semaines de recherches intensives, j'avais fix� mon choix sur un tout petit local, une chambre moyenne, une petite entr�e avec t�l�phone (le t�l�phone, � cette �poque, �tait pour ainsi dire impossible � obtenir). Il �tait situ� dans un tr�s vieil immeuble au premier �tage du 8 de la rue Rochechouart, t�l�phone : TURbigo 55-30. L'entr�e puait le poisson, et pour cause. Il y avait un poissonnier dans l'immeuble. Mon avoir ne me permettait pas de trop faire le difficile et, malgr� tout, j'�tais dans le Centre. Seulement, au fil des semaines et des mois, j'ai fini par r�aliser que, ni le t�l�phone, ni le Centre, ne signifiaient grand chose. L'id�e de la n�cessit� de ces deux �l�ments m'avait �t� fourr�e dans la t�te par Gaska, mon ancien patron. Lui-m�me avait eu un atelier avenue Laumi�re, endroit peu central, sans t�l�phone, dans l'appartement de ses parents, et il avait continuellement maugr�� contre sa soi-disant malchance. Or, sans t�l�phone, j'aurais pu avoir un local autrement plus spacieux - et aussi, moins odorant. Mais on apprend toujours.

Mes premiers travaux � fa�on provenaient de chez Gaska, avec la condition bien sp�cifi�e que leur r�glement ne se ferait qu'au d�but de la saison, soit septembre/octobre. De son c�t�, c'�tait un excellent calcul qui lui permettait de pr�parer une partie de son stock manufactur� sans co�t de main-d'œuvre imm�diat mais, pour ma part, un triste et malencontreux manque d'argent. Encore une fois, l'exp�rience �a se paie! Heureusement que j'avais mon beau-p�re qui, dans son immense bienveillance, venait � mon aide en avan�ant les sommes que je devais toucher pour mes livraisons chez Gaska. D'ailleurs, aussit�t mes travaux r�gl�s, j'ai int�gralement rembours� mes dettes.

Nous sommes ainsi arriv�s aux vacances du mois d'ao�t. Toutes les boutiques fermaient, Paris se vidait de ses habitants. Les gens partaient, beaucoup pour un mois, d'autres, moins chanceux, pour deux semaines. Je m'�tais ainsi trouv� pratiquement dans l'obligation d'arr�ter. J'avais, en outre, une autre excellente raison de le faire : nous attendions mon fr�re Bandi qui devait venir de New York. Cette visite nous comblait de joie tout comme l'avait fait celle de ma m�re, il y a quelques temps.

Quatorze ans d�j� que nous ne nous �tions revus. J'ai retrouv� un tr�s bel homme dans la force de l'�ge, tr�s bien v�tu, �l�gant m�me, et de plus, bien pourvu p�cuniairement. Chose curieuse, sur le bateau il avait fait la connaissance d'un jeune couple de langue hongroise du m�me �ge que lui et, en bavardant, ils se sont vite trouv� des relations communes - qui n'�taient autres que nous-m�mes! Pendant la travers�e de cinq jours, ils ont fortement consolid� cette amiti� naissante. Il s'agissait des Rosen, amis d'enfance de Tibi (lequel �tait entre-temps devenu officiellement mon second beau-fr�re apr�s avoir �pous� ma sœur Emma).

Nous avons fait quelques rares sorties avec les Rosen; mais une, particuli�rement, reste bien grav�e dans ma m�moire, celle du � Lido � dont nous avons toujours la photo.

Un autre soir toute la famille est sortie avec Bandi. Nous avons voulu faire connaissance du � Paris by night! � pour voir quelque chose d'inhabituel dont Bandi pourrait se targuer d'avoir connu. Apr�s quelques tentatives, gr�ce � Tibi qui, pour 5000 francs, soit 10 dollars, ce qui repr�sentait en France une somme tr�s importante, a r�ussi � n�gocier un spectacle unique en son genre, pr�par� et interpr�t� uniquement � notre intention dans une chambre d'h�tel. Nous avons eu droit � une s�ance d'amour entre deux filles et un gar�on, dans toute leur nudit� et toute leur crudit�. Nous �tions tous l� : Claire, Emma, Bandi, Tibi, Fran�ois et moi. Heureusement que nous �tions jeunes et insouciants, et nous avons pu assister sans trop d'indigestion � une telle sc�ne pornographique qui, m�me aujourd'hui en 1983, trouverait difficilement son �quivalent.

� part �a, j'essayais de lui faire conna�tre Paris, le guidant de mon mieux � travers les emplacements les plus c�l�bres et les plus pittoresques. Nous avons grimp� d'innombrables escaliers, vu Notre-Dame, l'Arc de triomphe, admir� le Palais royal et son environnement, la place de la Concorde, la place Vend�me et, non loin de l�, l'�glise de la Madeleine; bien s�r la tour Eiffel, mais l�, nous avons pris l'ascenseur. Un autre jour, nous avons �t� tous en chœur visiter Versailles et son ch�teau; toutes nos journ�es �taient bien remplies. Avec Bandi, nous avons �galement fait un court voyage en Hollande, passant d'abord par la Belgique et nous arr�tant une journ�e � Bruxelles.

En Hollande, Bandi voulait s'acquitter d'une promesse faite � New York � son meilleur ami : aller saluer sa famille qui r�sidait � Amsterdam. Moi, pendant ce temps, j'ai profit� de l'occasion pour aller rendre visite � mon ami Loli Krausz qui, depuis d�j� trois ans, vivait avec sa famille en Hollande. � notre retour, Emma et Bandi partirent sur la C�te d'Azur pour quelques jours, et le restant de ses vacances Bandi le passa avec nous tous, en famille.

Ces trois semaines, tr�s exactement 24 jours, que nous avons � peu pr�s v�cu ensemble, avaient donn� une autre dimension agr�able � notre vie d'apr�s-guerre et nous avons discouru bien longtemps avec nombre de commentaires.

Apr�s le d�part de Bandi, le petit train-train quotidien avait repris son cours. Je m'�tais mis � la recherche d'un autre employeur, en suppl�ment de Gaska, qui voudrait bien m'accorder sa confiance et me confier du travail � domicile. Je passai une petite annonce dans un journal professionnel et l�, j'ai pu enfin profiter de mon t�l�phone si ch�rement acquis, en le mentionnant dans l'annonce. Effectivement, le jour m�me de sa parution, comme par enchantement, j'ai re�u un appel d'un certain Monsieur Chayette qui tenait un magasin de d�tail dans la rue de Rennes. � sa demande, le lendemain matin, je m'y rendais avec, comme pi�ce d'�chantillon, une bande d'opossum.

Andr� Chayette �tait un parfait gentleman. Jamais on aurait pu supposer qu'il s'agissait d'un fourreur. Son langage distingu�, sa fa�on avenante de me recevoir et d'engager la conversation m'avaient pouss� � �tre plus sinc�re encore qu'� l'accoutum�e, � tel point, qu'en quelques phrases et en quelques minutes il a tout su de ma carri�re dans la fourrure.

Nous avons sympathis� imm�diatement. Nous avions � peu pr�s le m�me �ge, peut-�tre avait-il deux � trois ans de plus que moi. Il avait �galement deux gar�ons et les circonstances l'avaient, lui aussi, fait opter pour ce m�tier. Son p�re, grand patron des � Fourrures Chayette �, avait r�ussi � mettre � l'abri tous ses biens durant l'occupation et sit�t la guerre termin�e, il en avait fait le partage entre ses deux fils. Lui, le cadet, avait re�u le magasin de d�tail de la rue de Rennes et son fr�re a�n� h�ritait du magasin de gros de la rue Saint-Roch.

Sans h�sitation, il me confia de la marchandise pour la confection de deux manteaux d'opossum. Le prix �tait satisfaisant, plus �lev� que chez Gaska, et je me suis mis au travail all�grement. Il fut ex�cut� avec l'aide d'une m�canicienne en cinq jours de temps. Pour ma part, je faisais des journ�es de 12 heures.

� la livraison, je fus couvert de louanges par Monsieur Chayette. Il ne tarissait pas d'�loges, trouvait les manteaux tr�s bien ex�cut�s mais surtout, l'assortiment, l'armonie des couleurs �taient � son go�t.

Pour mieux comprendre cet enthousiasme, je crois devoir fournir de br�ves explications. Le premier travail dans la fabrication de manteaux en fourrure consiste � faire l'assemblage des peaux. Ces peaux, une fois r�unies, seront coup�es pour la confection proprement dite; cet assemblage formera en quelque sorte le tissu du manteau de fourrure. C'est ici, selon moi, que se situe le v�ritable art du fourreur. Il existe bien �videmment des lois, des principes rigoureux pour choisir cet assortiment et ex�cuter ce � tissu �. Mais si on ne poss�de pas un certain go�t personnel, un sens des couleurs, des reflets, l'harmonie ne sera pas totale. Je n'exag�re pas en affirmant que l'assortiment ne peut pas s'apprendre, il requiert une esp�ce de don; c'est ce don que je pense avoir poss�d� et qui a fait de moi, tout au long de ma carri�re, un ouvrier recherch� et toujours bien r�mun�r�. Le restant des op�rations n'est que plus ou moins un travail m�canique d�pendant de l'adresse de chacun. La vitesse peut toujours s'acqu�rir t�t ou tard avec l'exp�rience.

Ainsi commen�a ma longue et fructueuse collaboration avec Andr� Chayette. Il poss�dait une vieille affaire, tr�s honorablement connue, avec une client�le ais�e et fid�le. Mais il n'�tait que d�taillant et, de plus, il avait au-dessus de son magasin un petit atelier. Il n'arrivait donc pas � me fournir suffisamment, d'autant que j'�tais tr�s actif avec une production plus rapide qu'il n'aurait fallu. Il me recommanda � son fr�re avec qui j'eus les m�mes bons rapports bien que celui-ci, �tant grossiste, �tait un peu plus strict en affaires mais, gr�ce � l'intervention d'Andr�, j'ai pu b�n�ficier d'un certain traitement de faveur.

En travaillant assid�ment, j'avais fait une tr�s bonne saison et je commen�ais � envisager l'avenir avec beaucoup d'optimisme quand le destin, de nouveau, commen�a � s'immiscer dans mes affaires. Fin janvier 1950, je re�us une lettre de l'ambassade des �tats-Unis m'annon�ant que ma demande d'immigration avait re�u un avis favorable du D�partement d'�tat. Je devais me pr�senter avec ma famille, dans les d�lais les plus brefs, � la visite m�dicale en vue de l'obtention de notre visa d'immigration. Bouleversement total dans toute la famille. En aucune fa�on Claire ne voulait quitter ses parents pour la simple raison qu'� cause des lois d'immigration des �tats-Unis, ils ne pourraient pas nous rejoindre avant cinq ou m�me six ans. C'�tait beaucoup trop de d�lais, surtout pour ma belle-m�re dont la sant� s'�tait bien d�t�rior�e. Mais en m�me temps, la validit� du visa �tait limit�e. Il fallait l'utiliser dans un d�lai bien d�termin�.

Apr�s de longues h�sitations, nous avons d�cid� que j'irai, seul, faire cette travers�e. Il ne fallait pas, en effet, perdre mon droit au visa. Cela n�cessitait que ma famille veuille bien se charger du co�t du voyage car 250 dollars repr�sentaient une fortune pour nous. Par ailleurs, je pourrais, sur place, examiner la situation et juger si je pourrais assurer � ma famille une existence d�cente et aussi voir s'il y avait possibilit� d'acc�l�rer l'�ventuelle immigration de mes beaux-parents.

J'�crivis donc une longue lettre � ma famille, adress�e � ma m�re, expliquant mon dilemme. J'attendais avec impatience la r�ponse. Elle ne tarda gu�re. Ma famille comprenait tr�s bien tous mes arguments et un billet de bateau �tait mis � ma disposition � la compagnie Cunard-Ship Line. Ma pr�paration en vue de mon voyage aux �tats-Unis �tait, d�s maintenant, mis en branle.

Heureusement, dans la fourrure, la saison touchait � sa fin et je n'avais donc pas beaucoup de regrets � avoir. Au contraire, j'estimais que la p�riode �tait on ne peut plus propice apr�s une saison fatigante. Il avait fallu que je proc�de comme si mon d�part �tait sans retour possible mais je ne voulais tout de m�me pas renoncer d�finitivement � mon local si ch�rement acquis, bien que je le trouvais petit et dans un mauvais environnement. Je l'ai tout simplement vid� de mes affaires : machines � coudre, planches et autres accessoires, et ai remis� le tout dans un coin du garage de mon beau-p�re. La boutique �tait ferm�e.

J'avais �galement �tabli une procuration au nom de Claire pour qu'au cas o� je ne reviendrais pas, elle puisse en disposer et vendre le fond. Enfin, j'avais tout fait pour que rien ne vienne entraver la marche de notre destin.

Le jour du d�part �tait fix� au 30 avril. Je devais embarquer le m�me jour sur le � Queen Elisabeth � et arriver le 5 mai dans l'apr�s-midi. Le d�part n'avait pas �t� facile, ni pour Claire, ni pour les enfants, ni surtout pour moi, mais je devais encore ce coup du sort � ma destin�e quelque peu particuli�re. Aujourd'hui encore, apr�s trente ann�es, je me rends compte combien ce d�part avait �t� important pour notre avenir; j'avais ouvert une fen�tre, jusque-l� herm�tiquement close, sur un monde nouveau. Bien qu'au bout de huit semaines j'�tais de retour en France, d�senchant�, d�sabus�, dans mon subconscient j'avais conserv� une �trange envie de m'en aller et de chercher ailleurs mon propre bonheur et celui de ma famille. Comme personne ne peut �chapper � son destin, celui-ci s'occupera de moi et nous conduira, apr�s deux autres ann�es encore, � notre destination d�finitive : le Canada.

Cinq longues journ�es sur le bateau, cinq fois 24 heures, seul, c'�tait plus que je n'avais besoin pour voir clair en moi et vraiment r�aliser ce que j'�tais en train de faire. D�s les premi�res heures, Claire et les enfants me manqu�rent affreusement. Je vivais un tr�s mauvais r�ve, pas vraiment un cauchemar, mais pas loin. Le fait d'�tre sur un bateau me d�routait; j'avais l'impression d'�tre emprisonn� dans une prison luxueuse et quand je suis mont� sur le pont sup�rieur, en ne voyant autour de moi que l'immensit� de la mer, j'ai eu le sentiment d'�tre pris au pi�ge et j'ai paniqu�. C'est ainsi que ma sensibilit� de po�te me jouait des tours.

La langue de communication sur le bateau �tait l'anglais dont je ne connaissais pas un tra�tre mot. Toutes les distractions, tous les jeux �taient en anglais et ne pouvoir participer � rien, me rendait furieux. J'�tais seul, inexorablement seul. Je regrettais de m'�tre laiss� embarquer dans cette aventure et les cinq jours de voyage me parurent une �ternit�. Le plus clair de mes journ�es, je le passais � errer d'un pont � l'autre, l'oreille sans cesse aux aguets, dans l'espoir de surprendre enfin un mot dans une langue compr�hensible pour moi : le fran�ais ou le hongrois. C'est seulement le dernier jour de la travers�e qu'il me sembla percevoir enfin des mots en fran�ais. Je m'approchai et effectivement le couple devant moi conversait en fran�ais avec l'agent du bureau. J'attendis la fin de leur entretien et, m'approchant de l'homme, lui demandai s'ils �taient Fran�ais. Dans un tr�s mauvais fran�ais, il me r�pondit qu'ils arrivaient de Belgique et �taient en route pour le Canada. Comme par hasard, lui aussi �tait fourreur, sp�cialis� comme moi dans l'allonge. Les sujets de conversation ne manqu�rent pas. Sa femme parlait le fran�ais mieux que lui mais tous deux avaient un fort accent juif polonais qui, avec mon accent hongrois, ont fait tr�s bon m�nage. Il �tait vraiment dommage de nous �tre rencontr�s seulement le dernier jour! Le voyage aurait pu �tre tellement plus agr�able, aussi bien pour eux que pour moi. Quoique, eux, avec leur yiddish, avaient bien plus de possibilit�s de pouvoir lier connaissance. C'�tait un couple assez agr�able et sans pour autant devenir des intimes, nous aurions pu nous fr�quenter. Nous avons donc pris cong�, croyant ne plus jamais nous revoir, le Canada �tant tr�s �loign� de mes pens�es. Mais le hasard en fait des choses... Et ce � hasard � a voulu que cinq ann�es plus tard nous nous retrouvions � Montr�al, o� lui poss�dait d�j� son propre � cottage � avec un magasin de fourrures au rez-de-chauss�e sur l'avenue du Parc. Je lui avais �t� recommand� comme sp�cialiste dans la coupe du vison sauvage. En me pr�sentant � lui, d�s que je l'aper�us, j'ai aussit�t eu le sentiment de l'avoir d�j� rencontr� quelque part. En bavardant, et apr�s s'�tre pos� l'in�vitable question : � d'o� viens-tu? �, nous nous sommes aussit�t reconnus. Toujours le hasard!

Finalement, le 5 mai 1950 vers dix heures du matin, le grand port de New York �tait en vue tr�s nettement et vers deux heures de l'apr�s-midi le bateau accostait au quai. Comme les officiers de l'immigration �taient mont�s � bord bien avant l'arriv�e au port, tous les contr�les des passeports et visas �taient termin�s. Le d�barquement pouvait commencer.

De loin, j'avais d�j� aper�u ma m�re dans la foule; � c�t� d'elle, une petite femme me faisait aussi de grands signes. C'est seulement arriv� tout pr�s d'elle que j'ai pu enfin reconna�tre ma sœur Magda. Je ne l'avais pas vue depuis 13 ans et elle avait beaucoup chang�. Nous �tions fous de joie de nous retrouver, nous riions, nous pleurions, en un mot, nous �tions heureux.

Une fois les bagages r�cup�r�s, j'ai fait la connaissance de mon beau-fr�re Jack et de mon neveu Leslie. Jack nous emmena avec sa voiture au domicile de ma m�re sur Back Street, dans le Bronx. Deux rues plus loin, habitaient Bandi et sa petite famille. Ainsi, le jour m�me, j'ai pu revoir toute ma famille. Ma plus grande surprise avait �t� Magda; je n'en revenais pas qu'elle ait pu changer � ce point en 13 ann�es.

Mon s�jour � New York commen�a par une grande d�ception. Peu avant mon d�part de Paris, ma m�re nous avait laiss� entendre qu'elle avait l'intention de nous rendre � nouveau visite en France mais que la date n'�tait pas encore fix�e. Or, quelle ne fut pas ma surprise, d�s mon arriv�e, d'apprendre que la date de son d�part �tait fix�e, et que sa place �tait retenue pour le 28 ou 29 mai, donc deux semaines � peine apr�s mon arriv�e. Inutile de dire � quel point j'�tais d�sappoint�. Mais j'avais fini par me r�signer, me disant qu'apr�s le d�part de ma m�re, j'emm�nagerai chez Magda o� je pourrai profiter de son aide pour la recherche d'un emploi et pour mes d�marches �ventuelles. Mon plus grand handicap �tait mon ignorance totale de l'anglais, mon yiddish n'�tait pas non plus � la hauteur, la langue fran�aise, quant � elle, ne pr�sentait aucun int�r�t pratique. Ce fut ma premi�re d�ception importante.

Au bout d'une semaine, j'avais fini par d�nicher un petit journal fran�ais, bien maigrelet, dans lequel je fis para�tre une petite annonce : � un excellent coupeur fourrure, sp�cialis� dans l'allonge, fra�chement d�barqu� de France, cherche emploi �.

� ma vive surprise, le lendemain m�me de la parution de l'annonce, je re�us un appel (le seul d'ailleurs) d'une dame parlant un excellent fran�ais. Apr�s m'avoir salu� tr�s cordialement en me souhaitant la bienvenue, elle m'informa de la situation plut�t pr�caire dans le m�tier, mais il est vrai, nous �tions en plein mois de mai. De fil en aiguille, elle termina en m'invitant � lui rendre une visite si mon emploi du temps le permettait, et ensemble, avec son mari, nous pourrions bavarder.

J'ai saut� sur cette occasion qui se pr�sentait de fa�on si singuli�re, esp�rant vaguement une aide quelconque de leur part car je me sentais vraiment submerg� par toute cette vague anglophone. Cette invitation que j'avais accept�e avec empressement �tait pour le lendemain.

Apr�s deux heures d'un long voyage dans un m�tro assourdissant et avec un retard de plus d'une demi-heure, j'arrivai enfin chez eux. Ils habitaient un immeuble v�tuste assez peu engageant dans l'est du Bronx et leur logement �tait en rapport. Un dr�le de couple. Sans enfants. Immigr�s assez r�cents, Juifs d'origine polonaise. Lui, tel que j'ai pu le juger apr�s quelques instants de conversation, n'avait jamais d� �tre un artiste dans le m�tier. Il �tait plut�t du genre commer�ant, et m�me, commer�ant pas trop orthodoxe. Bref, il avait tout pour faire perdre, et confiance, et espoir. Il me confia qu'il venait justement de perdre son job et pour en trouver un autre, ce n'�tait pas facile. Il cherchait un expert en allonge, poss�dant un certain capital en vue d'une �ventuelle association. Lui, dirigerait les op�rations, il serait le cerveau - il parlait parfaitement le yiddish mais pas un mot d'anglais et mal le fran�ais. Quant � moi, je fournirais l'argent et le travail. En somme, une proposition id�ale pour un � green � (nouveau venu).

Ayant bien compris son man�ge, je les quittai en promettant de leur donner de mes nouvelles apr�s avoir consult� ma famille. De toutes fa�ons, mon peu d'enthousiasme � seulement envisager une �ventuelle existence aux U.S.A. �tait tel � ce moment, que l'id�e d'en parler � ma famille aurait �t� totalement d�nu�e de sens et de logique. Cette id�e n'avait d'ailleurs m�me pas effleur� ma pens�e, je jugeais inutile de poursuivre de tels pourparlers. L'homme m'avait appel� deux ou trois fois puis, voyant mon peu d'empressement, il avait finalement abandonn�.

Je voulais tout de m�me agir honn�tement avec les miens en explorant toutes les possibilit�s pour tenter de d�crocher un emploi quelconque dans la fourrure. J'�tais donc d�cid� � agir le plus vite possible.

� Paris, j'avais eu soin de me faire inscrire au Syndicat des fourreurs, et j'�tais ainsi devenu membre de l'Association des artisans de la fourrure quand je m'�tais mis � mon compte. Pour le cas o� je pourrais trouver un travail � l'essai aux U.S.A., j'avais obtenu un billet de transfert intersyndical qui devait, en principe, me permettre de travailler sans aucune difficult�, avec l'assentiment de l'Union de la fourrure des U.S.A., dans n'importe quel atelier de fourrure.

Je me suis donc rendu en tout premier lieu au si�ge de l'Union. Ne parlant pas l'anglais, on m'avait bien signal� qu'avec le yiddish il �tait possible de se d�brouiller parfaitement. J'avais donc rassembl� tout mon savoir, cr�ant mon propre yiddish avec un large m�lange d'allemand, langue que je ma�trisais tr�s bien. J'ai r�ussi ainsi, avec beaucoup de peine et de mis�re, � expliquer les raisons de ma visite. Le g�rant m'avait re�u avec beaucoup de camaraderie et, dans un excellent yiddish m�l� toutefois d'expressions am�ricaines, m'avait patiemment expliqu� les r�gles du jeu en usage dans l'Union. Mais il me fallait tout d'abord prouver les comp�tences dont j'avais fait �tat. Pour ce faire, je devais passer une esp�ce d'examen devant un jury d�sign� par les instances de l'Union. Compte tenu de mes probl�mes d'expression, je demandai de passer cet examen dans la langue fran�aise. Le g�rant me promit de faire l'impossible pour d�nicher un interpr�te. Justement, le lendemain devait se tenir une r�union de la Commission ex�cutive qui pouvait fort bien faire office de jury d'examen. Nous nous sommes alors mis d'accord pour le lendemain � quinze heures.

Tout le comit� �tait pr�t et m'attendait. Tous me regardaient comme une b�te curieuse, m�me mon soi-disant interpr�te � qui je m'�tais adress� en fran�ais et qui me r�pondit en yiddish, m'assurant qu'il comprenait tout mais ne savait pas bien s'exprimer. J'acceptai son � aide � et donnai le feu vert aux questions que le jury me posa en anglais par l'interm�diaire de mon interpr�te. � la question

� comment je calculerais la surface d'une peau de vison pour r�aliser une bande allong�e et le nombre de coupes que je placerais, et comment �, je me lan�ai dans toute une s�rie d'explications tr�s approfondies.

Je suis persuad� que mon interpr�te n'avait gu�re saisi plus du dixi�me de mon discours, mais ne voulant sans doute pas se d�consid�rer aux yeux de ses coll�gues, il opinait du chef avec beaucoup de conviction � chacune de mes phrases.

Finalement, il n'y eut pas d'autre question et le jury, � l'unanimit�, m'accorda la permission de travailler comme coupeur de vison au sein de l'Union, bien que de ma vie, je n'avais, jusqu'� ce jour, vu une seule peau de vison. Seulement l'Union ne pouvait me fournir un job tout simplement parce qu'il n'y en avait pas de disponible en ce moment, mais on me donna l'assurance qu'au cas o� je trouverais un travail, on ne verrait aucune raison de s'opposer � mon embauche.

Je les quittai avec un certain sentiment de rancœur tout en les remerciant de leur amabilit� et avec la certitude de ne plus jamais les revoir. En attendant, j'essayai de me lier quelque peu avec mon ex-interpr�te qui, dans la conversation qui avait suivi mon �trange examen, m'avait fourni des renseignements int�ressants sur la m�thode utilis�e chez les fourreurs pour rechercher un emploi. Il m'avait �galement donn� l'adresse de deux Hongrois qui exer�aient le m�tier depuis d�j� plusieurs ann�es. Ils pourraient tr�s certainement venir � mon aide par des conseils utiles. Il m'avait �galement indiqu� la fa�on de proc�der pour rechercher un emploi dans la fourrure. Il y avait un genre de march� (un � market �) sur la 7e Avenue, entre la 27e et la 30e Rue. L�, sur le trottoir, fumant et bavardant, se tenaient des ouvriers fourreurs en qu�te de travail. Les patrons, principalement des petits patrons qui avaient besoin d'ouvriers, souvent � titre de d�pannage, venaient, comme dans le temps dans les pays balkaniques, au � Market � pour embaucher pour quelques jours ou m�me pour quelques heures.

Un beau matin, je me suis donc rendu au � Market �. � ma grande surprise, je n'avais pas encore termin� ma deuxi�me cigarette que j'�tais accost� par un homme � peu pr�s du m�me �ge que moi. Directement, sans autre pr�ambule, il s'informa en yiddish de la date de mon arriv�e au pays. Comment donc avait-il su que je venais � peine de d�barquer? Il me r�pondit que j'avais �t� trahi par mes v�tements europ�ens. De fil en aiguille, nous avons d�cid� d'aller ensemble � la recherche de travail. Lui �tait coupeur et connaissait un peu d'anglais, mais tr�s bien le yiddish.

Ensemble nous avons �t� voir quelques rares ateliers en activit�. Sans r�sultat. Nous nous sommes retrouv�s deux jours de suite. Finalement, d�go�t�, j'ai abandonn� les recherches. Avant de d�cider quoi que ce soit, j'ai quand m�me �t� voir les deux Hongrois. Les deux ateliers �taient ferm�s. D�courag�, je renon�ai d�finitivement � rechercher tout travail, tout au moins dans la fourrure.

Entre-temps, ma m�re �tait partie pour la France. J'avais, � mon sens, tent� vraiment l'impossible pour trouver un emploi et, sauf � devenir boulanger, prolonger mon s�jour aux U.S.A. ne pr�sentait plus aucun int�r�t. Ma d�funte belle-sœur Tessy, la premi�re femme de Bandi, aurait voulu, � cette �poque, que je devienne le partenaire de Bandi dans l'affaire de boulangerie qu'ils poss�daient en association avec un autre Hongrois. Elle proposait que la famille, en se cotisant, rach�te la part de l'associ�, mais Bandi s'�tait farouchement oppos� � ce projet. Il ne voulait � aucun prix me voir tomber dans cet engrenage que lui-m�me avait �t� contraint d'accepter, la boulangerie. Il �tait intraitable sur ce point et c'est pourquoi, tenant �galement compte du refus cat�gorique de Claire de laisser ses parents, il pr�f�rait plut�t me voir regagner Paris.

Nous avons donc d�cid� que je ferai une demande pour un � permis de retour � valable deux ans, et, d�s son obtention, je quitterai alors les �tats-Unis.

Au bout de cinq semaines de s�jour � New York, je commen�ai donc � pr�parer mon d�part, retour peu triomphal, mais souhait�, j'en �tais s�r, par tout le monde. L'attente du permis me sembla une �ternit� mais l'espoir de revoir tr�s bient�t les miens, de revenir et de ne plus jamais recommencer cette folie, me remplissait de joie. J'avais enfin un but. Je commen�ai, comme � l'�poque o� j'�tais en prison, � compter les jours. Finalement, quand j'ai obtenu ce fameux permis et connu en m�me temps la date de mon d�part, l� j'ai commenc� � compter, non seulement les jours, mais aussi les heures et m�me les minutes.

Je crois que c'est le 8 ou 10 juillet que j'ai embarqu� sur le grand paquebot � Queen Mary �, le jumeau de celui que j'avais pris huit semaines auparavant le � Queen Elisabeth �. La vie sur le bateau �tait la m�me, toujours aussi ennuyeuse, comme � l'aller, sauf que la mer au mois de juillet �tait calme, majestueuse. Je pouvais passer la journ�e enti�re sur les diff�rents ponts. J'entendais bien plus parler le fran�ais et, comme mon moral �tait � son z�nith, tout me paraissait plus gai, plus acceptable. Les cinq journ�es de travers�e �taient bien longues, mais j'avais le sentiment de sortir d'un long tunnel dont je pouvais maintenant apercevoir le bout.

Inutile de d�crire la grande joie des retrouvailles. Claire m'attendait � la gare avec Georges, Daniel �tait rest� � la maison avec ma m�re et ma belle-m�re. Bien que ma m�re ait �t� quelque peu d��ue de mon retour, elle semblait bien comprendre les difficult�s de ma situation. Mon � permis de retour � l'incitait � conserver l'espoir d'une venue possible aux U.S.A. de toute la famille. Pour ma part, j'avais fait la promesse � Claire (et aussi � moi-m�me) que nous ne quitterions pas la France maintenant, ni peut-�tre m�me jamais.

Une bonne nouvelle m'attendait � mon arriv�e. J'apprenais le mariage prochain de Fran�ois avec Jacqueline qu'il fr�quentait d�j� depuis un certain temps. Effectivement, leur mariage eut lieu quelques deux � trois semaines apr�s mon arriv�e.

D�s mon retour, j'avais repris contact avec les Chayette, remis en marche mon atelier et j'avais pu recommencer � travailler. Je me rendais compte que mon local �tait bien trop exigu et ne faisait plus mon affaire. Je d�cidai de le vendre. Ce n'�tait pas une chose ais�e, m�me en supportant une perte importante. J'avais donc �t� oblig� d'attaquer la saison qui s'annon�ait assez forte sans pouvoir envisager un changement quelconque lorsque, en plein mois de novembre, je re�us une offre, la seule et unique, � un prix bien peu int�ressant. Comme j'avais h�te de me d�faire de ce local, j'acceptai et la transaction eut lieu. Je devais lib�rer les locaux pour le mois de f�vrier.

Claire et moi avons alors rassembl� toute notre �nergie pour courir la place de Paris � la recherche d'un local convenable - et d�finitif, pour exercer mon m�tier. Inutile de dire que ce n'�tait pas une mince affaire. Apr�s maintes et maintes visites de locaux de toutes sortes, plus ou moins convenables, mais tr�s chers, le hasard nous avait fait tomber sur une ancienne cordonnerie, magasin tr�s spacieux, qui �tait ferm� depuis des ann�es. Il �tait situ� � dix minutes de marche de notre domicile, au 6 rue Voltaire, tout pr�s du boulevard Voltaire, � quelques pas du m�tro Boulets-Montreuil. C'�tait un genre de boutique de quartier qui pouvait faire amplement mon affaire, surtout que le prix �tait tr�s raisonnable. Il y avait �videmment des frais importants d'am�nagement mais, l'un dans l'autre, avec l'argent r�cup�r� de la vente de la rue Rochechouart plus un suppl�ment � rajouter, nous pouvions y arriver. Il n'y avait donc plus � r�fl�chir, le prix et l'urgence aidant, j'optai pour l'achat.

Tout se passa tr�s bien et d�s le 1er janvier, j'�tais propri�taire du bail. En quinze jours mon installation �tait parachev�e gr�ce aux soins d'un bon menuisier. Ce magasin poss�dait deux grandes vitrines sur la rue et je les avais s�par�es en deux parties. Une premi�re petite partie avec une vitrine, un petit gu�ridon, deux chaises et un miroir, formait une esp�ce de petite boutique. Tout le restant, s�par� par des panneaux, servait d'atelier. Le local repr�sentait au moins quatre fois celui de la rue Rochechouart dont l'atelier proprement dit, faisait le triple de l'ancien. J'avais pu ainsi continuer mon travail sans aucun arr�t jusqu'� la fin de la saison, c'est-�-dire jusqu'au mois de mars. M�me pendant la morte saison j'ai eu un peu de travail, de droite et de gauche. Le magasin �tant ouvert sur la rue, j'avais m�me r�ussi � faire la vente d'un manteau de sconse, fabriqu� enti�rement avec des peaux de � gratte �, � un prix appr�ciable. Mon affaire se pr�sentait sous un jour tr�s favorable et pour la premi�re fois j'entrevoyais mon avenir dans la fourrure avec confiance.

Au fur et � mesure que les mois de morte saison passaient, une �trange �pid�mie se d�veloppait que j'avais surnomm�e � la fi�vre du Canada �. Tout le monde en parlait. Paris �tait, � cette �poque, plein d'�trangers venant de tous les horizons possibles et qu'on appelait des

� personnes d�plac�es �. Tous ces gens r�vaient principalement de deux pays de cocagne : les �tats-Unis et le Canada, qui �tait tout pr�s du mirage am�ricain.

Plusieurs de mes amis, touch�s par cette fi�vre des d�placements, apeur�s par la recrudescence d'une psychose de guerre et par la guerre elle-m�me en cours en Indochine, avaient d�cid� de quitter l'Europe et d'aller s'installer au Canada, plus exactement au Qu�bec o�, disait-on, on parlait le fran�ais.

La guerre de Cor�e suivie d'une tr�ve tout ce qu'il y avait de fragile, la guerre d'Indochine, la lutte clandestine en Alg�rie, le blocus de Berlin avec toute la guerre froide entre les �tats-Unis et la Russie, tout cet ensemble contribuait � la naissance d'une v�ritable psychose de guerre qui commen�ait � �branler la belle confiance que je venais tout juste d'acqu�rir et qui m'avait fait si bien augurer de mon avenir.

Constatant que tous ceux qui avaient eu la chance de survivre � cette guerre affreuse souhaitaient quitter l'Europe, ni mes beaux-parents, ni Claire, ne pouvaient rester insensibles � cette nouvelle trag�die qui semblait vouloir se pr�parer. Le Canada se pr�sentait comme la meilleure solution � tous les maux actuels et futurs. De plus, Emma et sa famille, � d�faut de pouvoir �migrer aux U.S.A., avaient choisi eux aussi comme refuge pr�alable le Canada. Un de mes amis d'enfance, Molnar, se trouvait avec les siens depuis d�j� deux ans � Montr�al et avait �t� rejoint par plusieurs familles de ma ville d'origine, Debrecen. Mon tr�s grand ami de toujours, Krausz Loli, n'attendait qu'un mot de moi pour quitter la Hollande qu'il avait tellement d�sir�e pourtant, et s'�tablir au Canada en notre compagnie.

Finalement, le feu vert vint de mes beaux-parents. Ma belle-m�re qui, durant toutes ces longues ann�es v�cues en France, n'avait jamais vraiment pu s'habituer au mode de vie, ni � la langue fran�aise, cherchait toujours, soit � retourner en Hongrie ou � s'embarquer pour les �tats-Unis. Elle avait �t� la premi�re � parler du Canada et consid�rait que rien ne les emp�cherait de nous suivre sit�t que nous serions �tablis. Pour mon beau-p�re, le grand avantage �tait qu'on y parlait le fran�ais.

Les d�s �taient jet�s, le conseil de famille avait d�cid�. Nous allions �migrer au Canada. Malheureusement, ni Fran�ois, ni Jacqueline ne tenaient � quitter la France, et Claire et moi avons mis l'affaire en branle nous-m�mes. Pour �viter les d�marches au consulat du Canada qui �tait tr�s encombr�, j'avais d�cid� d'user de mon droit de retour aux �tats-Unis dont le consulat �tait bien moins encombr�. Cela avait grandement facilit� nos d�marches. En nous pr�sentant � l'ambassade, j'avais obtenu le visa d'immigration pour Claire et les enfants en l'espace d'une matin�e. Nous avions donc convenu de nous embarquer pour les �tats-Unis et, de l�, faire nos d�marches pour rejoindre le Canada.

Le programme �tant �tabli, il fallait avant tout liquider le peu de biens que nous poss�dions: mon magasin et notre logement. Ce dernier n'�tait pas un probl�me car il y avait bien plus de gens � l'aff�t d'un appartement que d'offres. Beaucoup plus de difficult� avec le magasin o�, seul le hasard, la chance, pouvaient m'aider. Comme celle-ci ne m'avait jamais abandonn�, apr�s deux mois d'attente plus ou moins anxieuse, j'avais eu un client et nous avions b�cl� l'affaire en dix minutes. Lui avait mis la main sur ce qu'il cherchait, et moi, j'avais trouv� mon compte dans cette transaction.

C'�tait la fin septembre. Emma et sa famille �taient d�j� sur le point de quitter la France pour le Canada. Leur d�part �tait pr�vu pour la mi-octobre. En ce qui nous concernait, je ne pouvais fixer la date du n�tre. Il fallait tout d'abord attendre la parution au Journal Officiel de la cession de mon droit au bail.

Entre-temps, voulant faire mes adieux � mon ancien patron, Andr� Chayette, celui-ci me proposa d'essayer de joindre l'utile � l'agr�able. Il me restait au moins dix semaines d'attente avant mon d�part. Pourquoi ne pas venir travailler chez lui, en attendant, dans son atelier? Son offre �tait tr�s all�chante. Il me proposait 500 francs l'heure, soit 1 $ ce qui, � cette �poque, dans ce m�tier, �tait pour ainsi dire inconcevable. Il est vrai que nous �tions en pleine saison et qu'il avait besoin de main-d'œuvre mais, il me semble tout de m�me qu'il aurait pu trouver � meilleur compte. J'acceptai avec empressement.

En voyant ma fa�on de travailler, il fut, je peux le dire, �bahi. Selon ses termes, j'avais une mani�re de proc�der tr�s � acad�mique �, digne d'admiration. Durant ces quelques semaines pass�es c�te � c�te, nous nous sommes rapproch�s encore plus, d�veloppant une amiti�, une franche camaraderie bas�e principalement sur le m�tier, l'art de la fourrure. � tel point, qu'apr�s trois semaines de collaboration, il me proposa une association � des conditions � d�finir.

Dommage, mais mon d�part �tait non seulement d�cid�, mais tout � fait au point. Mes biens �taient vendus, y compris notre logement. Les billets de bateau �taient d�j� en poche et le d�part fix� au 8 d�cembre sur le paquebot � Europe �, b�timent fran�ais r�cemment obtenu des Allemands � titre des dommages de guerre.

Apr�s avoir mis en ordre tous mes papiers, encaiss� tout ce que j'avais pu monnayer, achet� les billets de train et de bateau, ma fortune totale se montait � 1,100 $ am�ricains. Ce n'�tait pas une somme importante mais elle pouvait nous �viter d'�tre � la charge de quiconque.

Le 8 d�cembre 1951, donc, nous avons embarqu� sur l' � Europe � au port du Havre en Seine-Maritime. Cette fois-ci, la travers�e ne pouvait se comparer aux deux autres que j'avais effectu�es l'ann�e pr�c�dente. Tout d'abord, en compagnie des �tres qui m'�taient les plus chers, ma petite famille � moi, cette travers�e pouvait repr�senter une croisi�re d'agr�ment. Le bateau se pr�tait merveilleusement � cette fonction. De plus, tout se passait en fran�ais. Cuisine fran�aise excellente dans la salle � manger o�, tous les jours, la m�me table (pour quatre) nous �tait attribu�e. Notre cabine �galement �tait tr�s confortable.

Je garderai toujours de cette travers�e un souvenir tr�s agr�able. Nous avions m�me trouv� de la compagnie, un couple hongrois avec une jeune fille de 16 ans qui se dirigeaient vers D�troit.

Notre Georges, le jour m�me de l'embarquement, au bout de quelques heures, semblait parfaitement � son aise; il �tait chez lui. Daniel avait eu du mal � s'adapter et, surtout � table, manifestait sa mauvaise humeur. Le deuxi�me jour, Georges avait d�couvert la salle de cin�ma et passait le plus clair de son temps � regarder tout ce qui se d�roulait sur l'�cran.

Les cinq jours de travers�e fil�rent � une vitesse de croisi�re et cette expression prenait ici tout son sens. Le 13 d�cembre (date qui �tait le 10e anniversaire, jour pour jour, de mon transfert de Drancy � Compi�gne), nous apercevions au loin la statue de la libert�, cadeau offert par la France, et � trois heures de l'apr�s-midi, nous accostions au quai no 18 du grand port de New York.

Toutes les formalit�s pour l'immigration �taient accomplies, tous les papiers tamponn�s de haut en bas par les douzaines de pr�pos�s mont�s � bord d�s le petit jour. Vers quatre heures trente, nous commencions � d�barquer. Priorit� �tant donn�e aux familles avec des enfants en bas �ge, nous avions �t� parmi les premiers � d�barquer.

Au d�barcad�re, ma m�re et ma sœur Magda nous attendaient. Nous avait attendu �galement une bonne temp�te � maison �, absolument inattendue, comme il en surgit parfois soudainement en Am�rique du Nord. La voiture de mon beau-fr�re Jack �tait l� aussi. Elle �tait conduite par un ami, chauffeur de taxi, car Jack ne pouvait s'absenter de son magasin de boucherie. Cet ami qui habitait le m�me immeuble, avait volontiers accept� de venir nous chercher au d�barcad�re. Malheureusement, la voiture, par suite de la temp�te, affirmait le chauffeur de taxi, � cause d'une conduite maladroite, pr�tendait Jack, avait subi quelque chose comme un d�r�glement du diff�rentiel et c'est avec trois heures de retard, vers les neuf heures du soir seulement, que nous avons pu arriver au domicile de Magda, Broadway et 207e Rue, o�, sur le m�me palier, habitait aussi ma m�re dans un petit logement d'une chambre, living-room et cuisine.

Enfin arriv�s, fatigu�s de ce long voyage, mais surtout de cette derni�re attente avec la voiture, nous nous sommes install�s chez ma m�re o� nous devions s�journer provisoirement. Le plus fatigu� de nous tous �tait naturellement Daniel qui, d�s notre arriv�e dans le logement, s'�tait fourr� dans un coin, face au mur, ne voulant plus conna�tre personne. Finalement, Leslie Katz, qui � cette �poque devait avoir 7 � 8 ans, a pu r�ussir, tout en lui parlant avec le savoir-faire propre aux enfants, � le faire bouger et sortir de son coin. Ainsi commen�a notre vie temporaire chez ma m�re.

Au d�but, ma m�re ainsi que tous les membres de la famille nous harcelaient pour nous inciter � changer nos plans et nous faire rester aux �tats-Unis. Mais nous avons, Claire et moi, r�ussi � les convaincre, et ils ont admis les raisons qui nous poussaient � vouloir atteindre d�s que possible le Canada, o� les parents de Claire auraient la possibilit� de nous rejoindre. Comme la famille Katz se pr�parait all�grement � la premi�re grande f�te de famille : la bar-mitsvah de leur fils a�n� Seymour, nous nous sommes mis d'accord pour rester jusqu'� la date de cette c�r�monie pr�vue pour le 14 f�vrier 1952.

Il s'agissait de deux mois. Cette dur�e nous paraissait bien longue tant nous nous sentions d�pays�s, aussi bien � cause du climat que par le mode de vie tellement diff�rent. Mais nous avions accept� avec une certaine r�signation cette volont� du destin.

D�s la premi�re semaine je m'�tais rendu � l'ambassade du Canada pour demander les papiers n�cessaires � l'immigration. � ma grande surprise, je n'y ai pas re�u l'accueil chaleureux que j'esp�rais, au contraire. Tout le monde prenait un air embarrass�, contrari�, ne comprenant pas pourquoi un Europ�en, �migr� aux �tats-Unis, pouvait bien vouloir �changer ce pays contre un autre, quel qu'il soit. Apr�s mes explications concernant la langue fran�aise parl�e au Qu�bec et aussi la possibilit� de faire venir mes beaux-parents rapidement, sans m�me que nous soyons citoyens canadiens, les employ�s n'ont pu que m'approuver. Mais, � leur grand regret, il n'y avait pas d'office d'immigration � New York, et ils me conseill�rent de me rendre � Montr�al, ce que je me suis propos� de faire au plus t�t.

Emma et sa famille s'y trouvaient d�j� depuis fin octobre. Pour ma part, avec mon statut d'immigrant aux �tats-Unis, j'avais re�u un papier m'autorisant � voyager et, le 28 d�cembre, je prenais le train pour Montr�al en compagnie d'un cousin de Tessy.

Les Roth �taient d�j� install�s comme il faut dans un appartement comprenant une entr�e, living-room, deux chambres, cuisine, salle de bain, avec, comme on le disait, tout le confort, dans un district qui, � cette �poque, �tait consid�r� parmi les meilleurs, � Outremont, rue Davaar. Le loyer de 100 dollars canadiens par mois pouvait �tre consid�r� comme tr�s �lev� mais la raret� des logements corrects dans les quartiers ouest de la ville avait fait grimper les prix. Pour obtenir cet appartement, ils avaient d� d�bourser une ann�e de loyer d'avance, avec un bail de deux ans, et chaque mois, ils versaient 50 $. Pour subir de telles conditions, il fallait vraiment �tre tomb� sur un propri�taire aussi fourbe que l'�tait Monsieur Hilf, et aucun des nombreux amis qui depuis des mois ou m�me certains, depuis des ann�es, comme les Molnar, r�sidaient dans le pays, n'avait r�alis� la rouerie d'un tel proc�d�. Au contraire, nous aussi �tions tomb�s dans ce m�me panneau! Nous avons obtenu un contrat identique du m�me propri�taire, dans le m�me immeuble, mais au 3e �tage, et avec une chambre de moins pour 75 $ par mois.

Arriv�s � Montr�al d�s le lendemain, nous nous sommes rendus, Emma et moi, au bureau de l'immigration o�, en une demi-heure � peine, tout a �t� r�gl�. L'officier responsable, je me souviens encore de son nom, Monsieur Le Fran�ois, m'avait donn� des instructions : je n'avais qu'� d�cider du jour exact, choisir notre train, le faire savoir par lettre ou par t�l�phone � ma sœur qui, � son tour, pourra lui donner toutes les pr�cisions par t�l�phone. � la fronti�re, c'est-�-dire � Lacolle, les agents de l'Immigration nous attendront et accompliront dans le train m�me, toutes les formalit�s n�cessaires et nous pourrons, ainsi, parvenir � Montr�al en tant qu'immigrants officiels, munis de tous les papiers r�glementaires, sign�s et tamponn�s.

J'annon�ai aussit�t par t�l�phone � Claire la bonne nouvelle de la r�ussite rapide de mes d�marches. Puis, sur l'insistance d'Emma, de Tibi, des Molnar, et bien s�r avec l'accord de Claire, je d�cidai de prolonger mon s�jour � Montr�al de quelques jours, surtout pour f�ter, en leur compagnie, le Nouvel An.

Nous avions � nous rendre � un � party � organis� par de nouveaux immigrants, chacun devant apporter sa propre bouteille. Je voulais donc, moi aussi, aller acheter ma bouteille chez un commer�ant du quartier. Emma m'apprit alors, que pour obtenir cette denr�e rare, il fallait se rendre dans un magasin sp�cialis�, sous l'enseigne � Liqueur Commission �, g�r� par le gouvernement lui-m�me, et situ� � une vingtaine de minutes de marche, sur l'avenue du Parc. Il ne faut pas oublier de signaler que dehors, il faisait -20o Celsius, la neige accumul�e dans les rues atteignait facilement une hauteur d'un m�tre et qu'un vent glacial soufflait sans arr�t � une vitesse de 30 � 40 km/heure. Enfin cette sortie s'av�rait plut�t farfelue, mais ma curiosit� �tait bien plus forte que la temp�te qui se pr�parait insidieusement dans les coulisses.

En compagnie de ma ni�ce Rose-Marie qui devait me servir de guide, nous voici partis. Apr�s 10 minutes pass�es � grelotter en attendant les � petits chars � (le tramway), nous avons pu embarquer dans un de ces engins, v�ritable glaci�re. Apr�s 15 minutes d'un voyage affreusement cahoteux, nous d�barquions au coin de la rue Bernard et de l'avenue du Parc. Nous avions du mal � d�nicher ce fameux magasin (ce n'�tait certes pas Rose-Marie qui avait l'habitude de le fr�quenter) et, toujours marchant sous un vent de plus en plus violent, la neige commen�ait maintenant � tourbillonner. Je finis par m'adresser � un bon samaritain qui paraissait bien conna�tre ces lieux. J'appris ainsi que ce magasin se trouvait bien � proximit� mais qu'il avait d�, � cette heure-ci, fermer ses portes depuis d�j� un bon quart d'heure, � six heures pr�cises, � cause des f�tes - les employ�s, eux aussi, avaient apr�s tout droit � un cong� comme tout le monde. Ces derni�res paroles �taient prononc�es d'une voix assez forte, ce qui me donna envie de d�guerpir au plus t�t - ce que nous avons fait aussit�t, Rose-Marie et moi.

Sans vouloir tenter une autre aventure avec les � petits chars �, nous avons entam� une marche, d'abord acc�l�r�e, suivie d'un pas de course pr�cipit� qu'on aurait facilement pu prendre pour un v�ritable sauve-qui-peut. Mi-d�sappoint�s, mi-furieux, mais surtout gel�s sur tout le corps et jusqu'au tr�fonds de l'�me, nous arriv�mes ainsi tous deux � la maison - sans la bouteille.

Ce fut ma premi�re grande exp�rience du plein hiver canadien qui sera suivie de nombreuses autres au fil des ann�es pass�es dans ce pays de neige et de glace.

Nous nous sommes tout de m�me rendus � ce � party � de la Saint-Sylvestre et nous y sommes fort bien amus�s.

Le 2 janvier je reprenais le train pour New York. Pendant six semaines nous avons v�cu en famille tout en pr�parant notre avenir au Canada et aidant �galement � la pr�paration de la f�te de la bar-mitsvah de Seymour. Soucieux de ne pas d�ranger le bon d�roulement de la c�r�monie avec la pr�sence de nos deux gar�ons, nous avions d�cid�, Claire et moi, de les laisser � la maison sous la garde du fils de nos amis, les Wallerstein, un jeune homme de 18 ans. Maintenant, je peux avouer que j'ai bien regrett� par la suite de ne pas avoir os� les emmener avec nous � la f�te, comme Magda qui avait bien pris avec elle Alwyn, de 9 mois le cadet de Daniel. La seule et unique explication est qu'� cette �poque, nous �tions encore totalement sous l'influence europ�enne d'apr�s-guerre et pas du tout entr�s dans les mœurs am�ricaines. L'organisation d'une c�r�monie aussi fastueuse et aussi on�reuse autour d'un simple anniversaire de naissance nous avait paru un r�el gaspillage des valeurs mat�rielles et morales. Si quelqu'un m'avait pr�dit que sept ans plus tard nous agirions de m�me, je lui aurais tout simplement ri au nez. � Tempora mutantur �.

Finalement le grand jour �tait arriv�. Samedi matin, apr�s la c�r�monie usuelle � la synagogue du quartier, tous les convives, en fin d'apr�s-midi, se retrouv�rent dans une tr�s grande salle de r�ception et, vers 18 heures, la f�te commen�a. Tout d'abord les cocktails accompagn�s de nombreuses vari�t�s d'amuse-gueule. Vint ensuite le d�ner, tr�s fin, de la haute gastronomie, boisson � volont�, service impeccable, tout �tait parfait. La bonne chair et la danse aidant, l'atmosph�re s'�chauffait; une franche gaiet� emplissait le cœur de chacun. C'�tait une r�ception on ne peut mieux r�ussie qui devait co�ter, � cette �poque, au moins 3,000 dollars. Claire et moi �tions sid�r�s devant tout ce faste, cette magnificence, que nous consid�rions comme du gaspillage. En retour, cette f�te nous a appris et fait comprendre une grande v�rit�. C'est que nous �tions arriv�s, non seulement au Nouveau-Monde, mais dans un monde nouveau, et qu'il allait falloir nous int�grer de notre mieux. �tant d'assez bons �l�ves, nous y sommes parvenus � merveille.

Le lundi soir qui suivit le jour de la r�ception, le 15 f�vrier 1952, nous avons fait nos adieux et avons pris le train, Claire, les deux gar�ons et moi, avec tous nos bagages pour Montr�al. Le train �tait � moiti� vide, le voyage monotone. Les enfants s'�taient endormis tandis que Claire et moi, nous nous morfondions, songeant � l'avenir qui nous attendait. Apr�s une nuit blanche, nous arriv�mes enfin vers sept heures du matin � la fronti�re am�ricano-canadienne, exactement � � Rouses-Point � o�, apr�s un bref arr�t, juste le temps pour que les agents des Douanes et Immigration grimpent dans le train, celui-ci repartait tout cahotant, gardant une cadence uniforme sur tout le parcours.

Tout se pr�sentait comme pr�vu et selon l'assurance donn�e par Monsieur Le Fran�ois. D�s le d�part du train, trois inspecteurs de l'Immigration p�n�tr�rent dans notre voiture, criant mon nom � haute et intelligible voix, nous cherchant � tue-t�te dans un wagon pratiquement vide. Ils s'install�rent sur la banquette, face � nous, nous questionn�rent longuement, y compris les enfants, remplissant d'innombrables pages. Ils nous remirent enfin, � chacun d'entre nous, une carte jaune d�ment tamponn�e � Landed Immigrant �.

C'est ainsi que le 15 f�vrier 1952 nous sommes officiellement devenus des immigrants, de futurs citoyens de ce grand pays.

� la gare Windsor, nous �tions attendus par Emma et par une ville toute couverte d'une neige immacul�e, �clair�e par un soleil radieux. J'ai encore devant les yeux la sc�ne de notre arriv�e. Le vent frisquet de l'hiver canadien nous faisait claquer des dents. Georges, bien que prot�g� �galement par l'ample manteau de Claire, ne cessait de grelotter; Daniel, lui, �tait bien couvert dans ses v�tements de neige. Quant � moi, absorb� par toutes mes valises, je n'avais pas le temps de penser au froid.

Apr�s nous �tre engouffr�s dans un taxi conduit � ma grande surprise par une femme, ce que, � ce jour, je n'avais encore jamais vu, nous primes le chemin du domicile de ma sœur o� nous devions, en principe, s�journer une quinzaine de jours, le temps de pouvoir prendre possession de notre propre logement situ� � l'�tage sup�rieur dans le m�me immeuble.

Les Roth, aussi, avec leurs deux filles, l'une de 12 ans, l'autre de 4 ans, �taient encore tout � fait � l'aube de leur nouvelle existence dans ce pays neuf, perdus, ne sachant par quel bout entamer le chemin de leur nouvelle vie. Ils �taient arriv�s avec une somme rondelette (12 fois autant que nous), mais Tibi ne connaissait pratiquement aucun m�tier recherch� dans l'imm�diat. D'ailleurs, en g�n�ral, il n'y avait que tr�s peu de possibilit�s. Les emplois disponibles �taient tr�s rares, m�me pour les ouvriers sp�cialis�s, exception faite des ajusteurs-outilleurs et autres ouvriers m�tallurgistes. Finalement, il ne lui restait que le commerce qui, par contre, exigeait de l'exp�rience et la connaissance des deux langues, principalement l'anglais. Pour Tibi, ni l'anglais, ni le fran�ais, ne faisaient d�faut. Donc, disposant d'un certain p�cule, il s'orienterait vers le commerce. Faute d'exp�rience malheureusement, il �tait tomb� sur une mauvaise affaire. En octobre 1951, peu apr�s leur arriv�e � Montr�al, en cherchant un quelconque d�bouch�, il avait fait connaissance, par l'interm�diaire d'un Hongrois, d'un commer�ant qui poss�dait une toute petite boutique sur la rue Ste-Catherine, entre Bleury et St-Alexandre, une esp�ce de succursale de la boulangerie � Richstone � o�, en dehors du pain et de la p�tisserie, il vendait aussi un peu de petite �picerie. Selon ses dires, l'affaire valait � cette �poque une dizaine de milliers de dollars. Mais Tibi n'avait pas pu, ou avait omis de contr�ler s�rieusement cette affirmation. La boutique devait rester ouverte au public au moins 18 heures par jour. Il cherchait donc un associ� poss�dant un capital couvrant la moiti� de la valeur du fonds, soit 5,000 $, et assurant la moiti� du travail, les profits �ventuels �tant �galement partag�s en deux.

La personnalit� de Tibi ne pouvait que donner enti�re satisfaction � tous points de vue. Tibi, quant � lui, ne voyait dans cette affaire que le moyen d'obtenir une r�mun�ration. Il �tait pr�t, en somme, � acheter un bon emploi pour 5,000 $. Ils se mirent d'accord et, � la mi-novembre 1951, Tibi avait commenc� son m�tier de marchand de pain. L'id�e, en soi, n'�tait pas mauvaise. Le pain avait toujours �t�, et est encore un aliment de premi�re n�cessit�, mais certainement pas sur la rue Ste-Catherine car, d�j� � cette �poque, rares �taient les gens qui y r�sidaient vraiment. �ventuellement, il y en avait dans les rues alentour, qui elle-m�mes �taient bien pourvues en commer�ants d'alimentation. Par ailleurs, le type n'avait pas dit la v�rit� en ce qui concernait le montant du profit. Il avait avanc� la coquette somme de 150 � 200 $ par semaine, ce que Tibi avait pris pour argent comptant. Quelle ne fut pas sa d�ception de s'apercevoir qu'il atteignait � peine 70$ par semaine pour un travail, et surtout une pr�sence de 9 heures par jour, 7 jours sur 7. C'�tait rageant pour lui, mais que d�cider maintenant? Bien oblig� de faire contre mauvaise fortune, bon cœur, et attendre un moment propice pour changer le cours des �v�nements. Les relations entre les deux associ�s �taient pratiquement nulles, sauf pour l'essentiel qui concernait la bonne marche de l'affaire et, avec le temps, la situation devenait de plus en plus d�licate. Voil� o� ils en �taient lors de notre arriv�e.

Comme notre logement ne pouvait �tre disponible avant le 1er mars, nous avons �t� oblig�s d'accepter l'hospitalit� g�n�reusement offerte par Emma et Tibi pour les deux semaines � venir. Profitant de leurs bons conseils, nous avons fait l'acquisition d'un mobilier pour une chambre � coucher pour nous deux, et pour les gar�ons, d'un divan � deux places, ainsi qu'un mobilier d'occasion en excellent �tat pour une salle � manger. Des locataires pr�c�dents, nous avions repris une table de cuisine, quatre chaises en bois blanc, les stores v�nitiens de la fen�tre de la salle � manger et ceux de la chambre des enfants, le tout pour 50 $. Notre ameublement nous paraissait ainsi suffisant. Bien s�r, il nous manquait pas mal de choses mais, au fur et � mesure que j'ai pu ramener un salaire, au fil des semaines, nous sommes arriv�s � combler les vides. Apr�s toutes ces grosses mais indispensables d�penses, notre situation p�cuniaire �tait devenue assez pr�caire. Pour tenir le coup en attendant de trouver une situation quelconque et pouvoir r�gler mes comptes avec le propri�taire � qui, selon notre contrat, je devais payer 900 $ � titre d'avance sur les loyers qui s'�levaient � 75 $ par mois, avec un bail de deux ans, je me suis trouv� dans l'obligation d'emprunter 400 $ � Tibi.

Le 1er mars nous avons pris possession de notre logement. Je m'�tais accord� quinze jours pour am�nager et installer compl�tement notre petit paradis. Pass� ce d�lai, je me suis mis � la recherche d'un emploi, et l�, pendant deux semaines, je me suis trouv� dans des alternances d'espoir et de d�couragement.

Il faut, ici, que je mentionne que mon cher ami, Loli Krausz, se trouvait d�j� � Montr�al depuis quatre ou cinq mois. Il avait m�me d�j� tent� un essai dans la fourrure, je dis bien tent�, car au bout de quelques semaines, la firme o� il travaillait avait �t� mise en faillite, lui faisant perdre deux semaines de salaire. Il avait ainsi acquis une premi�re exp�rience qui, bien que malheureuse, �tait tout de m�me une exp�rience. Donc, comme lui aussi, j'�tais � la recherche d'un emploi. Nous avons conjugu� nos efforts, unissant notre force et notre courage, � l'aff�t des moindres possibilit�s qui pouvaient se pr�senter dans le m�tier, ne n�gligeant aucun tuyau pour n'importe quelle sorte de travail. C'est ainsi qu'un jour, nos inlassables recherches quotidiennes nous amen�rent jusqu'� des chantiers de construction, dans la boue et la neige (oui, au mois de mai, il y avait encore de la neige) et naturellement, sans aucun succ�s.

Tout en continuant nos d�marches chez Steinberg, Pascal, et autres grandes entreprises, avec ou sans recommandation, sans arriver � d�crocher le moindre emploi, en d�sespoir de cause, nous avons d�cid� de faire carr�ment du porte-�-porte dans le Centre, chez les fourreurs. Loli parlait tant bien que mal le yiddish, en tous cas mieux que moi, et moi j'avais le fran�ais. Nous avons commenc� par prospecter l' � Albee Building �, sur la rue Mayor. Nous avons frapp� � toutes les portes, essuyant maints refus. Finalement, au 6e �tage, devant � Gould Furs �, voyant cette enseigne, Loli se rappela avoir d�j� tent� de se faire embaucher par cette maison. C'�tait une jolie fille qui l'avait re�u et elle parlait le fran�ais. Il �tait certain que j'avais des chances d'�tre beaucoup mieux vu avec mon fran�ais que lui avec son yiddish et son anglais boiteux. Je pris donc mon courage � deux mains et entrai, tout craintif, craignant un nouvel �chec. Je me trouvai face � une tr�s jolie personne qui, quand je lui ai eu demand� si elle parlait le fran�ais, me r�pondit d'un air plut�t timide, textuellement � si mon fran�ais vous sera concevable, compr�hensible, alors oui �.

Apr�s lui avoir d�bit� un long monologue sur le but de ma visite, elle me demanda, en insistant, de revenir dans une heure ou deux. Il �tait � peu pr�s midi et demi et le patron �tait parti d�jeuner. En m�me temps, elle m'assura que son patron �tait un homme extr�mement gentil qui parlait tr�s bien fran�ais. Selon elle, j'avais des chances d'obtenir un emploi car justement elle pensait qu'il avait besoin d'un coupeur - c'�tait sous ce titre que je m'�tais permis de me pr�senter. J'avais donc rejoint mon ami Loli avec cette bonne nouvelle et en attendant que s'�coulent ces deux heures critiques, nous nous sommes rendus dans un restaurant tout proche o� nous avons pris le lunch de midi, avec caf� et toasts pour 25 cents, pourboire compris.

� deux heures et demie, j'�tais devant Monsieur Gould. La jeune fille avait dit vrai. C'�tait un homme tr�s sympathique, de belle allure, souriant, s�r de lui. Il paraissait m'attendre : � Alors, c'est vous la personne dont Jeannine (c'�tait le nom de la jeune fille) m'a fait tant d'�loges pour son fran�ais? � avait-il commenc� par me dire dans un fran�ais assez approximatif. Il s'ensuivit une conversation d'une bonne demi-heure, o� c'�tait surtout moi qui parlais tout en pr�sentant mes certificats, ma carte d'artisan. Il fit mine d'examiner mes papiers le plus consciencieusement du monde pour ensuite me laisser entendre que, sinc�rement, il n'avait pas grande confiance en ceux qui venaient des vieux pays car il avait eu, dans le pass�, des exp�riences plut�t f�cheuses. De toutes fa�ons, il devait s'absenter pour quinze jours aux �tats-Unis, s'approvisionner en marchandises dans les diff�rentes ventes aux ench�res qui devaient s'y tenir. Il attendait aussi la pr�sentation du budget f�d�ral, car il �tait question d'une �ventuelle annulation d'une taxe de luxe qui frappait les v�tements de fourrure depuis la guerre. Il me demanda de le recontacter. Il ne refusait pas � d'essayer de m'essayer �, me dit-il textuellement.

Cet espoir sans certitude mais n�anmoins encourageant, ne m'emp�chait pas de continuer inlassablement mes recherches pour un travail quel qu'il soit. Chaque jour, je scrutais sans arr�t, d�s leur parution, les petites annonces d'offres d'emploi du journal � La Presse �, tout en n�gligeant, faute de connaissance de la langue anglaise, les annonces paraissant dans � The Gazette � ou dans le � Star �. J'�tais litt�ralement � l'aff�t de tout ce qui pouvait me procurer un � job � quelconque. J'avais pris l'habitude d'aller me poster devant l'immeuble de � La Presse � pour �tre pr�sent d�s la sortie du journal. J'examinais aussit�t les Petites Annonces afin de pouvoir me pr�senter sans d�lai � une �ventuelle demande.

Un jour, apr�s avoir parcouru les annonces un peu rapidement au coin des rues Ste-Catherine et Bleury, n'ayant comme d'habitude rien trouv�, le journal �tait paru en retard comme d'habitude et comme j'avais davantage faim que d'habitude, d��u � comme d'habitude �, j'avais pris les � petits chars � en direction d'Outremont sans avoir � comme d'habitude � lu et encore relu mes petites annonces. Arriv� � la maison, tout en commen�ant � manger, j'avais repris la lecture des annonces de haut en bas, de long en large, fouillant chaque ligne avec grand soin. Tout � coup, je tombai sur une annonce, � peine visible, de deux lignes : � cherche cloueur dans la fourrure �, suivie de l'adresse. Fou de rage, m'en voulant de ma n�gligence, abandonnant mon repas � peine entam�, je me pr�cipitai en trombe, m'accablant des pires insultes, attendant ce tramway qui ne voulait pas venir. Au bout d'une heure, j'�tais enfin arriv� � l'adresse indiqu�e. Trop tard, la place �tait d�j� prise.

Sous le coup de la d�ception, je manquai me trouver mal. Je m'en voulais � mort de mon manque d'attention, de ma l�g�ret�. Je pleurais int�rieurement, je voyais que tout m'�chappait. Tout ce drame pour un simple emploi de cloueur, de � bloqueur �, comme on l'appelait ici; emploi le plus dur et le plus minable dans ce m�tier d'art, sp�cialit� qui ne demandait aucune pr�paration sp�ciale, aucun effort c�r�bral, aucune originalit�, uniquement de la force, de la force brute.

En fait, si le hasard avait voulu que j'obtienne cet emploi, me connaissant tel que je suis, j'aurais tr�s bien pu rester plusieurs ann�es dans l'impossibilit� d'�chapper � cette cat�gorie professionnelle car j'aurais �t� inexorablement catalogu� par l'Union comme cloueur. Heureusement, mon destin a bien voulu faire de moi quelqu'un d'un peu mieux, m'�lever � la plus haute hi�rarchie du m�tier et me permettre de me consacrer � la cr�ation.

Cet �chec, subi par ma faute, m'avait boulevers�. Je perdais le go�t de pers�v�rer. Mais ma responsabilit� envers ma famille me stimulait et me poussait � chercher encore et toujours. Au fond de moi-m�me, je conservais secr�tement un espoir en Monsieur Gould.

J'avais fait encore une tentative. Sur les conseils d'un certain Hongrois, j'avais �t� voir, tr�s loin dans l'ouest de la ville, vers les 6000 de la rue Sherbrooke Ouest, un magasin de fourrures tenu par un Hongrois �galement, sous l'enseigne � Emeri Furs �. Il se trouvait que le propri�taire actuel �tait un bon ami de Tibi. Il me refusa le poste de cloueur invoquant que ce m�tier n'�tait valable que pour un jeune Canadien-Fran�ais qui se contenterait de 25 � 30 $ par semaine. Je l'assurai pourtant que moi aussi je serais content avec les 25/30 $ car j'avais une famille � charge mais il me r�pondit qu'� moi, il n'aurait pas le cœur de payer aussi peu sans �tre choqu� au plus profond de sa conscience. Sur le coup, je ne pouvais r�futer son raisonnement mais �tant donn� la situation o� je me trouvais, je me suis senti offusqu�, offens� m�me. Puis, en r�fl�chissant froidement, je r�alisai que la distance de mon domicile jusqu'� ce magasin, avec toutes les difficult�s de communication qui existaient � cette �poque, exigerait pour le voyage aller-retour au moins trois heures par jour, y compris le samedi.

Ma derni�re tentative pour m'en sortir avait �t� de vouloir, en compagnie de Gyula Roth, fr�re de Tibi, ouvrir une boutique de nettoyage, de � valet-service �. Lui, �tait tailleur de m�tier, moi, fourreur. Nous aurions pu, ensemble, ind�pendamment du nettoyage, ex�cuter des r�parations, transformations, bref, toute une foule de petits services. L'id�e �tait bonne, sauf que ni lui, ni moi, ne poss�dions la chose primordiale : l'argent. � notre grand regret, mais peut-�tre pour notre plus grande chance, nous nous sommes trouv�s dans l'obligation de renoncer � ce projet et chacun repartit de son c�t�, pouss� par son propre destin, essayant de b�tir, sans encore conna�tre les moyens d'y parvenir, son existence dans ce pays de neige et de froid.

Trois semaines pass�rent ainsi. Il ne nous restait que vingt dollars pour toute fortune... et 400 dollars de dettes. Heureusement que notre loyer n'�tait que de 35 dollars par mois. Il �tait temps que quelque chose se produise. Les trois semaines �tant maintenant �coul�es, je m'�tais donc pr�sent� chez Monsieur Gould. Il tint parole et me mit � l'essai sur le champ.

Inutile de d�crire ma nervosit�, mon anxi�t�, mais ma volont� de r�ussir �tait telle que j'ai pris sur moi et, d'un seul coup, j'ai retrouv� toute mon assurance et ma confiance en moi; j'�tais pr�t � r�ussir, � faire m�me des miracles. D'apr�s les r�f�rences que j'avais fournies lors de notre premi�re rencontre, j'�tais suppos� �tre un fourreur de tr�s longue date, depuis l'�ge de 18 ans! (Je m'�tais appropri� les ann�es d'exp�rience de Loli Krausz pour me b�tir un pass� sur mesure.) Dieu seul sait ce qu'il m'avait fallu d'aplomb pour pr�tendre �tre un coupeur de vison alors que je n'avais jamais m�me entr'aper�u la peau d'un tel animal. On �tait, nous sommes toujours, dans un pays en pleine Am�rique du Nord o�, sans quelques mensonges, embellissements utiles, on ne pourrait que v�g�ter.

Mon premier travail, pr�caution de Monsieur Gould, avait �t� ce que j'aimais assez faire, de pr�parer l'assortiment des peaux et leur pr�sentation sur le mod�le en papier pour r�aliser un manteau d'astrakan gris, et c'�tait bien la premi�re fois de ma vie que je me trouvais en pr�sence d'une telle b�te! Les bandes avaient �t� pr�par�es � l'avance par mon pr�d�cesseur. Dans ma courte carri�re de fourreur, c'�tait justement l'assortiment qui �tait mon point fort et j'ai r�ussi � l'ex�cuter non seulement en un temps record, mais surtout au go�t du patron. L'examen �tait concluant et mon job assur�.

Dans l'atelier, il y avait deux autres coupeurs, un cloueur, deux m�caniciens (� op�rateurs �) et deux jeunes filles, dont Jeannine qui �tait finisseuse, secr�taire et quelque peu bonne amie du patron. Moi, je succ�dais � un coupeur d'un �ge avanc� qui avait travaill� durant de longues ann�es comme premier coupeur, coupeur d'allonges, travail qui rel�ve d'une m�thode ancienne. Le travail que m'avait vu ex�cuter M. Gould, rappelait cette fa�on de faire et l'avait favorablement impressionn�. Ce premier coupeur �tait d�j� dans la place du temps du beau-p�re de M. Gould, qui �tait alors le patron. Mais ce pauvre homme avait �t� oblig� de se retirer, rong� par un cancer du poumon, et �tait devenu incapable d'assumer un travail r�gulier. En quelques heures j'�tais donc devenu le premier coupeur d'allonges chez � Gould Furs �. Comme salaire j'aurais d� avoir droit, selon l'Union des fourreurs (l'atelier �tant Union-Shop �, � quelques 65 dollars pour 40 heures de travail. N'appartenant pas encore � ce syndicat, je n'en savais rien. J'ai re�u 55 $ pour ma premi�re semaine et, personnellement, j'�tais tr�s satisfait et heureux comme un roi d'avoir pu d�crocher un emploi.

Un de mes coll�gues, un des deux � op�rateurs �, membre assidu de l'Union, me mit au courant des droits des ouvriers, des salaires pratiqu�s et me conseilla vivement de m'inscrire comme membre de l'Union car je pourrais en tirer beaucoup d'avantages. Je m'empressai de suivre son conseil. Le 20 avril 1952 j'�tais devenu membre de l'Union des ouvriers de la fourrure et j'en suis toujours rest� un membre d�vou� et fid�le. Je n'ai toujours eu qu'� me louer de son activit� et des efforts accomplis dans le pass�, et aujourd'hui encore, pour prot�ger les droits et am�liorer le bien-�tre de ses membres et surtout des anciens � la retraite.

La premi�re semaine je n'avais travaill� que sur des peaux dites de deuxi�me classe, je ne pouvais donc d�cemment demander rien de plus. La seconde semaine, par contre, d�butait avec de l'astrakan noir, ce qui �tait la grande inconnue pour moi mais, heureusement, le coupeur d'astrakan, vieil �cossais tr�s complaisant, m'a bien mis au courant de la m�thode qu'il employait et j'ai ainsi pu r�ussir � sortir un travail tr�s convenable, tant au point de vue qualit� qu'au point de vue rapidit� d'ex�cution. Le patron, bien que toujours distant, paraissait satisfait; j'avais l'impression de lui convenir et d'�tre appr�ci�. Sans rien demander, la deuxi�me semaine, je voyais ma paie augmenter de 10 dollars; j'�tais ainsi class� dans la premi�re cat�gorie.

Ma v�ritable carri�re commen�a la troisi�me semaine quand mon patron pla�a devant moi une centaine de peaux de vison d'�levage avec le patron de coupe. Il me confiait la confection d'un manteau tout en me remettant suffisamment de marchandises pour proc�der � l'assortiment. Pour la premi�re fois de ma carri�re j'avais devant moi des marchandises pour une valeur d'au moins 5,000 dollars. Chaque peau correspondait � peu pr�s � une semaine de salaire.

Tout � coup, le sentiment d'une immense responsabilit� m'envahissait. Je restai, pour ainsi dire, paralys� devant toute cette fortune sachant que l'heure de v�rit� �tait proche. R�unissant tout mon courage et mon savoir-faire je m'�tais mis � la t�che tout comme si le vison n'avait pos� pour moi aucun probl�me. J'avais pr�alablement consult� ma bible : � L'art et la technique de la fourrure� et, th�oriquement, je savais par o� et comment d�marrer. Heureusement, personne ne pr�tait attention � la fa�on dont j'essayais de travailler, pas m�me mon patron qui, fort � propros, �tait occup� avec des clientes.

Choisissant les peaux les plus belles et les plus semblables, j'avais r�ussi au bout de trois heures � trier une quarantaine de peaux. Alors, avec la s�ret� apparente d'un expert, j'avais commenc�. Je me disais qu'apr�s tout, une b�te est une b�te, une fourrure avec ses poils, sa forme, sa texture, est toujours comparable � une autre fourrure, sauf que leurs valeurs marchandes diff�rent, et doit pouvoir �tre trait�e et travaill�e d'une fa�on identique. Mon patron, en me confiant ce travail, m'avait bien recommand� de prendre tout mon temps (pour sa part, il avait compt� 40 heures) et m'avait permis d'utiliser autant de peaux que je le jugerais n�cessaire. Il ne savait pas combien, il m'avait ainsi mis � mon aise et combien je l'avais appr�ci�. Comme nous n'avions pas de m�canicien qualifi� pour ce travail, il m'avait charg� de trouver quelqu'un dans mon entourage, parmi mes relations. Ainsi avais-je introduit Madame Guedes, une Hongroise de Paris, mari�e � un fourreur de grande exp�rience dont elle �tait la m�canicienne depuis de nombreuses ann�es. Elle avait � peu pr�s les m�mes m�thodes de travail que moi. Avec elle, j'avais donc une certaine assurance de r�ussir mon tout premier manteau de vison.

Cette semaine fut interminable, mais mes heures de sommeil par contre tr�s courtes. Le r�sultat, en fin de compte, donna enti�re satisfaction mais, quand j'�voque mes souvenirs, j'ai parfaitement devant les yeux ce fameux manteau. Je me revois encore tout angoiss� et Madame Guedes transpirant sur l'ouvrage et je me dis qu'aujourd'hui, un tel manteau ne serait pas vendable. Pourtant, mon patron m'avait f�licit�; ce manteau �tait nettement mieux r�ussi et plus pr�sentable que tous ceux r�alis�s auparavant par mon pr�d�cesseur.

Au fil des mois qui passaient, j'avais pu travailler sur toutes sortes de fourrures : castor, alaska-seal, loutre... mais toujours, je consultais ma � bible � et examinais un manteau d�j� r�alis� dans la fourrure en question. En fignolant l'ex�cution d'apr�s ma � bible �, en suivant aussi mes intuitions mais gr�ce �galement � la largesse d'esprit de mon patron, chaque jour je devenais plus expert dans le m�tier.

Apr�s six mois de pr�sence, voyant, estimant que je valais plus que mon salaire actuel, je me suis pay� d'audace et osai demander une augmentation. Le vendredi arriv�, Monsieur Gould, avec son sempiternel sourire, me tendit mon enveloppe me chuchotant � l'oreille afin que personne le per�oive : � Je vous ai mis quelques dollars de plus dans l'enveloppe �.

J'�tais impatient. J'avais h�te que la journ�e se termine, que la sonnerie se fasse enfin entendre, que je me pr�cipite aux toilettes afin de pouvoir ouvrir cette enveloppe. Quelle ne fut pas ma surprise, ma d�ception, ma col�re, en apercevant le suppl�ment : deux billets de deux dollars, c'est-�-dire 10 cents de l'heure d'augmentation! Heureusement pour mon patron que c'�tait la fin de la semaine et je n'ai pu lui flanquer au visage ses mis�rables quatre dollars. J'avais devant moi deux jours pour calmer ma col�re et concevoir un plan pour assouvir ma vengeance.

Je ne fis aucune remarque, pas m�me de remerciements, ce qu'il attendait, j'en suis s�r, et je continuai mon travail comme par le pass�, avec la m�me assiduit� et la m�me conscience professionnelle. Pourtant, au fur et � mesure que les mois passaient, un certain contact s'�tablissait entre nous deux. Un dialogue s'�tait instaur�, d'abord sur le m�tier, la fourrure, puis s'�tait �largi par des �changes de vue sur le juda�sme et tous autres sujets g�n�raux et particuliers. C'est ainsi que j'avais �t� amen� � lui raconter, petit � petit, mon pass�, mes �tudes avort�es, � lui avouer, en partie, ma r�cente carri�re dans la fourrure. Lui aussi avait �t� un �tudiant en m�decine. Il avait d� arr�ter ses �tudes au moment de la crise des ann�es 30 et il avait �pous� la fourrure en m�me temps que sa femme. J'appris plus tard par Jeannine, qu'il avait purement et simplement �vinc� son beau-p�re de l'affaire en convainquant en m�me temps sa femme que le p�re devenait de plus en plus s�nile. � c�t� de cela, il �tait un patron tr�s acceptable, sachant garder ses distances sans �tre d�test� de ses ouvriers comme c'�tait souvent le cas.

Au d�but de novembre 1952, je ne me souviens plus pour quel motif, j'�tais en rogne. C'�tait l'heure du d�jeuner. Je rentrais des toilettes o� j'�tais all� me rincer les mains. J'aper�us mon patron assis � son bureau et lui annon�ai tout � trac que je lui donnais mes 8 jours de pr�avis. �tonn�, tout autant que moi d'ailleurs, il me demanda les raisons de cette brusque d�cision. Sur le coup, je ne sus quoi r�pondre, mais, apr�s une br�ve h�sitation, je balbutiai que j'avais re�u une proposition pour 85 $ net par semaine - ce qui �tait totalement faux. Le plus curieux, c'est qu'il ne parut pas autrement surpris. Tr�s probablement �tait-il au courant, certainement plus que moi, des tarifs pratiqu�s pour le genre de travail que j'accomplissais et qui donnait satisfaction, non seulement � lui-m�me, mais � sa client�le. Il me demanda si j'avais d'autres griefs � formuler, et, sinon, si j'�tais satisfait du poste que j'occupais. Ma r�ponse positive parut le soulager et � ma grande surprise, il me dit textuellement : � Moi aussi je peux vous offrir ce m�me salaire si la place vous convient �.

En dix minutes l'affaire �tait r�gl�e. Ma brusque col�re m'avait rapport� des dividendes inesp�r�s, aussi bien mat�riellement que moralement, mais surtout une bonne option sur mon avenir dans le m�tier.

Nous nous sommes mis d'accord que mon salaire officiel serait maintenu � 65 dollars pour 40 heures, mais, en travaillant 7 heures en extra le samedi, ma paie hebdomadaire s'�l�verait � 100 dollars, en chiffres ronds.

Tout fier de mon audace et du r�sultat obtenu, aussit�t arriv� � la maison, j'annon�ai � Claire que dans un acc�s de col�re subite et inexplicable, j'avais flanqu� ma d�mission � mon patron. Elle n'eut pas l'air bien heureuse et je voyais poindre en elle une sourde col�re qui ne demandait qu'� �clater. Pour �viter un drame inutile et inhabituel dans notre m�nage, je m'empressai de m'expliquer et de lui raconter le tout par le menu, ma col�re inexplicable, la sc�ne qui avait suivi et finalement l'heureuse issue.

Cette premi�re exp�rience en terre nouvelle m'avait fait comprendre une bonne chose : qu'il fallait oser s'imposer, dans une certaine limite, pour se faire appr�cier si l'on ne tenait pas � rester un simple pion sur le grand �chiquier de cette v�ritable jungle qu'est ce pays de la libre comp�tition.

J'�tais donc devenu un � coupeur g�n�raliste � et ma r�putation commen�a � s'�tendre, par les bons soins de mon patron, � tous les autres patrons du building. On ne me d�signait certes pas du doigt, mais pas loin. Dans ce contexte, toute ma volont�, toute mon ambition profonde s'effor�ait d'approfondir, de d�m�ler au maximum, les nombreuses variantes de ce m�tier si compliqu� et si vaste. Je m'effor�ai de compl�ter la th�orie puis�e dans ma � bible � par des travaux pratiques. Cette possibilit� m'�tait assur�e par mon patron qui, bien que ne connaissant pour ainsi dire rien � la partie technique du m�tier, m'accordait toute sa confiance. Pour moi, c'�tait une excellente �cole et j'avais suffisamment de clairvoyance pour m'en rendre compte et en profiter largement. Mon salaire �tait bon et si, occasionnellement, je n'�tais pas occup� � ma place r�guli�re le samedi, sur la recommandation d'un coll�gue, le vieux Bolduc, j'allais ex�cuter un manteau ou tout simplement faire une mise en route en assortissant les peaux chez un fourreur, quelque part dans l'est de la ville. L'argent, ainsi gagn�, �tait plus que le bienvenu dans notre foyer pour l'�dification de notre nouvelle existence. En tous cas, d�s les premiers mois, j'avais r�ussi � rembourser toutes mes dettes et � compl�ter peu � peu le confort dans notre int�rieur.

Malheureusement, selon les lois non �crites de la fourrure et malgr� mon �volution dans le m�tier, moi aussi, avec 90% de mes confr�res, je me suis retrouv� au ch�mage. C'�tait une exp�rience douloureuse mais pas insupportable car j'�tais partiellement d�dommag� par l'�tat. Au bout de la troisi�me semaine j'ai commenc� � harceler mon patron, lui faisant comprendre que je n'avais pas les moyens de manquer de travail si longtemps car j'avais � charge une famille avec deux enfants. Il me demanda de patienter au moins jusqu'� l'arriv�e attendue de ses nouvelles marchandises. Finalement, apr�s cinq semaines, il me rappela, moi, et moi seul. Un nouveau travail m'attendait : l'assortiment de 2,000 peaux d'astrakan noir.

Lui, toujours avec son ind�fectible confiance en moi, dans mon sens de l'organisation, et moi, avec mon d�sir de relever le d�fi, nous avons group� nos qualit�s. Lui, son exp�rience des mati�res premi�res et moi mes connaissances des r�gles fondamentales de la fourrure. En trois semaines nous avons r�ussi � disposer 70 fois 24 peaux en vue de la fabrication de 70 manteaux de mouton noir (astrakan).

Au mois de mars, une fois ce travail termin�, l'atelier a pu de nouveau se remettre en marche avec tous ses employ�s et ouvriers pour ne s'arr�ter qu'en avril 1955, date de l'arr�t d�finitif des � Gould Furs �.

Petit interm�de dans ma vie chez � Gould Furs �, la pr�sence pour quelques semaines � mes c�t�s de mon ami Loli Krausz. Le coupeur d'astrakan ayant pris sa retraite, le patron m'avait charg� de lui trouver un rempla�ant parmi mes connaissances, tout comme je l'avais si bien r�ussi avec Madame Guedes. Naturellement, mon choix imm�diat le plus logique, imagin� depuis longtemps d'ailleurs, avait �t� Loli qui, malheureusement et plus souvent qu'� son tour, �tait au ch�mage. Il n'avait pas eu la chance de gagner les bonnes gr�ces de son patron au moment des vacances et, fin juillet, il avait �t� cong�di�.

Apr�s les vacances, comme la demande commen�ait � se tasser, plut�t que de risquer d'embaucher quelqu'un qui n'aurait pu assumer correctement l'emploi, mon patron avait d�cid� de me confier une nouvelle t�che : la coupe du mouton noir. En cons�quence, j'avais du travail assur� pour tous mes samedis, sans exception, avec un revenu garanti de cent dollars net par semaine! J'�tais au comble de la joie.

� cette m�me �poque, � quelques centaines de kilom�tres de chez nous, � New York, il se passait des �v�nements qui allaient bouleverser tant la composition que la destin�e m�me de la famille. Ma m�re, apr�s six ans de veuvage et sur nos instances pressantes, avait d�cid� de refaire sa vie. Apr�s quelques mois de vie commune, des signes d'intol�rance commenc�rent � se faire jour. Certaines circonstances particuli�res �taient apparues, faisant obstacle � sa nouvelle existence. Tout d'abord une trag�die qui avait frapp� soudainement mon fr�re Bandi et, par contrecoup, toute la famille : la mort de sa femme Tessy au mois d'ao�t 1953, � peine �g�e de 43 ans, laissant deux fillettes de 13 et 10 ans et un malheureux gar�on de 16 ans confi� � une institution pour enfants mentalement handicap�s. Ce d�c�s pr�coce avait suscit� des probl�mes de plus en plus compliqu�s, aussi bien du point de vue moral que d'ordre pratique, avec tous les probl�mes quotidiens. Pauvre Bandi qui, d'un seul coup, s'�tait retrouv� tout seul avec deux adolescentes qui, plus que jamais, auraient eu besoin de leur m�re, sa boutique qui exigeait 12 � 14 heures de pr�sence par jour et un travail extr�mement dur, le travail de nuit. Il perdait compl�tement la t�te, ne sachant comment s'organiser dans sa d�tresse, se laissant aller � faire des reproches � notre m�re, laissant entendre combien il aurait eu besoin d'elle qui, justement, n'�tait plus disponible. Ainsi commen�a la d�gradation, le sapement du mariage de ma m�re qui ne datait gu�re que d'� peine quelques mois.

La nouvelle du d�c�s de Tessy m'�tait parvenue par t�l�phone un samedi matin. J'avais pris l'avion pour �tre � temps � l'enterrement. Une petite anecdote me vient � l'esprit et j'aimerais la d�crire en quelques lignes. C'�tait la premi�re fois de ma vie que je prenais l'avion, c'�tait donc mon bapt�me de l'air. J'�tais r�solu, non sans r�ticence, � tenter cette exp�rience, mais j'aurais eu honte de ne pas oser. Le voyage, � cette �poque, le vol proprement dit, prenait environ deux heures et demie. Aussi, avant de monter, je m'�tais procur� le journal � La Presse �. C'�tait samedi et l'�dition �tait monumentale. Je pensais que la lecture durant le vol r�ussirait � apaiser mes nerfs quelque peu surexcit�s. Apercevant une petite table en queue de l'avion je m'�tais dirig� vers elle. Ne voulant pas lire avant le d�part de l'avion, j'attendais avec impatience le d�collage. Finalement, la manœuvre commen�a; le d�collage s'effectua sans aucune difficult� et, d'un seul coup, pour mon humble satisfaction, nous nous trouv�mes au-dessus des nuages. All�g� physiquement et moralement, j'ouvre mon journal et, que vois-je en manchette, en lettres grasses, �paisses?

� Un avion s'�crase avec ses 50 passagers. Aucun survivant. �

Une v�ritable secousse �lectrique transper�a tout mon corps. Je commen�ai � trembler int�rieurement et j'�prouvai les pires difficult�s � masquer ma peur, � la seule perspective d'un danger qui pourrait menacer ma vie. Cela dura deux heures et trente minutes. Tout le long du voyage je comptais les heures, les minutes, avec la h�te d'arriver, mais aussi appr�hendant cette arriv�e et surtout l'atterrissage de ce maudit avion.

Naturellement, tout se passa pour le mieux et, en descendant, j'eus le plaisir d'apercevoir mon beau-fr�re Jack qui m'attendait pour me conduire aupr�s de ma m�re. Quand j'eus termin� de faire le r�cit de mon voyage, malgr� la douleur qui accablait tout un chacun, un faible sourire apparut quelques instants sur le visage des personnes pr�sentes.

Les fun�railles, la c�r�monie, qui marqu�rent l'enterrement, me laiss�rent une profonde impression. C'�tait la premi�re fois que je voyais un mort dans un cercueil, tout pr�par�, tout maquill�, le visage fard�. Aujourd'hui encore, 30 ans plus tard, j'ai devant les yeux ce triste et noble visage an�anti par la mort.

Avec le temps, le mariage de ma m�re se d�stabilisait � un rythme effarant. D'une part, le veuvage de Bandi avec toutes ses nombreuses cons�quences, d'autre part la famille de son mari, surtout sa fille qui habitait le rez-de-chauss�e du m�me duplex. Celle-ci, par simple jalousie, donna pas mal de fil � retordre aussi bien � ma m�re qu'� son propre p�re. Finalement, au bout de quelques mois de vie conjugale, � peine un an, ils se s�par�rent � l'initiative de ma m�re et le divorce fut prononc� par un arr�t du tribunal de Miami. Quelques mois apr�s son divorce ma m�re s'�tablissait � Long Beach, Long Island, dans un petit appartement de trois pi�ces. Elle v�cut l�, solitaire, jusqu'� sa mort, le 28 ao�t 1975

Pendant ce temps-l� en France, tr�s exactement � Paris, mes beaux-parents se pr�paraient activement � venir nous rejoindre au Canada. Apr�s une liquidation tr�s h�tive, mon beau-p�re avait r�ussi � vendre tous ses biens et au d�but de janvier 1955, nous �tions tous r�unis dans notre appartement de quatre pi�ces et demie. Un an auparavant, en pr�vision de leur venue, nous avions lou� cet appartement dans une maison toute neuve � raison de 110 $ par mois, somme non n�gligeable � cette �poque-l�.

Cette vie commune comportait des hauts et des bas. Claire avait tr�s bien analys� la situation qui r�gnait chez nous : � On devrait interdire par d�cret toute cohabitation entre parents et enfants. �

Nous sommes tout de m�me rest�s ensemble pendant cinq ann�es. Durant cette p�riode de notre vie familiale, nous avons f�t� la bar-mitsvah de notre fils Georges et, la m�me ann�e, deux mois plus tard, la naissance de notre troisi�me fils Leslie. Un autre chapitre venait de s'ouvrir dans notre merveilleuse vie, dans ce pays formidable, plein de promesses et d'avenir.

La f�te que nous avions donn�e pour la bar-mitsvah de notre fils a�n� �tait l'occasion, pour la premi�re fois de notre vie, de nous prouver � nous-m�mes que nous avions progress�, que notre situation p�cuniaire �tait en bonne voie d'am�lioration, enfin que tout allait bien. Cette f�te fut une r�ussite totale et, selon notre promesse, Claire et moi avons recommenc� deux ans plus tard et f�t� � ce m�me endroit, avec le m�me faste, le m�me �clat, la bar-mitsvah de notre fils cadet Daniel.

Notre vie quotidienne se poursuivait sans heurts particuliers. Les gar�ons nous donnaient enti�re satisfaction � tous points de vue, aussi bien � l'�cole qu'� la maison. Ma carri�re de fourreur s'affirmait et �voluait favorablement. J'�tais recherch� pour des travaux suppl�mentaires, enfin je restais fort occup�. Le r�sultat ne tarda pas � se faire sentir. Deux ans avant la bar-mitsvah de Georges, nous avons chang� d'appartement. Toujours � Outremont, nous avons lou� un cinq pi�ces et demie dans un triplex de la rue Dollard o� nous �tions beaucoup plus � l'aise. Cette maison a vu na�tre notre troisi�me enfant, Leslie, le 4 mai 1959. Cette naissance nous donna un v�ritable coup de fouet et nous a stimul�s pour r�aliser mon seul et unique r�ve : avoir une maison bien � nous. Le destin a su se montrer bienveillant � mon �gard et m'inciter � l'achat d'un modeste duplex dans Notre-Dame-de-Gr�ce, au 4532-34 rue Draper. Cette maison n'�tait pas assez vaste pour deux familles. Nous seuls comptions d�j� cinq personnes. Ce duplex se composait bien de deux appartements s�par�s, mais un seul �tait libre au moment de l'achat. Nous avons alors �t� oblig�s, mes beaux-parents et nous, de nous s�parer � la satisfaction g�n�rale. Ils trouv�rent un gentil petit trois pi�ces � 10 minutes de marche de chez nous, dans un tr�s bel immeuble neuf. Ainsi prenait fin notre vie commune et commen�a notre v�ritable vie de famille en mai 1960, au premier anniversaire de notre Benjamin.

1960. Ann�e cruciale dans notre existence. Un nouveau chapitre s'ouvrait qui nous verrait, pendant au moins trois ans, peiner et pratiquer des restrictions tout � fait consid�rables pour parvenir � joindre les deux bouts. Nous avions quand m�me trois enfants, dont deux adolescents. Il faut savoir qu'� cette �poque, m�me le high-school �tait payant. Au point de vue professionnel pourtant, j'avais r�alis� mon grand r�ve : j'avais atteint le sommet de la hi�rarchie. J'�tais devenu contrema�tre avec la charge du d�partement Vison et j'�tais responsable d'une douzaine d'ouvriers et d'un capital marchandise de plusieurs dizaines de milliers de dollars dans une fabrique de fourrure qui occupait 70 ouvriers et ouvri�res. Bien que dans cette industrie je comptais parmi les 15 mieux r�tribu�s, j'�tais oblig� de mettre les bouch�es doubles pour y arriver. Mais, avec l'aide du bon Dieu qui m'avait accord� sant� et force, en trois ans j'avais r�ussi � assainir ma situation � un point tel, que nous avons pu nous permettre d'acheter notre premi�re automobile. Apr�s ce tour de force, nous avons commenc� � respirer un peu plus librement en veillant toutefois � ne pas d�passer nos limites.

Malheureusement, en 1962, tr�s exactement au mois d'ao�t, nous avons eu le grand chagrin de d�plorer le d�c�s de ma belle-m�re. D�j� � son arriv�e, sa sant� �tait bien fragile et, malgr� les soins vigilants, elle s'est �teinte apr�s une longue et p�nible maladie de cœur. Son d�part laissait un tr�s grand vide et bouleversait de nouveau le cours de notre vie familiale.

Bien que n'habitant pas sous le m�me toit, mon beau-p�re, par la force des choses, passait la plupart de son temps libre avec nous, prenait ses trois repas en notre compagnie. Mais sa forte personnalit� et son caract�re entier et autoritaire provoquaient parfois des heurts f�cheux. La vie continuait ainsi, pas toujours dans la plus parfaite harmonie. Par exemple, aux questions des enfants, c'est lui qui s'empressait de se mettre en avant pour r�pondre. Mais, malgr� ses travers, c'�tait un homme extr�mement bon, de caract�re un peu bouillant, mais toujours pr�t � rendre service. Il adorait ses petits-enfants et il �tait, � cette �poque, le meilleur ami de Leslie. Enfin c'�tait un homme tr�s aim� et respect� de tous nos amis.

1965. Apr�s treize ann�es de vie canadienne, nous �tions, Claire et moi, pr�ts mat�riellement et psychologiquement � faire notre premier grand voyage qui serait en m�me temps nos premi�res vacances depuis notre mariage. Destination : la France.

Comme travail de vacances, Georges avait accept� l'emploi de moniteur dans un camp d'�t� o� d'ailleurs, avec Daniel, il avait pass� 4/5 �t�s comme campeur. Cette fois-ci, il devait s'occuper des petits de cinq � huit ans. Il pourrait ainsi veiller �galement sur son petit fr�re dont c'�tait la premi�re ann�e de colonie. Nous avons ainsi pu partir l'esprit tranquille. Daniel, lui, passa les trois semaines de notre absence chez ma m�re � Long Beach. C'est ainsi que nous avons pu profiter de trois semaines inoubliables en France.

Les chemins de la vie sont assez tortueux et le n�tre re�ut un choc apte � pimenter le destin des hommes. Une semaine avant No�l, nous apprenons, sans d�tail aucun, que l'entreprise ou j’�tais employ� et que je consid�rais comme in�branlable fermera ses portes. Tous les ouvriers et ouvri�res seront licenci�s � No�l. Pour moi, cela m'a fait l'effet d'une catastrophe. Apr�s neufs ann�es de s�curit�, je me retrouvais tout d'un coup d�muni, sans travail. Bien qu'avec mon exp�rience et mon nom dans la profession j'�tais, pour ainsi dire, assur� de retrouver un emploi sans trop de difficult�. Mais une nouvelle place signifiait un nouveau d�fi et un doute m'envahissait � un point tel que je perdais totalement confiance en moi, en mes connaissances professionnelles. Pour preuve, peu de temps apr�s mon licenciement, plus exactement apr�s le Jour de l'An, j'avais �t� contact� par une grande entreprise qui m'offrait le m�me salaire, mais pas le m�me titre, et cette nuance m'avait affect� plus qu'il n'aurait fallu. J'avais tout de m�me accept� l'offre, �tant donn� mes responsabilit�s de chef de famille, mais bien � contrecœur. Malgr� tous mes efforts, je n'ai pu tenir plus de trois semaines. Mon contrema�tre m'avait pourtant presque suppli� de ne pas abandonner, mais c'�tait plus fort que moi, et, avec l'espoir de mieux r�ussir ailleurs, j'avais entrepris les d�marches � l'Union pour obtenir un autre job. Huit jours plus tard, j'�tais accept� dans une autre place o�, apr�s deux jours, j'apprenais que je n'avais pas du tout �t� d�sir� par la direction. J'avais tout simplement �t� parachut� l� par l'Union pour emp�cher cette entreprise de faire fa�onner le travail au dehors, ce qui revenait � meilleur compte, mais l'ex�cution en �tait effectu�e par des ouvriers d�j� en place. �videmment, dans des conditions pareilles, je ne pouvais faire autrement que de m'�clipser au plus t�t. Ce que j'ai fait apr�s quinze jours de pr�sence.

Nous �tions au d�but mars 1966 et, en quelques semaines, j'avais d�j� fait deux places, et ce n'�tait pas du tout dans mon caract�re. Je commen�ais s�rieusement � m'inqui�ter pour mon avenir quand je re�us une offre vraiment all�chante de la part d'une petite entreprise, � la suite d'une s�paration des associ�s. Celui qui �tait r�ellement du m�tier avait besoin d'une personne de ma qualit�, et j'ai imm�diatement saut� sur l'occasion malgr� toutes mes appr�hensions. Je ne voyais qu'une chose, redevenir libre de travailler selon ma propre m�thode. Le seul probl�me, mais de taille, je devais attendre le 1er mai pour commencer! Cela repr�sentait sept semaines, beaucoup trop pour rester sans rien faire. C'�tait la deuxi�me fois (mais ce fut aussi la derni�re) que je me retrouvais ch�meur depuis mon arriv�e dans ce pays. Mes �conomies ne me permettaient pas un tel luxe car j'avais deux grands gar�ons et un troisi�me � la maison. Il y avait en outre les hypoth�ques � payer et tous les autres frais courants. Il m'avait fallu bien de l'audace et une sacr�e confiance en moi-m�me pour me lancer dans cette nouvelle aventure.

Mais � tout vient � point � qui sait attendre � et, le 1er mai arriva enfin! Je me lan�ai corps et �me dans ma nouvelle situation. Je voulais faire quelque chose de bien, de grand, en me fiant � mes id�es personnelles. Mais d�s la premi�re occasion, je butai sur un obstacle infranchissable en la personne de la femme de mon employeur. D'un seul coup je me retrouvais avec deux patrons � la fois, deux � boss � qui ne se comprenaient pas l'un l'autre; apr�s des chicanes constantes, c'�tait toujours elle qui avait le dessus, et moi, au milieu de ces deux ben�ts, j'aurais eu � tenir le r�le de juge-arbitre. Un r�le qui ne me convenait pas du tout. Mais cette fois-ci j'�tais bien oblig� de vivre la situation. Il n'�tait pas question de tout l�cher. Apr�s tout on me payait �galement pour supporter les inconv�nients.

J'ex�cutais mon travail et essayais de ne pas m'�nerver plus qu'il ne fallait. Les journ�es �taient longues, j'avais h�te d'�tre en vacances pour pouvoir enfin respirer. J'aurais bien voulu changer de job, mais les occasions ne se pr�sentaient gu�re. Le m�tier se portait mal; celui qui avait un job s'estimait bien heureux car tomber au ch�mage � cette �poque �quivalait � y �tre condamn� pour un certain temps.

Apr�s les vacances, j'avais donc repris le collier et j'avais pu tirer jusqu'� No�l, date o�, automatiquement, la plupart des ateliers arr�taient toute activit�. D�but janvier, le 6 ou le 7, je ne me souviens plus exactement, j'ai eu un malaise qui m'a conduit jusqu'� l'h�pital. L�, apr�s avoir �t� trait� pour une jaunisse bien carabin�e, j'ai �t� op�r� de la v�sicule biliaire. Pendant mon s�jour � l'h�pital j'avais �t� rappel� par mes patrons et d�s ma sortie, ne pouvant me pr�senter � temps, ils ont eu vite fait de me trouver un rempla�ant. Ainsi, apr�s � peine huit jours de convalescence, lorsque je me suis pr�sent�, j'�tais cong�di� � ma grande joie d'ailleurs.

En m�me temps, Claire et moi avions v�cu une autre angoisse, une inqui�tude de quelques semaines, qui, fort heureusement, se termina dans une joie indescriptible. La cause : une tumeur au sein gauche d�couverte par le m�decin de Claire au cours d'une visite de routine. Elle n'avait rien voulu me dire tant que j'�tais � l'h�pital. Deux semaines apr�s mon retour, c'est elle qui �tait hospitalis�e. Trois jours p�nibles, sans se rendre compte de ce qui se passe autour de soi; on vit dans un monde compl�tement � part, dans une demi-inconscience o� l'inertie et l'insensibilit� vous jouent des tours.

� Tout est bien qui finit bien �. Le r�sultat de la biopsie �tait totalement n�gatif et nous a fait litt�ralement rena�tre � la vie. Je me moquais royalement de tout ce qui avait trait au travail, au � boss �, � la fourrure, � tout.

Et comme on dit, � un clou chasse l'autre �. Sans m�me chercher, le 7 f�vrier, je re�us un coup de t�l�phone d'une de mes anciennes connaissances qui connaissait bien mes capacit�s, mon travail. Cet homme me proposait un job tout en me croyant encore en place chez les deux imb�ciles qu'il connaissait fort bien. Il m'invitait donc � changer d'emploi. Pour la premi�re fois, je prenais conscience d'une certaine valeur personnelle et, risquant le tout pour le tout, je n'ai pas donn� mon accord sur le champ. Il ignorait que j'�tais cong�di� et je risquais certainement gros, mais quelque chose me disait qu'il fallait prendre ce risque. Tout en demandant une semaine de r�flexion, je commen�ai � parler salaire, insistant sur le co�t que repr�senterait un collaborateur comme moi. Mais lui n'en d�mordait pas, et nous avons enfin fix� mon salaire au mieux de mes int�r�ts.

C'est ainsi que le 14 f�vrier, un lundi matin � 7 h 30, je me pr�sentai chez � Galaxie Furs �, et hormis trois semaines d'absence exceptionnelle, je suis rest� � leur service pendant quatorze ann�es pour notre plus grande satisfaction mutuelle, jusqu'� ma retraite d�finitive le 20 d�cembre 1980.

1967 avait vraiment �t� une ann�e fertile en toutes sortes d'�v�nements, exp�riences plus ou moins inattendues, parfois p�nibles, qui, fort heureusement finirent toujours bien. Au d�but de l'ann�e, ce fut nos passages respectifs � l'h�pital (Claire et moi) suivis de mon nouvel emploi, qui m'occasionna beaucoup d'inqui�tude. J'�tais extr�mement tendu. On attendait beaucoup de moi. Pour ma part, je faisais tout pour ne pas faillir � ma t�che et m�riter aussi bien la confiance que le salaire qui m'�taient accord�s. J'avais trois patrons, dont deux ne me connaissaient pas du tout. Il me fallait faire montre de beaucoup de qualit�s, plus m�me que je n'avais r�ellement. Je devais me surpasser car le plus jeune de mes patrons �tait un v�ritable ma�tre, un as du m�tier. De toutes fa�ons, je r�ussissais � tenir bon en m�nageant avec doigt� sa tr�s grande susceptibilit�. J'acceptais, sans discussion, ses m�thodes de travail qui, au fond, �taient bas�es sur la simplicit�, la rapidit� et le simple bon sens. Je n'essayais jamais d'avoir le dernier mot, bien que dans certains cas, ma qualit� de coupeur g�n�raliste me donnait un certain avantage et j'avais le privil�ge de jouir de la confiance totale du grand patron, l'a�n� des trois associ�s.

1967 �tait aussi l'ann�e de la fameuse Exposition internationale et nous avions donc largement de quoi occuper nos loisirs. Cette p�riode nous r�serva aussi un �v�nement plut�t d�sagr�able. Un jour, suite � un malheureux accident survenu dans les Laurentides o� �tait install� le camp de vacances d'�t� de Leslie, nous apprenions que notre petit gar�on avait �t� directement conduit � l'h�pital par ambulance. Heureusement que Georges travaillait justement dans cet h�pital pour son job d'�t� comme auxiliaire. Il r�ussit � joindre un des meilleurs micro-chirurgiens car il s'agissait de recoudre les tendons de la main gauche, juste au-dessus du poignet, sectionn�s par des fragments de verre. Leslie, en courant sauvagement comme seuls les enfants de son �ge en sont capables, avait bris� les carreaux d'une porte vitr�e. Heureusement, apr�s une op�ration fort bien r�ussie, il a pu conserver tous les mouvements de ses doigts et, � 95%, l'int�grit� de leur coordination. Cet accident mit fin � sa carri�re de campeur, tout au moins pour l'�t� 1967 et, pour compenser, nous l'amenions le plus souvent possible � l'Expo. Nous avions aussi fait un petit voyage � Long Beach la derni�re semaine de juillet, pendant mes vacances. Tout �tait bien qui finissait bien!

L'�t� pass�, tout le monde s'�tait remis au travail. Les trois gar�ons, chacun � ses �tudes respectives, et moi je continuais � œuvrer dans la nouvelle � Galaxie � d�couverte depuis � peine 6 mois.

Apr�s les vacances, d'un seul coup, nous avons �t� d�bord�s de commandes assez urgentes, et pour les ex�cuter plus ais�ment, mes patrons avaient engag� un deuxi�me coupeur de vison qui, deux mois plus tard, sera la cause directe de mon d�part temporaire de la firme et de ma br�ve aventure avec la fabrication des manteaux de cuir.

Une fois le � rush �, l'urgence termin�e, et selon les mœurs pratiqu�es principalement dans l'industrie de la fourrure, d�s que le travail paraissait ralentir, les ouvriers nouvellement embauch�s �taient mis � pied. Mais il existait, il existe toujours je pense, un article de la convention du travail entre l'Union de la fourrure et les entreprises pour le partage du travail entre les ouvriers de m�me qualification. Mes patrons, pour pouvoir se d�faire de mon coll�gue, sans me consulter ni me faire conna�tre leurs intentions, nous ont mis � pied tous les deux jusqu'� nouvel ordre. Je commen�ais � en avoir vraiment assez de cette incertitude. C'est � ce moment que se pr�senta une occasion inattendue et unique de quitter d�finitivement ce maudit m�tier qui m'avait apport� plus de tension que de passion, mais nous avait quand m�me assur� une vie convenable. J'avais donc d�cid� d'agir. Un de nos amis qui �tait, � cette �poque, � l'apog�e de sa carri�re de fabricant de manteaux de cuir, employant une trentaine d'ouvriers, voulait agrandir ses affaires et les transporter dans un local plus vaste. Il m'avait offert de devenir son � manager �, organiser la nouvelle entreprise et tout le travail. J'avais accept� avec enthousiasme. Je me voyais d�j�, pimpant, s�r de moi, arriv�. Pourtant ce n'�tait pas si facile. Dans un atelier de fourrure j'�tais parfaitement � ma place, je connaissais tout le processus de fabrication, du commencement jusqu'� la fin. La diff�rence avec une usine de v�tements de cuir �tait �norme. Le v�tement de cuir s'apparente plus au v�tement de tissu qu'� la fourrure. Il me fallait donc tout d'abord faire connaissance de la fabrication de A � Z, apprendre toutes les finesses du m�tier, savoir juger, discerner toutes les qualit�s et aussi tous les d�fauts d'un v�tement. Pour acqu�rir ces connaissances je disposais de trois semaines car, d�s fin d�cembre le d�m�nagement devait s'effectuer. Ayant trouv� plus t�t que pr�vu un local convenable, il me fallait tout d'abord m'occuper de l'installation et de l'organisation de l'entreprise, t�che dont je me suis acquittai, je pense, tout � mon honneur. Il me restait encore assez de temps pour passer quelques jours � la coupe, � la confection et � l'emballage des v�tements.

Tandis que je m'activais consciencieusement, un beau jour de d�cembre, au tout d�but du mois, je re�us un appel ultra-urgent de � Galaxie �. Ils avaient absolument besoin de mes services. Le d�m�nagement n'�tant pr�vu que fin d�cembre, avec l'accord de mon nouveau patron, et afin de pouvoir me procurer un peu d'argent suppl�mentaire, je retournai � la fourrure uniquement pour deux semaines, pour d�panner. � ma grande surprise, le grand chef, quand je lui ai eu racont� et expliqu� ma nouvelle orientation et mon nouvel engagement, devint fou furieux, bl�mant ses deux associ�s de ne m'avoir pas expliqu� le stratag�me que lui-m�me avait imagin�. Pour pouvoir me garder, il �tait oblig� de nous mettre � pied tous deux et attendre que l'autre se place ailleurs. � ce moment il serait dans son plein droit de me rappeler. En omettant de me donner des explications, ils avaient commis une grossi�re erreur qui m'avait oblig� � chercher ailleurs. Tout de m�me, ne voulant pas para�tre totalement indiff�rent et �tant donn� nos excellents rapports ant�rieurs, aussi bien priv�s que commerciaux, sur son insistance, j'avais accept� de les aider.

Bien qu'ayant affirm� � plus d'une reprise que mon engagement �tait d�finitif, que j'avais engag� ma parole, il ne se passait pas de jour que je n'entende de bons discours, de bons conseils : combien je prenais de gros risques, combien les devoirs d'un � manager � �taient compliqu�s, je serais bien plus efficace dans un m�tier que je connaissais si bien, et ainsi de suite. En entendant sans cesse tous ces bons arguments, j'�tais parfois tent� de succomber, mais j'�tais homme de parole et �galement, dans mon for int�rieur, j'�tais d�sireux de tenter ma chance. Je restai donc in�branlable. Au moment de la s�paration d�finitive, le grand patron me fit promettre que si un jour, pour une raison quelconque je changeais d'avis, de revenir et la porte me serait toujours grande ouverte.

C'est ainsi que nous nous sommes quitt�s, en bonne amiti� et, au fond de moi-m�me, avec un certain sentiment de regret, d'incertitude. Mais les d�s �taient maintenant jet�s, je devais poursuivre, qu'il pleuve ou qu'il vente, et r�colter ce que j'avais sem�.

J'avais donc organis� l'installation et la r�partition des locaux selon les meilleurs crit�res, particip� au d�m�nagement, et l'ouverture de la nouvelle fabrique eut lieu dans les premiers jours de janvier 1968.

Il faut que je revienne une fois encore � l'ann�e 1967. J'ai d'ailleurs d�j� mentionn� plus haut combien j'avais beaucoup � dire sur cette p�riode. Je ne peux passer sous silence le formidable �v�nement qui avait secou� et rempli d'une immense fiert� toute la grande famille juda�que, la Guerre des Six Jours. La r�percussion de ces faits h�ro�ques, comparables aux miracles de l'Ancien Testament, faisait rejaillir son aura sur tout le peuple, toute la race juive dans le monde entier, partout dans la grande diaspora. D'un seul coup, nous nous trouvions le point de mire de tout l'univers mais, cette fois-ci, en tant que vainqueurs, et largement, d'un monde qui nous d�testait et cherchait, fort heureusement en vain, � nous an�antir. En bref, nous �tions fiers, et en droit de l'�tre, d'appartenir � cette � race maudite �.

Pour terminer le r�cit de cette fameuse ann�e en apoth�ose, j'ai volontairement laiss� de c�t� ce qui nous touchait le plus : le roman d'amour de notre fils a�n� Georges. L'histoire avait commenc� en 1965 quand il avait fait la connaissance d'�laine Barza qui devait devenir sa femme. Le hasard avait voulu que je sois le premier de la famille � faire sa connaissance dans une circonstance banale. Georges �tait venu me chercher en compagnie d'�laine apr�s une longue journ�e de travail qui s'�tait poursuivie tard dans l'apr�s-midi et s'�tait termin�e en heures suppl�mentaires � Ville Saint-Laurent.

Apr�s une fr�quentation assidue de deux ann�es, � l'occasion de la c�r�monie de la remise des dipl�mes, du B.Sc pour Georges, du B.A. pour �laine, Claire et moi avons fait la connaissance des parents d'�laine, des �tres tout simplement charmants et attachants qui, malgr� leur situation sociale et mat�rielle bien assise, savaient et pouvaient mettre n'importe qui, m�me moi, parfaitement � l'aise en n'importe quelle circonstance. �velyne Barza, la m�re, �tait une femme exceptionnelle, une v�ritable lady, qui, avec son fran�ais parfait, avait pu faciliter grandement la compr�hension et la communication entre les deux couples. � son initiative, les fian�ailles eurent lieu chez les Barza dans la plus stricte intimit� le 23 d�cembre, avec la seule pr�sence des membres des deux familles. Ma m�re qui, justement se trouvait en visite � l'occasion de la remise des dipl�mes de son petit-fils, faisait avec mon beau-p�re les honneurs de la f�te. Ainsi se terminait dans une atmosph�re sereine, cette ann�e qui avait �t� riche en �v�nements si divers.

L'ann�e 1968, pour mon compte, avait pris un bien mauvais d�part. J'avais commenc� dans mon nouveau m�tier de � manager �. Je voulais organiser aussi bien la production que les r�gles de travail et de discipline dans les locaux telles que je les avais v�cues dans la fourrure. Je me suis de prime abord heurt� � la mauvaise volont� des ouvriers, � la tr�s grande faiblesse du patron envers ses salari�s et aussi � la jalousie de certains d'entre eux. Comme premi�re r�forme, je voulais � tout prix mettre fin au gaspillage effrayant qui r�gnait � la coupe. Le patron, tr�s occup�, avait toujours n�glig� de contr�ler la quantit� exacte de cuir n�cessaire � la confection d'un v�tement. Les coupeurs, �tant tous pay�s � la pi�ce, s'occupaient bien s�r plus de la vitesse d'ex�cution que de l'�conomie de cuir et de l'int�r�t du patron et gaspillaient la marchandise � outrance. Pour ma part, ayant travaill� dans la fourrure o� l'�conomie est primordiale, j'avais pratiquement une d�formation professionnelle. Comme premier objectif, je voulais donc, avec l'accord du patron, rem�dier � ce laisser-aller en r�servant un lieu sp�cialement con�u pour entreposer la marchandise o�, sous ma surveillance, elle serait distribu�e en calculant d'abord tr�s largement la quantit� n�cessaire, en m2, � la confection du mod�le d�sir�. La r�volution �clata sur le champ! Mais au lieu d'avoir l'appui indispensable du patron, celui-ci, par crainte d'une d�sertion de ses coupeurs, me demanda de renoncer tout au moins momentan�ment � cette innovation.

Une seconde tentative de r�forme subissait bient�t le m�me sort. Cette fois-ci, il ne s'agissait uniquement que d'une simple question de discipline. � l'installation de l'usine, j'avais fait placer les machines � coudre dos � dos, face � mon bureau, d'o� je pouvais observer tout ce qui se passait. Un des m�caniciens trouvant g�nant de ne pas voir de face son coll�gue tourna tout simplement sa machine sans m�me me demander mon avis. Comme je voulais le r�primander, le patron encore une fois, au lieu de me soutenir, me pria de laisser faire.

Au bout de trois semaines, voyant qu'il n'y avait pas grand chose � esp�rer, que la pagaille �tait non seulement tol�r�e mais �tait un �tat normal directement issu des habitudes du bon vieux temps, j'ai �t� pris de lassitude, d'�coeurement. J'�tais pr�t � tout l�cher - ce que j'ai fait. Je n'avais besoin d'aucun pr�avis et fin f�vrier, je donnai ma d�mission qui fut bien comprise et accept�e.

Malheureusement, c'est moi qui �tais dans le vrai en voulant tout bouleverser. Quelques ann�es plus tard, l'affaire commen�a � p�ricliter � un point tel, que malgr� de nouveaux apports de capitaux, elle tomba en faillite, purement et simplement.

La porte de chez � Galaxie � m'�tant rest�e grande ouverte, je pus r�int�grer le bercail sans coup f�rir, sans aucun dommage. Bien au contraire, je fus tr�s bien accueilli avec, si je peux dire, tous les honneurs dus � mon rang et � mes m�rites.

Cette m�saventure, je l'avais re�ue comme un message. J'avais song� �galement � tous ces divers m�tiers que j'avais d� exercer par la force des �v�nements et je d�cidai que, d�finitivement, je resterai dans celui-ci et ce, malgr� mon aversion pour la fourrure, toute l'ambiance qui l'accompagne, l'odeur, la tension nerveuse constante qu'exige ce travail. �galement, nombre de gens qui exercent ce m�tier d'art et qui m�me y r�ussissent � merveille, manquent totalement de savoir-vivre, de complaisance, de tout sentiment humain (l�, je pense surtout aux patrons). Mais c'�tait pour moi la seule fa�on de gagner ma vie le plus d�cemment. � l'�ge de 53 ans, avec les charges qui m'incombaient, je ne pouvais tergiverser � l'infini avec le destin.

Je me mis donc au travail le plus consciencieusement du monde gardant mes distances avec les gens qui pouvaient, par leurs paroles ou leur attitude, me rendre la vie d�sagr�able. De temps en temps, je me permettais de flatter l'amour propre de mon patron no 2 en lui demandant des conseils qu'il me prodiguait avec empressement et conviction. J'essayais d'exercer mon m�tier avec psychologie et efficacit�. J'avais conserv� et renouvel� mes contacts avec quelques petites entreprises qui, ne pouvant employer un coupeur sp�cialiste de vison faute de commandes suffisantes, �taient toutes heureuses de me confier du travail que j'ex�cutais apr�s mes heures normales. Ces petits � c�t�s me permettaient d'avoir ainsi des revenus suffisamment confortables pour couvrir tous mes frais, et Dieu sait qu'ils se chiffraient � des sommes importantes. Mes journ�es de travail se prolongeaient donc tard dans la soir�e et j'�tais parfois oblig� d'y ajouter le dimanche pour pouvoir fournir. Je ne me plaignais pas. J'avais la force et la sant�, la volont� d'aboutir � r�aliser mon r�ve : payer au plus t�t la maison, pr�parer ma retraite. En effet, je songeais d�j�, et tr�s s�rieusement, � cette id�e de retraite qui pourrait se r�aliser, si ce n'�tait avant, tout au moins � l'�ge normal.

Et l'amour, toujours l'amour! Les fianc�s de No�l et les parents d'�laine d�cid�rent la c�l�bration du mariage pour le mois de juin, sit�t apr�s la seconde graduation d'�laine comme documentaliste. Je m'explique. Sit�t apr�s sa graduation du coll�ge, Georges devait s'inscrire � l'universit� pour �tudier la m�decine (d�s sa naissance, il y �tait destin�!), mais il avait �t� refus� pour cause de notes insuffisantes. Comme il esp�rait �tre re�u l'ann�e suivante � l'universit� d'Ottawa, �laine et lui d�cid�rent que lui irait passer cette ann�e � Ottawa, � la facult� de pharmacologie, tandis qu'elle partirait suivre une ann�e � l'universit� de Toronto pour obtenir son dipl�me. Elle pourrait ensuite travailler et aider Georges � terminer ses �tudes, ce qui ne l'emp�cherait pas, lui, de travailler en tant que salari� en �t� et d'essayer d'obtenir un emprunt du gouvernement. Pendant son ann�e � Ottawa, Georges changea d'orientation, rempla�ant la m�decine par la chirurgie dentaire, mais leur programme demeura et ils se mari�rent. Mariage tr�s simple, mais profond�ment �mouvant, surtout pour Claire et moi. Georges �tait, � 22 ans, encore pratiquement un enfant, � peine sorti de l'adolescence, et le voil�, nous quittant � tout jamais. � peine la famille avait-elle �t� compl�t�e avec la naissance de Leslie, avant m�me qu'elle ait pu bien se fondre, m�rir, voil� qu'elle commen�ait d�j� � se d�sint�grer!

Durant un certain temps, apr�s le mariage de Georges, la maison parut bien vide, bien que d�j� depuis un an il n'habitait plus avec nous. Mais chaque week-end, il revenait r�guli�rement � la maison, remplissait son sac, faisait laver son linge. Il �tait pratiquement parmi nous. Une fois mari�s, tous deux vinrent d�ner chaque semaine, laver leur linge, mais ce n'�tait plus comme avant. Peu � peu, nous nous sommes fait une raison. Daniel prit possession du � basement � (sous-sol), du garage, de la voiture. Ainsi, selon la voie hi�rarchique, il �tait devenu, de droit, ma�tre apr�s Dieu, du navire.

Il pr�parait son B.Sc envisageant comme base, la psychologie. En 1969, apr�s sa graduation, il poursuivit donc et devint bachelier en sciences sociales puis obtint la ma�trise deux ans plus tard. Durant ses �tudes, lui aussi rencontra son grand amour, une gentille jeune fille blonde du quartier, Brina Black. Ils se fr�quent�rent environ quatre ann�es pendant lesquelles il y eut des hauts et des bas qui se termin�rent tout de m�me par des fian�ailles au moins d'octobre 1971, suivies du mariage en juillet 1972.

En avril 1971, un autre grand �v�nement �tait venu changer le tableau familial : mon beau-p�re, apr�s neuf ans de veuvage, avait d�cid� de convoler en justes noces avec une veuve de 65 ans, Hongroise et bonne cuisini�re. Ce n'�tait pas, � vrai dire, un mariage d'amour, ni m�me exactement de raison. L'�ge, tout simplement, �tait l�. Il venait d'avoir 79 ans et la solitude lui �tait devenue tr�s pesante. Malgr� son attitude tr�s alerte qui d�mentait son �ge avanc�, il voulait cesser ses activit�s de � chineur � (vendant � cr�dit, principalement dans la banlieue de Montr�al, toutes sortes de marchandises). Il avait senti, avec juste raison, qu'il �tait temps pour lui de prendre sa retraite. Il envisageait donc d'avoir aupr�s de lui une personne de bonne compagnie qu'il croyait trouver en la personne de Cella, c'�tait son nom.

1972. Encore une ann�e qui se d�marque nettement dans les annales de la famille Citrome. Elle avait commenc� par la c�l�bration de la bar-mitsvah de Leslie. Jamais deux sans trois, mais, sacrifiant � la mode des ann�es 70, nous opt�mes pour une partie de � kidoush-lunch � � la synagogue, apr�s le service religieux. Tout se d�roula, comme pr�vu, on ne peut mieux.

� peine sortis de cette f�te, nous nous retrouv�mes plong�s dans la pr�paration, puis la c�l�bration du mariage de Daniel. Les parents de Brina, surtout son p�re, tenaient � un grand mariage pour leur fille. C'en fut un tr�s grand, avec de tr�s nombreux invit�s et tout le brouhaha, le vacarme, qui vont de pair avec une ambiance �chauff�e et gaie.

Pourtant, entre la bar-mitsvah de Leslie et le mariage de Daniel, nous avions c�l�br� la remise du dipl�me de Georges en tant que chirurgien dentiste : le premier Citrome � accoler devant son nom le fameux titre de � Docteur �. �galement celle de Daniel avec la ma�trise de � Social Worker �. Georges et sa famille - deux personnes et demie, �laine �tait maintenant enceinte de cinq mois - s'install�rent � Ottawa et il y ouvrit son cabinet dentaire. Daniel, deux mois apr�s son mariage, obtint une place au sein du Jewish Familial Service, comme � social worker � et il y travaille aujourd'hui encore comme responsable. Ainsi, les deux grands avaient trouv� la voie qui pouvait les mener � un avenir sain et brillant.

Comme il se devait, apr�s le d�part des deux a�n�s, Leslie avait pris possession du fameux � basement �, avec tout ce qui s'y rapportait, sauf l'auto. Il n'avait pas encore l'�ge de conduire et avait opt� pour le v�lo. De toutes fa�ons, Daniel, au d�part de Georges, avait estim� que la Plymouth que nous avions ne pouvait lui convenir. Il ne rencontra pas trop de difficult� aupr�s de nous pour la lui remplacer par une petite Fiat toute neuve qu'il emmena avec lui. Leslie et moi �tions donc rest�s avec un garage bien vide, mais l'espoir de racheter une nouvelle voiture en temps opportun.

Ainsi allait la vie. En octobre de la m�me ann�e, tr�s exactement le 5, nous avons eu l'immense joie de devenir grands-parents. �laine avait donn� naissance � un beau petit gar�on (un peu petit, mais avec le temps, il allait devenir tr�s grand) nomm� J�r�my, du nom du grand proph�te juif. Apr�s cette naissance, la lign�e des Citrome �tait renforc�e - quatre gar�ons � la suite; nous ne cessions d'esp�rer la venue un beau jour d'une gentille petite fille.

Malheureusement l'ann�e 1972, en s'achevant, avait pris une tournure bien triste et douloureuse avec la nouvelle de l'affreuse et incurable maladie d'Evelyne, la m�re d'�laine. Apr�s quelques mois de souffrances intol�rables, elle s'�teignit � la fin de l'hiver en mars 1973.

Et notre petite vie � trois continua. De six, nous �tions maintenant trois! Sauf que Brina et Daniel �taient bien pr�sents, ne serait-ce que par leurs visites rituelles chaque semaine � d�ner, et la remise de leur grand sac de linge � laver (par Claire, r�guli�rement, cinq ann�es durant). L'ann�e 1973 s'�coula ainsi, calmement, sans �v�nement particulier sauf la nouvelle grossesse d'�laine, enceinte � par accident � disaient-ils. Nous �tions enchant�s, attendant cette fois-ci, le plus s�rieusement du monde, la venue d'une petite fille. Le sort en d�cida autrement et le 19 f�vrier 1974, nous apprenions la nouvelle de la naissance du 5e porteur du nom de Citrome, Edouard-Nathaniel, surnomm� Teddy.

On peut penser que le bonheur est tr�s souvent suivi d'une contrepartie de malheur. � peine un mois apr�s la naissance de Teddy, nous avons �t� secou�s par la mort subite de mon beau-p�re. La veille, il �tait apparemment en excellente forme. Nous avions justement c�l�br� ses 82 ans, et le voil� subitement terrass� par une crise cardiaque. Sa disparition, aussi cruelle qu'impr�vue, plongea toute la famille dans une profonde tristesse. Claire, tr�s �branl�e, tomba dans une grave d�pression. Dix ans plus tard je me demande si elle a vraiment r�ussi � s'en sortir. P�p�re, le nom que tous nous lui donnions, �tait pratiquement devenu une institution. Avec sa bonhomie, sa simplicit� de mani�res, sa disponibilit�, toujours pr�t � rendre service, il �tait au centre de notre quotidien. Tous nos amis le respectaient, et chacun appr�ciait sa compagnie. Il adorait les enfants qui le lui rendaient bien, mais pas seulement les siens, et �tait, � notre amusement, capable d'empoigner un mioche, m�me tout morveux, et le couvrir de baisers.

On ne peut vivre continuellement avec les morts. La vie continuait avec ses obligations, tout doucement le chagrin en s'estompant laissait place aux soucis quotidiens. Au mois de mai, j'�tais devenu le seul et unique propri�taire de notre maison. J'avais fini de r�gler l'hypoth�que. Mon r�ve se r�alisait enfin; je me sentais combl� par le destin. Avec un simple salaire horaire, j'�tais parvenu � payer enti�rement cette maison. Combien m'avait-il fallu accumuler d'heures de travail pour mettre de c�t� de telles sommes. Dieu, seul, le sait! Je me sentais et je me sens toujours tr�s fier d'avoir r�ussi ce tour de force.

La maison pay�e, les deux grands gar�ons partis, notre vie � trois prenait un tournant radical. Nous �tions maintenant beaucoup plus � l'aise p�cuniairement malgr� l'inflation qui commen�ait � montrer les dents. Nous n'avions plus � calculer tous les �normes frais de scolarit� et de camps de vacances. Nous pouvions penser davantage � notre propre avenir, et moi, � une �ventuelle retraite. Je commen�ai d�j� par trier dans mes travaux en heures suppl�mentaires. Je ne gardai qu'une seule place qui m'assurait un compl�ment de revenu non n�gligeable, n'exigeait que trois � quatre heures de travail par semaine apr�s mes heures normales et � deux pas de mon atelier.

Ce mois d'ao�t, nous avions eu la visite de Jacqueline et Fran�ois de Paris, � l'occasion de l'�rection du tombeau de mon beau-p�re, visite qui s'enlisa dans la tristesse. Au cours de cette m�me ann�e, Georges d�cida de tout abandonner et, avec sa femme, ses deux gar�ons, dont un b�b�, s'installa pour deux ann�es � Chicago. Il �tait admis � l'universit� pour suivre des �tudes en endodontie. En peu de mois, il vendit sa maison, son cabinet dentaire qui marchait � merveille, et les voil� tous partis au printemps de 1975 avec armes et bagages.

L'ann�e 1975 ne nous apporta pas beaucoup de joie - en dehors de la visite au mois de mai de mon excellent ami, Imre Fischer, et de sa femme. Ils �taient domicili�s en Australie et nous ne nous �tions pas revus depuis 1939. Nous avions exactement le m�me �ge, n�s tous deux le m�me jour de la m�me ann�e.

La rencontre fut tr�s �mouvante. Nous avions beaucoup � nous dire et peu de temps pour le faire. Nous �tions pourtant en correspondance suivie depuis la fin de la guerre, mais le contact personnel c'est vraiment quelque chose d'indescriptible.

D�j�, pendant le s�jour de mon ami, les nouvelles sur l'�tat de sant� de ma m�re commen�aient � nous inqui�ter. Mais rien d'alarmant, et ma visite traditionnelle � Long Beach pr�vue pour le 22 mai avait �t� report�e au 24 juin. Quelques jours avant mon d�part, un coup de t�l�phone de mon fr�re Bandi m'annon�ait que notre m�re avait d� �tre hospitalis�e pour des examens compl�mentaires. Donc, au lieu de Long Beach, je m'�tais rendu � New York, chez Bandi. De l�, je pris le train pour l'h�pital de Long Beach. Tout paraissait aller bien. Ma m�re ne semblait pas particuli�rement en mauvaise forme. Son moral �tait assez bon et j'�tais reparti avec la nette impression que tout allait s'arranger. Malheureusement ce ne fut pas le cas. Quelle �tait la maladie qui la rongeait? Nous ne le savions pas trop. � mon avis, ce devait �tre un cancer des reins, non op�rable. Depuis des mois d�j�, elle s'affaiblissait chaque jour davantage. Deux ans auparavant, un stimulateur cardiaque avait sembl� lui redonner � l'�ge de 85 ans une nouvelle vitalit�, mais c'�tait seulement superficiel car, avec le temps, elle diminuait progressivement. Elle devait, d�j� � cette �poque, �tre atteinte. Peu apr�s mon d�part, son �tat empira et on la garda � l'h�pital d�finitivement. Ce fut au tour d'Emma de se rendre � son chevet, permettant � Bandi de souffler un peu; en effet, il �tait maintenant le seul � habiter New York, Magda �tant d�m�nag�e depuis d�j� quelques mois en Floride et le pauvre Bandi, apr�s son travail de nuit, �tait encore l� pour s'occuper de notre malade.

Fin juillet, je re�us un appel urgent me demandant de prendre imm�diatement l'avion, ce que je fis le soir m�me. J'arrivai vers 10 heures � l'h�pital. Leslie Katz m'attendait � l'a�roport et me conduisit imm�diatement � l'h�pital ou je restai toute la nuit recroquevill� dans un fauteuil, � guetter le moindre mouvement de notre pauvre malade. J'avais envoy� Emma se reposer. Le lendemain matin, vers 9 heures, elle �tait d�j� de retour.

Ainsi commenc�rent dix longues journ�es de veilles constantes, r�parties entre Bandi, Emma et moi. C'�tait le commencement de la fin, mais ses souffrances �taient terribles et nous souffr�mes avec elle. Elle �tait sans cesse agit�e, n'acceptait aucune nourriture et ne pouvait d'ailleurs plus rien avaler. Ce fut pour nous tous une p�riode tr�s douloureuse, affreuse.

Apr�s une dizaine de jours, oblig� de rentrer � la maison, je repartis. Trois jours plus tard, je me retrouvai avec une pneumonie que j'avais d� contracter � l'h�pital. Comme par un fait expr�s, ce mois d'ao�t �tait torride et durant toute la semaine je dus garder la chambre par une chaleur de 30 � 32o Celsius. Nous avions tout fait pour trouver un climatiseur, mais impossible. Tous les magasins paraissaient avoir �t� d�valis�s en une seule journ�e!

Au bout de trois semaines, j'avais repris mon travail tout en restant en contact permanent avec Bandi qui passait la majeure partie de son temps disponible � Long Beach. Magda et Jack �taient revenus de Floride et, tous ensemble, nous attendions, sans aucun espoir d'am�lioration, l'issue fatale - qui ne tarda gu�re. La nouvelle, bien qu'in�vitable et attendue, avait tout de m�me r�ussi � me frapper. C'�tait le 25 ao�t vers huit heures du soir qu'un appel de Bandi m'annon�a qu'� peine une heure auparavant, la mort avait accompli son œuvre. Le lendemain matin je pris l'avion et arrivai vers onze heures . L'enterrement eut lieu le jour suivant, mercredi 27 ao�t au Mount Hebron Cemetary, dans le caveau familial o� reposaient d�j� mon p�re et ma sœur Ibolya.

Voulant �tre seuls dans ce deuil, apr�s une heure de � shiva � avec mon fr�re et mes sœurs, nous pr�mes l'avion, Claire, Daniel et moi pour Montr�al, Georges pour Chicago; Leslie, en vacances chez son oncle Fran�ois, n'avait pu �tre pr�sent. Chose tr�s curieuse, peut-�tre pure co�ncidence, selon le calendrier isra�lite, le d�c�s de ma m�re, � une heure pr�s, �tait survenu exactement � la m�me date que celui de ma sœur Lenke, 47 ans plus t�t.

De retour � la maison je poursuivis mon � shiva � et observai les trente jours de deuil ainsi que l'ann�e consacr�e au � Kaddish �. Le 1er septembre, Leslie �tait de retour et notre petite vie � trois reprit son cours habituel.

L'hiver s'annon�ait rude et d�j�, d�but novembre, la neige �tait tomb�e en rafale. Il faisait froid. Je ne me sentais pas tr�s en forme apr�s tout ce qui �tait survenu et ma pneumonie avait laiss� quelques traces. Nous d�cid�mes de faire un voyage de 10 � 12 jours en Floride. Ne voulant pas laisser Leslie seul, il n'avait que 16 ans et demi, malgr� son r�cent voyage accompli sans accompagnateur, nous sommes partis tous les trois ensembles � la conqu�te de Miami Beach. C'�tait notre premi�re aventure et nous �tions des touristes tr�s inexp�riment�s. Il faut en effet tout apprendre, m�me � poss�der un peu d'argent et savoir le d�penser! Les mauvaises habitudes alimentaires de Leslie nous caus�rent de nombreux probl�mes. Nous �tions constamment � la recherche de restaurants, arpentant la rue Collins dans tout son long pour finalement, ext�nu�s, nous arr�ter n'importe o� pour avaler n'importe quoi! Je ne peux pas dire que cette premi�re exp�rience avait �t� bonne ou mauvaise, nous nous �tions quand m�me amus�s et nous avions m�me, avec Claire, d�cid� de � remettre �a � la prochaine ann�e.

Pourtant, l'ann�e 1976 se termina non pas en Floride, mais en France. L'ann�e s'�tait �coul�e assez platement. Seul �v�nement, la remise de dipl�me de Leslie. Lui aussi avait maintenant termin� ses �tudes secondaires. Au mois d'ao�t, nous avons eu la visite de Georges et des siens venant de Chicago. En novembre, Claire, � son tour, alla leur rendre visite chez eux et, le 20 d�cembre nous partions, Claire et moi, pour Paris, laissant Leslie sur place pour trois semaines, seul ma�tre � bord. Cette fois-ci �galement nos vacances hivernales � Paris se pass�rent tr�s bien, avec de nombreuses visites dans la famille � l'occasion des f�tes de No�l et du Jour de l'An.

Au retour, le travail bien que ralentissant, continuait sans interruption et je commen�ais s�rieusement � faire le compte de mes ann�es et mois de pr�sence en vue de ma future retraite. J'en avais plus qu'assez, non seulement du m�tier par lui-m�me, mais de la tension qui ne faisait que s'accentuer. La concurrence devenait tr�s rude et m�me intol�rable. J'en venais � m'interroger et me demander si mon salaire correspondait bien � mes capacit�s. J'avais d'ailleurs �t� contact� indirectement par une importante manufacture de fourrures dans le m�me immeuble. Mais je n'avais aucun go�t pour le changement, ni le d�sir de recommencer � me refaire une situation. Je m'�tais content� de discuter avec mon patron principal, lui faisant ressortir les avantages mat�riels qui d�couleraient pour moi, d'un changement de situation. J'ai ainsi vu mon salaire augmenter de

1 $ l'heure. Je donnai mon accord � cette offre et tout rendra dans l'ordre. Mes pr�occupations n'avaient dur� que quelques heures et la vie continua...

Georges avait obtenu son dipl�me en endodontie et �tait revenu au pays avec armes et bagages en se fixant toujours � Ottawa. Il s'associa au seul endodontiste de la ville et r�ussit � se cr�er une situation tr�s enviable.

Les ann�es 1977 et 78 pass�rent dans le plus grand calme. Leslie poursuivait ses �tudes avec des notes tr�s brillantes. Il cherchait sa voie. Finalement, ce fut lui qui nous causa, qui me causa la plus grande joie de ma vie en d�cidant de s'inscrire � l'�cole de m�decine sans avoir subi la moindre pression, m�me l�g�re, de notre part. Il avait pris sa d�cision seul, arguant qu'au lieu de machines inertes, il pr�f�rait s'occuper de la plus formidable de toutes : la machine humaine. Comme ses notes �taient tr�s �lev�es (98 sur 100), il avait �t� accept� directement � l'�cole de m�decine pour �tre dipl�m�, th�oriquement en 1983. Je voyais enfin mon plus grand r�ve prendre forme avec mon benjamin. Tout ce que j'avais r�v� dans ma jeunesse, je le voyais se r�aliser et ma joie ne faisait que cro�tre au fur et � mesure que ses ann�es d'�tudes s'�coulaient.

En ao�t 1980, tr�s exactement le 10, nous avons eu la tr�s grande joie de devenir grands-parents pour la troisi�me fois. Mais, comme le dicton l'�nonce si bien, � jamais deux sans trois �, notre troisi�me petit-enfant �tait lui aussi un petit gar�on adorable et beau comme un petit cœur, un cadeau de Brina et Daniel. Il avait re�u le nom de Michael-Jacob (Jacob en souvenir de son arri�re-grand-p�re, le p�re de Claire), surnomm� tout simplement � Miki �.

Tous ces derniers mois, je comptais les jours qui me s�paraient de la date fatidique, tant attendue, de ma retraite. Le 30 novembre arriva, j'avais 65 ans! � la demande de mes patrons, je prolongeai jusqu'� No�l. Puis, apr�s une petite c�r�monie organis�e par mes coll�gues de travail et mes patrons, je re�us ma fameuse montre d'adieu (toute dor�e) et, de la part de mes coll�gues, un stylo et une bouteille de liqueur. Je d�posai enfin mes outils, me jurant � moi-m�me de ne plus les reprendre en mains. J'avais trop attendu cet instant. C'est pourquoi je jouissais pleinement de cette sensation de libert� qui me permettait, non seulement de profiter d'un repos qui va de pair avec une retraite, mais surtout de savourer, et chaque jour davantage, de n'avoir plus l'obligation d'accomplir un travail dont je n'avais jamais eu envie et que j'avais tout de m�me �t� oblig� de faire si longtemps pour assurer la vie et le bien-�tre de ma famille.

Pour commencer en beaut� ma retraite tant attendue, apr�s un s�jour de trois semaines en Floride avec Brina, Daniel et Miki, nous avons mis le cap, Claire et moi, sur Isra�l pour r�aliser un autre grand r�ve, seuls, tous les deux. Le mois que nous avons pass� dans ce pays si plein de souvenirs et tout ce que nous avons pu voir et vivre, restera grav� � jamais au plus profond de mon �tre. Il ne m'appartient pas de d�crire la beaut� de ce pays, chaque phrase, chaque mot utilis� risquerait d'�tre un sacril�ge envers la v�rit�. C'est un pays litt�ralement indescriptible. On ne peut, ailleurs que l�-bas, �prouver toutes ces sensations qui vous transportent l'�me.

De retour de voyage, infatigables et avides de d�couvertes, Claire et moi d�cidions de revoir Paris et, par la m�me occasion, de faire un petit tour dans notre pays natal : la Hongrie. L'id�e venait de Leslie. Il avait accept� un stage dans un h�pital de Vienne et tenait � tout prix � visiter la Hongrie en notre compagnie. Nous avons donc repris la route mi-juillet et, apr�s un court s�jour � Paris, nous arrivions � Vienne pour une petite halte de trois jours, puis, tous trois, nous avons pris un train surchauff� dans la canicule d'ao�t et arrivions � Budapest o�, � la gare, nous attendait un cousin de Claire, seul survivant de sa famille, un enfant d'apr�s l'� holocauste �, un charmant jeune homme.

Nous sommes rest�s une semaine, visitant Debrecen, recherchant le pass�, les maisons o� j'avais v�cu, ma maison natale, tous anciens souvenirs d�ment photographi�s par Leslie puis class�s par ses soins. Apr�s le d�part de Leslie, nous sommes rest�s, Claire et moi, deux autres semaines encore en compagnie de Josk�, le cousin, et sa famille. Ils repr�sentaient vraiment plus que de simples cousins. C'est comme si nous avions �t� leurs propres parents. Leur gentillesse, leur hospitalit�, nous procur�rent un s�jour plein de charme et de chaleur.

Ainsi s'acheva l'ann�e 1981, ann�e pleine d'�motion, de fatigue, mais qui nous procura l'opportunit� d'emmagasiner � elle seule, plus de souvenirs que les dix ann�es pr�c�dentes r�unies. 1982 n'apporta pas de grands changements. Apr�s notre habituel s�jour de deux � trois semaines en Floride, nous avons v�cu tr�s sereinement. J'avais essay� un retour � l'universit� en m'inscrivant � un cours de l'histoire du peuple juif. Au bout d'un semestre, constatant que mes facult�s d'enregistrement et aussi de pers�v�rance n'�taient pas � la hauteur, j'avais abandonn�. Je m'organisai alors un mode de vie personnel pour jouir au mieux de ma retraite � ma fa�on. Je m'adonnais � la lecture, j'aidais Claire dans ses t�ches m�nag�res du mieux que je le pouvais. L'ann�e passa quand m�me tr�s vite, plus vite m�me que j'aurais pu le penser. Avec quelques amis, il s'�tait form� une esp�ce de bridge-club et, chaque semaine, nous nous r�unissions pour faire une partie. Au commencement de l'hiver, j'ai commenc� � r�diger mes souvenirs dont ceci est le r�sultat.

1983. Ann�e de la remise des dipl�mes de Leslie, �v�nement sensationnel. Un r�ve, encore un de r�alis�, qui entra�na Leslie � New York pour sa sp�cialisation. Quel hasard une fois encore! Il avait choisi de s'occuper du � mental �, tout comme moi, il y avait cinquante ans, j'aurais voulu le faire. J'avais l'impression, apr�s ce d�calage d'ann�es, de revivre mon existence.

Apr�s le d�part de Leslie, nous sommes rest�s, Claire et moi, comme au commencement de notre union, seuls tous les deux. Nous attendons sagement, patiemment, une visite de temps en temps, ou tout au moins un petit appel t�l�phonique...

 


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